• Commentaire QPC

Commentaire de la décision 99-421 DC

18/02/2023

En dépit du maintien de la codification au rang des priorités gouvernementales 3, le processus de codification se trouve depuis trois ans dans l'impasse. En effet, depuis la publication du code général des collectivités territoriales en février 1996, seul le livre VI du code rural a été définitivement adopté par le Parlement.

Le blocage est essentiellement dû à l'engorgement du calendrier législatif, qui conduit à différer l'inscription à l'ordre du jour des codes prêts à l'examen. Qui plus est, l'adoption de ceux-ci est longue et occasionne une surcharge de travail aux services du Parlement, alors que leur signification politique est limitée.

C'est à seule fin de résorber le retard ainsi enregistré dans les travaux de codification que la loi adoptée définitivement le 23 novembre 1999 habilite le gouvernement à procéder par voie d'ordonnances à l'adoption de neuf codes dont la rédaction est achevée ou dont l'achèvement est imminent (code rural, éducation, santé publique, commerce, environnement, justice administrative, route, action sociale, monétaire et financier).

Ces codes, précise l'article 1er de la loi, devront être réalisés à droit constant (les dispositions codifiées étant celles en vigueur au moment de la publication des ordonnances), sous la seule réserve des modifications rendues nécessaires :

- pour respecter la hiérarchie des normes;

- pour assurer la cohérence rédactionnelle des textes rassemblés;

- pour " harmoniser l'état du droit ".

Chaque code devra faire l'objet d'une ordonnance distincte.

En outre, le gouvernement pourra, le cas échéant, étendre l'application des dispositions codifiées à la Nouvelle-Calédonie, aux territoires d'outre-mer, ainsi qu'aux collectivités territoriales de Mayotte et de Saint-Pierre-et-Miquelon, avec les adaptations nécessaires.

L'article 2 fixe les délais dans lesquels les différentes ordonnances devront avoir été prises et, pour chaque ordonnance, celui dans lequel le dépôt de loi de ratification devra être intervenu. L'ensemble des lois de ratification devra avoir été déposé dans les quatorze mois suivant la publication de la loi d'habilitation.

La loi d'habilitation a été déférée au Conseil constitutionnel, au lendemain de son adoption, par plus de soixante députés appartenant aux trois groupes de l'opposition.

Un député signataire (M. Albertini) a cependant demandé au Conseil de ne pas le compter parmi les requérants, en invoquant non une falsification de sa signature ou un vice de consentement, mais la " confusion qui a accompagné la signature de cette saisine ". Cette demande se heurtait à la jurisprudence dégagée par la décision n° 96-386 du 30 décembre 1996 (cons. 1 à 5, Rec. p. 154).

La saisine, qui a été complétée par un mémoire additionnel enregistré le 30 novembre 1999, invoquait six séries de griefs.

I. Les articles 34 et 44 de la Constitution auraient été méconnus dès lors, selon les requérants, que le " Parlement ne peut exercer son pouvoir de modification du contenu des codes " et que rien ne permettrait d'assurer que, lors de la ratification des ordonnances, il pourrait se prononcer sur ce contenu. Le recours aux ordonnances portait donc atteinte au droit d'amendement des représentants de la Nation, tel que défini à l'article 44 de la Constitution.

Cette argumentation ignorait l'esprit comme les termes de l'article 38 de la Constitution, tels qu'ils ont été précisés, dans un sens au demeurant favorable aux prérogatives parlementaires, par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

L'article 38 de la Constitution doit être entendu comme faisant obligation au gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement quelle est la finalité des mesures qu'il se propose de prendre par voie d'ordonnances et quel est leur domaine d'intervention (86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, cons. 13, Rec. p. 61; 86-208 DC, 1er et 2 juill. 1986, cons. 18 et 27, Rec. p. 78). Le gouvernement n'est cependant pas tenu de faire connaître la teneur des ordonnances qu'il prendra et il ne lui est pas interdit de faire dépendre cette teneur des résultats de travaux et d'études dont il ne connaîtra que plus tard les conclusions (86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, cons. 13 et 21, Rec. p. 61).

En l'espèce, l'habilitation n'a donc pas méconnu le droit d'information du Parlement.

