Non conformité totale - effet différé - réserve transitoire
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 28 février 2024 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 178 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par M. Mohamed K. portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 813-13 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2020-1733 du 16 décembre 2020 portant partie législative du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
Dans sa décision n° 2024-1090 QPC du 28 mai 2024, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution la deuxième phrase du premier alinéa de cet article, dans cette rédaction.
I. – Les dispositions renvoyées
A. – Objet des dispositions renvoyées
1. – L’origine de la procédure de retenue aux fins de vérification du droit de circulation ou de séjour
La retenue aux fins de vérification du droit de circulation et de séjour a été créée par la loi du 31 décembre 20121. Antérieurement, un étranger qui, à l’occasion d’un contrôle, n’était pas en mesure de présenter les titres et documents l’autorisant à circuler ou à séjourner sur le territoire français pouvait être placé en garde à vue au titre des poursuites du chef de l’infraction de séjour irrégulier2.
Toutefois, par un arrêt du 28 avril 20113, la Cour de justice de l’Union européenne a considéré que la directive « retour » du 16 décembre 20084, qui autorise les États membres à prendre un certain nombre de mesures administratives, y compris coercitives, afin d’assurer l’éloignement effectif d’un étranger en situation irrégulière, « s’oppose à une réglementation d’un État membre […] qui prévoit l’infliction d’une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier pour le seul motif que celui-ci demeure, en violation d’un ordre de quitter le territoire de cet État dans un délai déterminé, sur ledit territoire sans motif justifié ». Dans un autre arrêt du 6 décembre 20115, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé que cette directive « s’oppose à une réglementation d’un État membre réprimant le séjour irrégulier par des sanctions pénales ».
La Cour de cassation a tiré les conséquences de ces interprétations du droit de l’Union européenne sur le régime juridique organisant en France la répression du séjour irrégulier. D’abord, dans un avis du 5 juin 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé qu’un étranger « ne pouvait, dans l’état du droit antérieur à l’entrée en vigueur de la loi du 14 avril 2011, être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée pour entrée ou séjour irréguliers selon la procédure de flagrant délit, le placement en garde à vue n’étant possible, en application des articles 63 et 67 du code de procédure pénale alors en vigueur, qu’à l’occasion des enquêtes sur les délits punis d’emprisonnement »6.
Puis, par trois arrêts du 5 juillet 20127, la première chambre civile a approuvé des juges du fond qui avaient ordonné la remise en liberté d’étrangers placés en rétention administrative après avoir été gardés à vue en jugeant, sur le fondement du droit de l’Union européenne, que « le ressortissant d’un pays tiers, en séjour irrégulier en France, qui n’encourt pas l’emprisonnement prévu par l’article L. 621-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers […] ne peut être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure de flagrant délit diligentée de ce seul chef ».
En l’état de cette jurisprudence, il n’était ainsi plus possible de placer un étranger en situation irrégulière en garde à vue pour des faits susceptibles de relever du délit de séjour irrégulier, sauf dans les cas où il était suspecté d’un autre crime ou délit puni d’emprisonnement, et ce alors que cette mesure de privation de liberté était très couramment utilisée pour permettre aux autorités de disposer du temps nécessaire pour déterminer si l’étranger était ou non en situation irrégulière et, le cas échéant, décider de le placer en rétention administrative en vue de son éloignement.
En conséquence, le législateur a souhaité créer une nouvelle mesure privative de liberté, distincte de la garde à vue, pour permettre de retenir un étranger le temps de vérifier sa situation exacte, si ce dernier n’est pas immédiatement en mesure ou refuse de justifier, lors d’un contrôle, être titulaire d’un titre de séjour régulier.
