La loi de finances rectificative pour 1999, votée définitivement le 22 décembre 1999, a été déférée au Conseil constitutionnel par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs. Seule la saisine sénatoriale sera analysée ici.
I. Les sénateurs requérants contestaient le II de l'article 25 qui comporte deux mesures de validation
L'article 25 tend à remédier à des vices de forme révélés par des contentieux affectant les impositions recouvrées par les comptables de la direction générale des impôts. Ces irrégularités formelles concernent les avis de mise en recouvrement adressés aux redevables qui ne se sont pas acquittés spontanément des sommes qu'ils devaient (TVA et droits d'enregistrement).
Des décisions juridictionnelles récentes ont en effet remis en cause l'interprétation que les services de la direction générale des impôts avaient faite des règles de forme régissant les avis de mise en recouvrement :
- d'une part, un arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 19 janvier 1999 (Ministre de l'Économie et des Finances c/ Soc. des Frères Gourmands) a jugé que, lorsqu'un redevable soumis à une procédure de redressement change de domicile avant la prise en charge des rappels notifiés par le comptable des impôts, le receveur territorialement compétent pour mettre en recouvrement les droits en cause est celui qui était compétent pour recevoir les déclarations au titre de la période ayant donné lieu au rappel, et non, comme le préconisait la doctrine administrative, celui du nouveau domicile;
- d'autre part, une décision du Conseil d'État du 28 juillet 1999 (Ministre de l'économie et des finances c/ SARL " FFA Azan "), qui, revenant sur une jurisprudence ancienne (CE, 22 avr. 1985, Ministre du Budget c/ SARL " Prêt à porter féminin Carnaby "; CE, 2 juill. 1986, Soc. SOGECO), a jugé irrégulier un avis de mise en recouvrement qui renvoie, pour les éléments de calcul des impositions réclamées, à la notification de redressement précédemment adressée au redevable, alors que, pour tenir compte des observations de ce dernier, l'administration n'avait finalement retenu que des montants inférieurs.
Le A du II de l'article 25 valide " sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les avis de mise en recouvrement émis avant le 1er janvier 2000 en tant qu'ils seraient contestés par le moyen tiré de l'incompétence territoriale de l'agent qui les a émis, à la condition qu'ils aient été établis soit par le comptable public du lieu de déclaration ou d'imposition du redevable soit, dans le cas où ce lieu a été ou aurait dû être modifié, par le comptable compétent à l'issue de ce changement, même si les sommes dues se rapportent à la période antérieure à ce changement ".
Pour sa part, le B du II de l'article 25 valide " sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les avis de mise en recouvrement émis à la suite de notifications de redressement effectuées avant le 1er janvier 2000 en tant qu'ils seraient contestés par le moyen tiré de ce qu'ils se référeraient, pour ce qui concerne les informations mentionnées à l'article R. 256-1 du Livre des procédures fiscales, à la seule notification de redressement ". Ce dernier article exige que l'avis de mise en recouvrement comporte " les éléments de calcul et le montant des droits et des pénalités, indemnités ou intérêts de retard, qui constituent la créance ", ces éléments pouvant néanmoins être remplacés par le renvoi à un document sur lequel ils figurent, dès lors que ce document a été antérieurement notifié au contribuable.
La réponse aux griefs dirigés contre ces mesures prenait un relief particulier dans le contexte actuel de resserrement continu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de validations.
Rappelons brièvement l'état actuel de cette jurisprudence.
Si le législateur, comme lui seul est habilité à le faire, a la faculté de valider un acte dont une juridiction est saisie ou susceptible de l'être, afin de prévenir les difficultés qui pourraient naître de sa censure, c'est aux conditions (cumulatives) suivantes :
- but d'intérêt général suffisant (n° 96-375 DC du 9 avr. 1996, Rec. p. 60, cons. 6 à 11; n° 97-393 DC du 18 déc. 1997, Rec. p. 320, cons. 47 à 52, AJDA 1998, p. 127,
8) qui, en particulier, ne saurait se réduire à un enjeu financier limité (n° 95-369 DC du 28 déc. 1995, Rec. p. 257, cons. 33 à 35);
- respect des décisions de justice passées en force de chose jugée (n° 80-119 DC du 22 juill. 1980, Rec. p. 46);
- respect du principe de non-rétroactivité des peines et sanctions plus sévères, ainsi que de son corollaire qui interdit de faire renaître des prescriptions légalement acquises (n° 88-250 DC du 29 déc. 1988, Rec. p. 267, cons. 2 à 6);
- caractère non inconstitutionnel de l'acte validé, sauf à ce que le motif de la validation soit lui-même de rang constitutionnel (n° 97-390 DC du 19 nov. 1997, Rec. p. 254, cons. 3, AJDA 1997, p. 963);
- définition stricte de la portée de la validation, puisque celle-ci détermine l'exercice du contrôle de la juridiction saisie : la validation doit donc être " ciblée " et non purger l'acte en cause de toutes ses illégalités possibles, surtout lorsqu'est imminente la décision du juge compétent en dernier ressort pour se prononcer sur cet acte (n° 99-422 DC du 21 déc. 1999, cons. 62 à 65).