Elle n'a pas non plus méconnu son droit d'amendement, dès lors qu'il est loisible au Parlement, soit à l'occasion du vote de la loi de ratification 4, soit, de sa propre initiative, après l'expiration du délai imparti au gouvernement en vertu du premier alinéa de l'article 38, d'amender le contenu des codes issus des ordonnances. En particulier, ni l'article 38, ni aucune autre disposition de la Constitution, ne fait obstacle à ce que le Parlement intervienne selon d'autres modalités que celle de l'adoption du projet de loi de ratification. Cette intervention peut résulter d'une manifestation de volonté implicitement mais clairement exprimée par le Parlement (72-73 L, 29 févr. 1972, cons. 3, Rec. p. 31). La jurisprudence du Conseil d'État est dans le même sens (CE, 10 juill. 1972, Compagnie Air Inter, Leb. p. 537). Il n'est donc pas exclu que la modification par le Parlement des dispositions d'une ordonnance puisse résulter d'une loi qui, sans avoir la ratification pour objet direct, l'implique nécessairement. Saisi d'une loi de cette nature, il appartient au Conseil constitutionnel de dire si la loi comporte effectivement ratification de tout ou partie des dispositions de l'ordonnance en cause et, dans l'affirmative, si les dispositions auxquelles la ratification confère valeur législative sont conformes à la Constitution (86-224 DC, 23 janv. 1987, cons. 24, Rec. p. 8).

Il reste que, tant par respect pour les droits du Parlement que pour des raisons de sécurité juridique, l'examen effectif des lois de ratification devra se faire dans des délais raisonnables.

II. Les députés invoquaient en outre une violation directe de l'article 38 de la Constitution. Celui-ci permet au gouvernement, " pour l'exécution de son programme ", de demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Les mots " pour l'exécution de son programme " ont été interprétés, par le Conseil constitutionnel, non comme un renvoi à la notion de " programme " figurant à l'article 49 de la Constitution, mais comme imposant au gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement, tant la finalité des mesures qu'il se propose de prendre par voie d'ordonnances (n° 76-72 DC du 12 janv. 1977, cons. 3, Rec. p. 31), que leur domaine d'intervention (n° 86-207 DC et n° 86-208 DC préc.; n° 95-370 DC du 30 déc. 1995, cons. 15 à 17, Rec. p. 269).

Invoquant la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l'obligation, pour le gouvernement, d'indiquer avec précision au Parlement la finalité des mesures qu'il se propose de prendre par ordonnances, les requérants estimaient que le gouvernement n'avait pas respecté cette exigence en l'espèce. Les précisions indispensables auraient dû, exposait la saisine, porter sur les questions de fond à régler par la codification et non se borner à évoquer la nécessité de " résorber le retard enregistré dans la procédure de codification ".

Toutefois, l'urgence qu'il y a à surmonter le goulot d'étranglement parlementaire, pour mener à bien le programme de codification, est une justification qui n'est nullement étrangère aux motifs susceptibles d'inspirer légitimement l'utilisation d'ordonnances, puisqu'elle est consubstantielle à l'intérêt général qui s'attache à rendre plus effective la connaissance de la loi par les citoyens.

Bien plus : le recours à l'article 38, pour mener à bien la codification du droit interne en surmontant l'obstacle constitué par l'embouteillage des textes au Parlement, concourait à l'accessibilité et à l'intelligibilité de la loi, dans lesquelles le Conseil a vu un objectif de valeur constitutionnelle découlant de la combinaison des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789. A été constitutionnalisée de la sorte une nouvelle composante de la sécurité juridique (cf. n° 98-404 DC du 18 déc. 1998, cons. 2 à 7, Rec. p. 315, AJDA 1999, p. 2; n° 99-419 DC du 9 nov. 1999, cons. 35 et 36, commentaire aux Petites affiches, n° 369 du 1er déc. 1999).

Pour le reste, les griefs tirés de l'imprécision du dispositif manquaient en fait. En effet, le texte même de la loi d'habilitation fixe le périmètre d'intervention des ordonnances (les matières législatives englobées par les neuf codes dont elle dresse la liste) et impose - précision évidemment capitale - que la codification se fasse à droit constant et dans le respect de la hiérarchie des normes.