2. – L’encadrement de la procédure de retenue aux fins de vérification du droit de circulation ou de séjour
Le régime de cette retenue pour vérification du droit de circulation et de séjour est actuellement codifié aux articles L. 813-1 à L. 813-16 du CESEDA8.
a. – Les conditions du placement en retenue et le déroulement de la procédure
* En application de l’article L. 812-2 du CESEDA, la réalisation de contrôles des obligations de détention, de port et de présentation des pièces et documents qui incombent à tout ressortissant étranger9 est autorisée, en dehors de tout contrôle d’identité, si des éléments objectifs déduits de circonstances extérieures à la personne même de l’intéressé sont de nature à faire apparaître sa qualité d’étranger. Ils peuvent également intervenir, sous cette même condition, à l’issue d’un contrôle d’identité de police administrative ou de police judiciaire effectué en application des articles 78–1 à 78–2-2 du code de procédure pénale (CPP)10. Ils peuvent enfin avoir lieu à l’issue d’un contrôle des titres réalisé en application de l’article 67 quater du code des douanes.
Dans ce cadre, l’article L. 813-1 du CESEDA autorise le recours à une mesure de retenue s’il apparaît, à l’occasion de l’opération de contrôle, que l’étranger n’est pas en mesure de justifier de son droit de circuler ou de séjourner en France.
La personne faisant l’objet de cette mesure peut être conduite dans un local de police ou de gendarmerie et y être retenue par un officier de police judiciaire de la police nationale ou de la gendarmerie nationale, aux fins de vérification de son droit de circulation ou de séjour sur le territoire français.
* La durée de cette mesure est encadrée : d’une part, « L’étranger ne peut être retenu que pour le temps strictement exigé par l’examen de son droit de circulation ou de séjour et, le cas échéant, le prononcé et la notification des décisions administratives applicables » ; d’autre part, en tout état de cause, la retenue « ne peut excéder vingt-quatre heures à compter du début du contrôle »11.
Son exécution se fait en outre sous le contrôle de l’autorité judiciaire, le législateur ayant prévu que « Le procureur de la République est informé dès le début de la retenue et peut y mettre fin à tout moment »12.
* Le déroulement de la procédure elle-même, à savoir les opérations matérielles de vérification auxquelles peuvent se livrer les officiers et agents de police judiciaire afin d’établir le caractère régulier du séjour de la personne retenue, est détaillé aux articles L. 813-8 à L. 813–12 du CESEDA.
Lors de la retenue, ces opérations de contrôle peuvent donner lieu à une prise d’empreintes digitales ou de photographies pour établir la situation de la personne concernée13.
Il est également prévu que les bagages et effets personnels de l’étranger peuvent être fouillés avec son accord ou, à défaut, après avoir informé par tout moyen le procureur de la République14.
b. – Les droits de la personne retenue
* Durant la retenue, l’étranger bénéficie d’un certain nombre de droits qui doivent être portés à sa connaissance par l’officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par l’agent de police judiciaire, dans une langue qu’il comprend ou dont il est raisonnable de supposer qu’il la comprend15.
II doit ainsi être informé des motifs de son placement en retenue et de la durée maximale de la mesure.
De la même manière, il doit être informé qu’il bénéficie des droits suivants :
– le droit d’être assisté par un interprète ;
– le droit d’être assisté par un avocat16 ;
– le droit d’être examiné par un médecin qui se prononce sur l’aptitude au maintien de la personne en retenue et procède à toutes constatations utiles ;
– le droit de prévenir à tout moment sa famille et toute personne de son choix et de prendre tout contact utile afin d’assurer l’information et, le cas échéant, la prise en charge des enfants dont il assure normalement la garde, qu’ils l’aient ou non accompagné lors de son placement en retenue ;
– le droit d’avertir ou de faire avertir les autorités consulaires de son pays.
* La loi précise également certaines conditions matérielles dans lesquelles se déroule la retenue.
Ainsi, la personne concernée ne peut être placée dans une pièce occupée par une ou plusieurs personnes gardées à vue17.