Après avoir passé les deux validations contestées au crible de ces différents critères, la décision en admet la constitutionnalité.
A. Par la validation figurant au A du II de l'article 25, le législateur a entendu éviter que ne se développent, pour le simple motif tenant à la compétence territoriale de l'autorité ayant établi l'avis de mise en recouvrement des taxes sur le chiffre d'affaires, des contestations dont l'aboutissement aurait pu entraîner, pour l'État, des conséquences gravement dommageables. L'intérêt général qui s'attache à une telle validation l'emporte sur l'atteinte – de faible ampleur – aux droits des contribuables résultant de l'irrégularité de pure forme que la validation a pour effet de faire disparaître. Cet intérêt général réside tant dans le montant des sommes en cause que dans la prévention des troubles qu'apporterait à la continuité des services publics fiscaux et juridictionnels concernés la multiplication de réclamations pouvant, en vertu du livre des procédures fiscales (cf. notamment son art. R. 196-3), être soulevées pendant plusieurs années.
Par exemple, les redevables ayant fait l'objet de redressements se traduisant par des avis de mise en recouvrement notifiés après le 1er janvier 1996 pourraient encore réclamer jusqu'au 31 décembre 1999 en invoquant de tels vices de forme, ce qui peut couvrir jusqu'à quatre années de rappels d'impositions.
B. Le vice de forme dont sont entachés les avis de mise en recouvrement validés par le B du II de l'article 25 n'a pu porter atteinte aux droits de la défense des contribuables concernés, dès lors que ceux-ci ont été dûment informés par l'administration, au cours de la procédure contradictoire qui a précédé la mise en recouvrement, du montant des droits et pénalités maintenus et des motifs qui les fondent. Le montant des droits mis en recouvrement ne peut être supérieur à celui figurant sur les notifications de redressement. Au cas où il est envisagé de réviser à la hausse le montant des droits et pénalités mentionnés dans la notification du redressement, l'administration est en effet tenue de reprendre toute la procédure, en adressant au contribuable une nouvelle notification de redressement motivée dans les conditions prévues par l'article L. 48 du Livre des procédures fiscales. Les procédures validées ne sont donc pas inconstitutionnelles.
Par ailleurs, le renvoi, par l'avis de mise en recouvrement, aux seules mentions figurant dans la notification de redressement, alors même que les droits et pénalités qui y figurent ont été réduits au cours de la procédure contradictoire, a constitué au cours des années récentes une pratique très courante. Cette pratique était au demeurant conforme à l'interprétation jurisprudentielle de l'article R. 256-1 du livre des procédures fiscales, antérieure à la décision du 28 juillet 1999 du Conseil d'État, laquelle constitue un revirement. Dans ces conditions, le montant des sommes qui pourraient être réclamées par les contribuables concernés est tel qu'il constitue, à lui seul, un motif d'intérêt général suffisant pour justifier la validation critiquée.
Ce montant est en effet significatif par rapport aux masses budgétaires, ce qui distingue l'espèce présente de celle jugée par le précédent n° 95-369 DC du 28 décembre 1995.
Les sommes en jeu si des contestations fondées sur le vice de forme effacé par la validation avaient pu se généraliser auraient été tout à fait considérables. S'en tenant aux chiffres globaux du contrôle fiscal pour les trois dernières années – c'est-à-dire celles pour lesquelles les réclamations étaient encore possibles, sans même tenir compte des contentieux déjà engagés – le gouvernement relevait, dans ses observations, que le nombre des avis de mise en recouvrement susceptibles d'être affectés s'élevait à 215970 pour 1996, 225590 pour 1997 et 218830 pour 1998, et surtout que les montants concernés étaient, respectivement, de 22,9, 24,3 et 26,6 milliards de francs en droits simples, sans tenir compte des pénalités.
Justifie au surplus la validation contestée, comme dans le cas précédent, le trouble apporté à la continuité des services publics fiscaux et juridictionnels par la multiplication de réclamations qui, en vertu, du livre des procédures fiscales, pourraient être présentées pendant plusieurs années.
C. La décision relève que les deux validations sont strictement limitées dans leur portée. Les avis de recouvrement sont purgés de la seule irrégularité qui a conduit à l'annulation contentieuse. Ces avis pourront donc être contestés, devant le juge administratif, pour tout autre motif de forme ou de fond. Par suite, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'a pas été méconnu.
De plus, ni le A, ni le B du II de l'article 25 n'a pour objet ou pour effet de valider des impositions annulées par des décisions juridictionnelles ayant force de chose jugée. Ils sauvegardent les droits des contribuables nés de telles décisions. En outre, ils ne dérogent ni au principe de non-rétroactivité des textes à caractère répressif plus sévères, ni à son corollaire qui interdit de faire renaître une prescription légalement acquise.