Les seules marges de manoeuvre laissées aux auteurs des ordonnances portent sur l'établissement de tables de matières, sur le rattachement de telle disposition existante à tel code plutôt qu'à tel autre, sur la cohérence rédactionnelle, sur l' "harmonisation de l'état du droit " et sur l'extension de la législation existante aux collectivités d'outre-mer, moyennant les adaptations nécessaires. Par contre, la ventilation des dispositions, selon leur nature juridique, entre articles en " L. " (partie législative) et articles en " R. " (partie réglementaire) ne confère pas une réelle marge de manoeuvre au codificateur, puisque sa compétence est alors liée par les articles 34 à 37 de la Constitution, dont la portée a été précisée par les jurisprudences concordantes du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État.

Une formule - issue d'un amendement de la commission des lois du Sénat - pouvait, il est vrai, faire quelque difficulté, même si les requérants n'en soufflaient mot. C'est celle qui invite les auteurs des ordonnances à " harmoniser l'état du droit ". Mais il ressort des travaux parlementaires que cette formule ne doit pas être comprise largement. Elle permettra seulement aux ordonnances de remédier à des incompatibilités patentes entre dispositions à codifier, dans le sens le plus conforme aux exigences constitutionnelles, à l'économie générale d'un texte ou à l'évolution générale de la législation.

III. La loi d'habilitation, était-il soutenu en troisième lieu, méconnaissait les règles et principes de valeur constitutionnelle.

Pour les requérants, le Conseil constitutionnel devait non seulement vérifier que les conditions posées par l'article 38 de la Constitution étaient bien respectées, mais encore que le texte des codes déjà rédigés était constitutionnel.

En effet, était-il exposé, s'agissant par exemple du code de l'éducation, l'abrogation de dispositions antérieures pourrait conduire à priver de garantie telle ou telle exigence constitutionnelle (l'indépendance des professeurs d'université, la liberté de l'enseignement…) sans les remplacer par des garanties équivalentes (84-185 DC du 18 janv. 1985, cons. 6 à 15, Rec. p. 36).

Cette argumentation ne pouvait qu'être rejetée.

Bien évidemment, une loi d'habilitation ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de dispenser le gouvernement, dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés en application de l'article 38 de la Constitution, du respect des principes constitutionnels (81-134 DC, 5 janv. 1982, cons. 6, Rec. p. 15; 86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, cons. 14, Rec. p. 61).

Mais tout risque de modification subreptice des règles de fond existantes est précisément écarté en l'espèce puisque la codification doit se faire à droit constant. Les craintes exprimées par les requérants étaient donc vaines.

En deuxième lieu, les auteurs des ordonnances devront respecter la hiérarchie des normes, qu'il s'agisse de la supériorité des règles et principes constitutionnels eux-mêmes, de la primauté des traités sur les lois énoncée par l'article 55 de la Constitution, de la répartition des matières entre loi et règlement imposée par ses articles 34 et 37 ou de la prohibition, faite au législateur ordinaire par ses articles 46, 47 et 47-1, d'empiéter sur le domaine exclusif des lois organiques, des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale. La référence à la hiérarchie des normes figurant à l'article 1er de la loi déférée, outre qu'elle est parfaitement claire dans sa portée, ne conduira nullement les auteurs des ordonnances sur des chemins inconstitutionnels, tout au contraire.

En troisième lieu, l'examen des neuf codes auquel la requête conviait le Conseil constitutionnel, outre qu'il était concrètement impossible à mener à bien dans le délai fixé par l'article 61 de la Constitution, était étranger au contrôle de constitutionnalité de la loi d'habilitation. Même si le texte de certains des neuf codes en cause était d'ores et déjà stabilisé à la date de la saisine, c'est au Conseil d'État qu'il revient d'en vérifier la constitutionnalité : d'abord à titre consultatif, puis, le cas échéant, dans ses formations contentieuses, du moins tant que la ratification n'est pas intervenue. Ce n'est que s'il est saisi d'une loi ratifiant explicitement ou implicitement tout ou partie d'un code que le Conseil constitutionnel sera à son tour appelé à contrôler le contenu même des ordonnances.

IV. Une quatrième critique dénonçait le basculement massif dans le domaine réglementaire des législations appelées à figurer dans les neuf codes.