En outre, les mesures de contrainte exercées sur l’étranger doivent être « strictement proportionnées à la nécessité des opérations de vérification et de son maintien à la disposition de l’officier de police judiciaire ». En particulier, « L’étranger ne peut être soumis au port des menottes ou des entraves que s’il est considéré soit comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, soit comme susceptible de tenter de prendre la fuite »18.
c. – Le procès-verbal de fin de retenue et l’absence de mention obligatoire relative à l’alimentation de la personne retenue
* À l’issue de la retenue, un procès-verbal doit être dressé en application de l’article L. 813-13 du CESEDA.
Les dispositions du premier alinéa de cet article imposent que ce procès-verbal récapitule les conditions dans lesquelles se sont déroulées les procédures de contrôle et de vérification du droit de circulation ou de séjour.
Il est rédigé par l’officier de police judiciaire (ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire) qui doit y indiquer « les motifs qui ont justifié le contrôle, ainsi que la vérification du droit de circulation ou de séjour et les conditions dans lesquelles la personne a été présentée devant lui, informée de ses droits et mise en mesure de les exercer ».
Ce procès-verbal doit également comporter certaines mentions obligatoires, à savoir :
– le jour et l’heure du début et de la fin de la retenue et la durée de celle-ci ;
– le cas échéant, la prise d’empreintes digitales ou de photographies ainsi que l’inspection visuelle ou la fouille des bagages et effets personnels et les dates et heures de début et de fin de ces opérations ;
– si un examen médical a été pratiqué, le certificat médical établi à l’issue de l’examen est annexé.
Le deuxième alinéa de l’article L. 813-13 précise que « Ce procès-verbal est présenté à la signature de l’étranger intéressé qui est informé de la possibilité de ne pas le signer. S’il refuse de le signer, mention est faite du refus et des motifs de celui-ci ».
Son troisième alinéa prévoit que le procès-verbal est transmis au procureur de la République et qu’une copie est remise à l’intéressé.
Il précise in fine que « Les mentions de chaque procès-verbal concernant l’identité de la personne, le jour et l’heure du début et de la fin de la retenue et la durée de celle-ci figurent également sur un registre spécial, tenu à cet effet dans le local de police ou de gendarmerie. Ce registre peut être tenu sous forme dématérialisée ».
Par ailleurs, l’article L. 813-14 du CESEDA prévoit que le procès-verbal rédigé dans ce cadre et toutes les pièces se rapportant à la vérification sont détruits dans un délai de six mois à compter de la fin de la retenue, sous le contrôle du procureur de la République.
En application de l’article L. 813-16 du même code, les prescriptions relatives à la rédaction de ce procès-verbal sont, au même titre que toutes celles énoncées par les articles figurant au sein du chapitre régissant la vérification du droit de circulation et de séjour, édictées à peine de nullité19.
* Il ressort des travaux parlementaires que, lors de la discussion de la loi du 31 décembre 2012 précitée, dont sont issues ces dispositions, le législateur a marqué une attention particulière aux garanties offertes à la personne retenue dans le cadre d’une mesure qui, bien qu’inspirée par la garde à vue, s’en distingue cependant par son objet et ses modalités d’exécution.
Au titre de ces garanties, celle concernant l’alimentation du retenu n’est cependant apparue que de façon incidente dans les débats. Le rapporteur au nom de la commission des lois du Sénat relevait ainsi que « Par ailleurs, [le] projet de loi ne peut pas prévoir l’ensemble des détails concrets de la mise en œuvre de la nouvelle retenue pour vérification du droit à la circulation ou au séjour. Or, ces modalités auront une grande importance, notamment pour que cette retenue ne s’assimile pas à une garde à vue. Dans l’hypothèse où la durée effective de la mesure sera proche de la durée maximale, se posera ainsi la question de l’alimentation et celle du repos de la personne retenue, ainsi que celle des contraintes exercées pour s’assurer qu’elle reste à disposition de l’officier de police judiciaire jusqu’au terme de la procédure. À cet égard, et sans anticiper sur des détails qui devront être fixés par voie réglementaire, il sera nécessaire que les mesures de contrainte exercées soi[en]t seulement celle[s] qui sont strictement nécessaires au maintien de la personne retenue à la disposition de l’officier de police judiciaire »20.
