La proposition de loi n° 1144, déposée le 22 octobre 1998 institue un " médiateur des enfants ", autorité administrative indépendante qui reçoit et instruit les réclamations individuelles des mineurs ou de leurs représentants légaux lorsqu'ils estiment que les administrations de l'État, les collectivités publiques territoriales ou tout autre organisme investi d'une mission de service public n'ont pas respecté les droits de l'enfant consacrés par la loi ou par un engagement international d'effet direct. Le texte de la proposition confère au " médiateur des enfants " un pouvoir de conciliation, de proposition et d'information. Il peut saisir l'autorité judiciaire ainsi que le médiateur de la République.
De fait, le statut de médiateur des enfants s'inspire d'assez près de celui du médiateur de la République créé par la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973. Les auteurs de la proposition ont voulu notamment appliquer au premier le régime d'incompatibilités et d'inéligibilités qui régit le second.
S'agissant de l'inéligibilité au mandat de député, le parallèle avec le médiateur de la République imposait le recours à la loi organique dès lors que, aux termes du premier alinéa de l'article 25 de la Constitution, " une loi organique fixe la durée des pouvoirs, de chaque assemblée, le nombre de ses membres, leur indemnité, les conditions d'éligibilité, le régime des inéligibilités et des incompatibilités ".
À cet effet, la proposition de loi n° 1145 substitue à la rédaction actuelle de l'article LO 130-1 du code électoral (" le médiateur de la République est inéligible dans toutes les circonscriptions "), la rédaction suivante : " Le médiateur de la République et le médiateur des enfants sont inéligibles dans toutes les circonscriptions. " Par l'effet de l'article LO 296 du code électoral, le médiateur des enfants, comme son " aîné ", n'est donc pas non plus éligible aux fonctions de sénateur.
La chronologie rationnelle aurait voulu que la loi ordinaire (créant le médiateur des enfants) fût adoptée avant la loi organique (rendant ce dernier inéligible aux fonctions parlementaires) ou, au plus tard, en même temps que celle-ci. Il n'en a rien été puisque la proposition de loi organique n° 1145 a été définitivement adoptée le 9 novembre 1999 (le Sénat ayant voté le texte sans modification en première lecture), tandis que l'examen de la proposition de loi ordinaire n° 1144 prenait du retard, en raison du désaccord persistant entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur l'articulation à trouver entre médiateur de la République et médiateur des enfants.
Le 15 novembre 1999, le Premier ministre a adressé la loi organique au Conseil constitutionnel en application du premier alinéa de l'article 61 de la Constitution, aux termes duquel les lois organiques, avant leur promulgation, doivent être soumises au Conseil constitutionnel " qui se prononce sur leur conformité à la Constitution ".
On sait qu'en vertu du troisième alinéa du même article 61, le Conseil dispose d'un mois pour se prononcer (sauf si le gouvernement le saisit en urgence). Ce délai s'applique à l'examen des lois organiques aussi bien qu'à celui des lois ordinaires et des règlements des assemblées.
Le 16 décembre 1999, un mois s'étant écoulé depuis l'enregistrement de la lettre de transmission du Premier ministre à son Secrétariat général (16 novembre 1999), le Conseil constitutionnel s'est trouvé face au dilemme suivant :
- le troisième alinéa de l'article 61 de la Constitution l'obligeait à statuer sur la loi organique;
- mais la loi ordinaire créant le médiateur des enfants n'était toujours pas votée et rien n'assurait ni qu'elle le soit un jour, ni que les fonctions du médiateur des enfants ne soient pas modifiées dans la suite du débat parlementaire (ce qui n'est pas indifférent à l'examen de la constitutionnalité du nouveau cas d'inéligibilité).
Selon une jurisprudence récente mais bien établie, le fait, pour une loi organique, de se référer à des dispositions de loi ordinaire existantes n'est pas inconstitutionnel : si la rédaction de la loi ordinaire est ultérieurement modifiée sans que le législateur organique en prenne acte, c'est à la rédaction antérieure que renvoie ou qu'est réputée renvoyer la loi organique (n° 90-273 DC du 4 mai 1990, Rec. p. 55, cons. 19; n° 92-305 DC du 21 févr. 1992, Rec. p. 27, cons. 17; n° 98-400 DC du 20 mai 1998, Rec. p. 251, cons. 11).
L'originalité de la présente espèce, fruit d'une erreur de programmation du travail législatif, était que le législateur organique avait renvoyé ici à une loi ordinaire non encore intervenue.
Comment alors juger de la constitutionnalité de la loi organique sur l'inéligibilité du médiateur des enfants en l'état ?
La constitutionnalité de la loi organique pouvait-elle s'apprécier indépendamment de la loi ordinaire ? C'était tirer des plans sur la comète : comment le Conseil pourrait-il se prononcer valablement alors qu'il ne sait pas si, et sous quelle dénomination, sera effectivement institué un médiateur des enfants ? et alors surtout qu'il est encore loisible au législateur ordinaire de modifier de fond en comble le visage de la nouvelle institution, par exemple en faisant du médiateur des enfants un simple conseiller du médiateur de la République ou, à l'inverse, en le dotant de compétences en ce qui concerne les relations entre les enfants et les personnes privées ?
Devait-on considérer que la loi organique était dépourvue de portée normative et, comme telle, non contraire à la Constitution (voir par exemple 98-401 DC du 10 juin 1998, Rec. p. 258, cons. 19) ? C'était oublier que le Conseil ne suit ce type de raisonnement que dans des hypothèses où la portée non normative des dispositions examinées est perpétuelle. Ce n'aurait été le cas ici que si la loi ordinaire ne devait jamais être adoptée, mais il était impossible d'en préjuger.
Devait-on considérer, à l'inverse, que la loi organique était inconstitutionnelle du seul fait d'avoir été votée trop tôt ? C'est à cette solution rigoureuse (dans les deux sens du terme) qu'incitait une lecture a contrario du 19e considérant de la décision n° 90-273 DC du 4 mai 1990 (Rec. p. 55) : " … il était loisible au législateur organique de rendre applicable à des matières relevant du domaine d'intervention d'une loi organique des dispositions ayant valeur de loi ordinaire insérées dans le code électoral, dès lors que celles-ci ont été adoptées antérieurement au vote de la loi organique " (cons. 19).
C'est celle qui a été retenue.
Le fondement constitutionnel d'une telle censure tient à un vice de consentement du législateur organique qui s'est prononcé sur un nouveau cas d'inéligibilité sans disposer de tous les éléments nécessaires, ceux-ci pouvant encore être modifiés par le législateur ordinaire.
Cette sévérité est justifiée par le fait que, le 9 novembre 1999, aucune certitude n'était acquise ni quant à la dénomination de la nouvelle institution (certains préférant l'appellation de " Défenseur des enfants ", pour mieux la distinguer du médiateur de la République 10), ni quant à ses pouvoirs (le médiateur des enfants pouvait encore devenir une sorte de chef de service du médiateur de la République). Toutes les évolutions étaient encore possibles au cours de la suite du débat sur la loi ordinaire.
Au-delà des circonstances de l'espèce, la solution retenue a le mérite d'exiger du législateur organique de se prononcer en connaissance de cause. Elle achève de fixer une " règle du jeu " simple en matière de renvoi à la loi ordinaire par la loi organique : oui aux renvois aux dispositions existantes de lois ordinaires dans leur rédaction en vigueur à la date de la loi organique; non aux autres renvois, notamment à des dispositions de lois ordinaires futures. Cette règle du jeu claire paraît particulièrement opportune dans le contexte de l'extension donnée au domaine organique par les récentes révisions constitutionnelles.