Il est exact que, jusqu'à leur ratification (explicite ou implicite), les dispositions de nature législative qui vont être codifiées suivront le régime contentieux des actes réglementaires. Mais, d'une part, elles n'en deviendront pas pour autant des règlements, puisqu'elles ne pourront jamais être modifiées par décret et, passé le délai d'habilitation, ne pourront plus l'être que par la loi; d'autre part, on ne voit pas en quoi serait contraire à la Constitution la situation dénoncée, même si elle expose en théorie le contenu des codes issus des ordonnances, jusqu'à leur ratification, à la censure du juge administratif, notamment par la voie de l'exception d'illégalité. Là encore, c'était contre le mécanisme même de l'article 38 de la Constitution que semblait militer la saisine.

V. Était dénoncé, en cinquième lieu, un détournement de la procédure prévue par le deuxième alinéa de l'article 37 de la Constitution pour le " déclassement " des dispositions de forme législative et de nature réglementaire.

Cette argumentation supposait un monopole absolu du Conseil constitutionnel sur le déclassement des dispositions de forme législative et de nature réglementaire postérieures à 1958. Elle était inexacte.

Certes, le pouvoir réglementaire ne peut opérer un tel déclassement sans avoir recueilli au préalable l'assentiment du Conseil constitutionnel, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 37 de la Constitution.

Il n'en reste pas moins que le législateur peut, lui, abroger des dispositions législatives pour tout motif non inconstitutionnel et notamment parce qu'il estime qu'elles sont de nature réglementaire. Or, en vertu de l'article 38 de la Constitution, les auteurs d'une ordonnance peuvent faire, dans le champ de l'habilitation, tout ce que le législateur ordinaire peut faire. Il n'est point besoin, pour ce faire, d'une habilitation expresse, comme le soutenait le mémoire complémentaire du 30 novembre 1999.

En l'espèce, point ne sera besoin, pour le gouvernement, de saisir le Conseil constitutionnel des déclassements réalisés par les ordonnances de codification. En revanche, le Conseil d'État aura à en connaître lorsqu'il sera saisi des projets d'ordonnances.

VI. Les requérants soutenaient enfin que les dispositions de la loi d'habilitation relatives à l'outre-mer portaient atteinte aux articles 74 et 77 de la Constitution.

Les nombreuses matières sur lesquelles portera la codification, était-il exposé, touchent aux compétences dévolues par l'article 74 de la Constitution aux territoires d'outre-mer, ainsi qu'à celles dévolues, en vertu de l'article 77 de la Constitution et de l'article 90 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, à la Nouvelle-Calédonie. La loi contestée portait donc atteinte, pour les saisissants, aux compétences des collectivités d'outre mer et aurait dû, en tous cas, faire l'objet de la procédure de consultation organisée par la Constitution.

Cette argumentation était d'abord inopérante.

En effet, ainsi que l'indiquait l'exposé des motifs du projet de loi, les ordonnances ne porteront que sur les matières relevant des compétences de l'État.

Par ailleurs, les ordonnances ne sauraient empiéter sur le domaine réservé à la loi organique par les articles 74 et 77 de la Constitution, puisque son article 38 ne permet pas au gouvernement d'intervenir dans le domaine organique (81-134 DC, 5 janv. 1982, cons. 3 à 4, Rec. p. 15).

Enfin, le projet de loi d'habilitation n'avait pas à être soumis à l'avis des instances locales, dès lors que cette loi ne modifie pas par elle-même l'organisation particulière des collectivités d'outre mer concernées. En effet, elle n'introduit, ne modifie, ni ne supprime par elle-même aucune disposition spécifique à ces collectivités (n° 94-342 DC du 7 juill. 1994, cons. 5, Rec. p. 92).

En revanche, les ordonnances devront être soumises en temps utile à l'avis des instances compétentes des collectivités d'outre-mer intéressées dans la mesure requise par les lois statutaires (par exemple, pour la Nouvelle-Calédonie, par l'article 90 de la loi n° 99-209 du 19 mars 1999).

La décision commentée aurait donc pu rejeter le grief comme inopérant. Par économie de moyens, elle l'a plus simplement rejeté comme manquant en fait, car les instances compétentes des collectivités d'outre-mer intéressées ont bel et bien été consultées avant la fin de la première lecture devant la première assemblée parlementaire saisie.

En conclusion, le principal apport de la décision n° 99-421 DC est la qualification d' " objectif de valeur constitutionnelle " donnée à l'accessibilité et à l'intelligibilité de la loi.