II. Les sénateurs requérants critiquaient également " les modalités d'indemnisation des porteurs d'emprunts russes " qui figurent à l'article 48 de la loi déférée
Cet article a pour objet de mettre en oeuvre le mémorandum du 26 novembre 1996 et l'accord du 27 mai 1997 intervenus entre la France et la Fédération de Russie sur le règlement définitif des créances réciproques, financières et réelles, apparues antérieurement au 9 mai 1945.
En vertu de ces conventions, la Russie s'est engagée à verser, en plusieurs règlements, la somme de 400 millions de dollars US.
Les créanciers, définis très largement par l'article 1er de l'accord du 27 mai 1997, sont non seulement les titulaires de valeurs mobilières (les fameux " porteurs d'emprunts russes "), émises ou garanties avant le 7 novembre 1917 par le gouvernement de l'Empire de Russie et ses autorités administratives, mais aussi les victimes de spoliations d'actifs intervenues sur le territoire de cet empire.
Afin de procéder à cette répartition, l'article 61 de la loi de finances pour 1998 a créé un compte d'affectation spéciale destiné à recevoir, en recettes, les versements de la Russie et retraçant, en dépenses, les sommes versées aux titulaires de créances. Ont ensuite été précisées, à l'article 73 de la loi du 2 juillet 1998 portant diverses mesures d'ordre économique et financier, les modalités de recensement des titulaires de créances, recensement qui s'est achevé le 5 janvier 1999.
Toutes les conditions préalables étaient donc réunies à la fin de l'année 1999 pour qu'il puisse être procédé à l'indemnisation. C'est ce à quoi se propose l'article 48 de la loi déférée.
La décision n° 99-425 DC admet d'abord implicitement que l'ensemble de l'article peut être regardé comme un tout cohérent et inséparable, trouvant sa place en loi de finances.
Les requérants dénonçaient exclusivement les modalités d'indemnisation des valeurs mobilières visées au 3° du IV. Ces modalités étaient selon eux contraires au principe d'égalité devant les charges publiques et violaient le droit de propriété.
C'est une méthode " mixte " de calcul des droits à indemnités qui a été retenue par la loi déférée. En cela, le législateur a suivi assez largement les propositions figurant dans le rapport de la " commission du suivi du mémorandum du 26 novembre 1996 entre la France et la Russie ", que présidait M. Paye.
Tous les porteurs de titres recevront une somme forfaitaire (environ 800 francs par titulaire).
Sera en outre versée une indemnité proportionnelle à la valeur du portefeuille, mais dans la limite d'un plafond de 150000 francs or – de 1914 – (soit 3 millions de francs actuels).
Cette solution réalise un compromis entre les intérêts des différentes catégories de porteurs des valeurs mobilières.
L'article 48 donne partiellement gain de cause aux " petits porteurs " avec l'institution du versement forfaitaire et du plafond, qui mettent en oeuvre un objectif de réparation solidaire.
En faveur des " gros porteurs ", le dispositif prévu retient la règle " possession vaut titre " (il n'est pas tenu compte des modalités d'entrée des titres dans leur patrimoine), ainsi que l'indemnisation au prorata des créances, quoique dans la limite d'un plafond.
Que penser de la constitutionnalité de l'article 48 ?
Notons en premier lieu, ce qui est décisif pour le raisonnement, que le mécanisme instauré ne met pas en oeuvre un remboursement (en raison de la disproportion manifeste entre la somme allouée par la Fédération de Russie et le montant des spoliations), mais une simple indemnisation. Cela ressort d'ailleurs des termes mêmes de la loi.
L'application d'une jurisprudence trop exigeante devait être écartée en l'espèce pour les motifs suivants :
- ancienneté du préjudice subi;
- caractère " fini " de l'enveloppe : sera employée aux fins d'indemnisation toute la somme versée par la Russie, mais seulement cette somme;
- caractère dérisoire de cette somme par rapport à la valeur des créances. Elle ne permettrait en effet de réparer que 2 % du préjudice subi;
- de ce fait, une indemnisation au prorata des créances aurait eu pour effet, dans la pratique, de réduire à presque rien les droits des " petits porteurs ". Or c'est à eux que s'adresse par priorité le geste de réparation, en grande partie symbolique, voulu par les pouvoirs publics.
Ce sont toutes ces considérations qui ont incité le législateur à introduire un élément de solidarité et de justice redistributive dans le mécanisme d'indemnisation proposé.
Le principe d'égalité – et le droit de propriété – n'en sont pas pour autant méconnus puisqu'une certaine proportionnalité est respectée entre les droits à indemnisation et l'importance du portefeuille : il est ainsi tenu compte, dans une mesure raisonnable, de l'importance des créances.
Le compromis ainsi réalisé, c'est le lot de tous les compromis, ne satisfera sans doute complètement aucun des deux groupes d'intérêts en présence. Mais il répond aux exigences de la jurisprudence, puisque l'indemnisation forfaitaire est corrigée en ce qu'elle pourrait avoir de plus contraire à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
En conclusion, c'est en insistant sur les " circonstances particulières de l'espèce " qu'a été reconnue, dans l'esprit de la décision n° 87-237 DC (indemnisation des français des Nouvelles Hébrides), la conformité de l'article 48 à la Constitution.