* La jurisprudence du juge judiciaire, amené à contrôler la régularité de la retenue à l’occasion de l’éventuelle contestation par l’étranger de la décision de placement en rétention administrative21, a apporté certaines précisions à cet état du droit.
Ainsi, le principe même d’une obligation de pourvoir à l’alimentation de la personne retenue incombant aux services en charge de l’exécution de la mesure est affirmé depuis longtemps par de nombreuses décisions des juridictions du fond22 et ressort de l’arrêt de renvoi de la QPC objet du présent commentaire par la Cour de cassation, qui énonce qu’« il résulte de l’[alinéa 1er] du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que le droit de s’alimenter, pour une personne privée de liberté, constitue un droit fondamental garanti par la Constitution dont le non-respect caractérise une atteinte à la dignité humaine »23.
En revanche, en ce qui concerne l’office du juge lors du contrôle du respect de cette exigence, la jurisprudence se caractérise par des solutions variables, notamment pour ce qui est de la valeur probatoire des mentions figurant au procès-verbal de fin de retenue relatives aux conditions d’alimentation de la personne retenue.
Il a ainsi été jugé à plusieurs reprises que « les dispositions de l’article L. 813-13 du code précité, relatives à la retenue pour vérification du droit au séjour, n’imposent pas de faire mention des heures précises durant lesquelles le retenu s’alimente de sorte qu’aucune nullité ne sanctionne le défaut de mention des heures d’alimentation »24.
Toutefois, les conséquences tirées par les juridictions de ce constat ont sensiblement varié :
- certaines juridictions du fond ont ainsi estimé que « l’absence de mention [en ce sens] ne signifie pas nécessairement que l’étranger placé en retenue n’aurait été, durant le temps de cette dernière, ni abreuvé ni alimenté », faisant peser sur le retenu lui-même la charge de la preuve de cette absence d’alimentation25 ;
- d’autres, face à la difficulté pour le retenu d’apporter ainsi la preuve d’un fait négatif (l’absence d’alimentation), ont à l’inverse fait peser la charge de la preuve sur l’administration. Il a ainsi pu être jugé que « si l’absence de mention sur l’alimentation proposée ou consommée ne signifie pas nécessairement que l’étranger placé en retenue n’aurait pas été abreuvé ou alimenté, elle ne constitue toutefois pas une preuve positive d’une telle alimentation, cette preuve incombant à l’État »26 ; le cas échéant, le juge constate alors l’irrégularité de la mesure en retenant au besoin d’autres éléments de contexte pour fonder sa conviction (absence d’explications circonstanciées fournies par l’administration, déclarations recueillies lors de l’entretien avec le médecin, heure du début de la mesure et durée totale de celle-ci).
* À titre de comparaison, l’encadrement légal de plusieurs autres mesures privatives de liberté rappelle le droit dont dispose la personne privée de liberté de s’alimenter et, pour certaines d’entre elles, impose en outre que le procès–verbal qui constate la fin de la mesure doit mentionner les conditions de son alimentation27.
En particulier, à l’issue de la garde à vue, le procès-verbal établi en application de l’article 64 du CPP doit notamment préciser « La durée des auditions de la personne gardée à vue et des repos qui ont séparé ces auditions, les heures auxquelles elle a pu s’alimenter, le jour et l’heure à partir desquels elle a été gardée à vue, ainsi que le jour et l’heure à partir desquels elle a été soit libérée, soit déférée devant le magistrat compétent ». Ces mentions figurent également sur un registre spécial, tenu à cet effet dans tout local de police ou de gendarmerie susceptible de recevoir une personne gardée à vue28.
B. – Origine de la QPC et question posée
M. Mohamed K. avait fait l’objet d’un contrôle d’identité29 et avait été placé en retenue pour vérification de son droit de circulation et de séjour. Par la suite, placé en rétention administrative sur décision préfectorale, il avait contesté cette mesure devant le juge des libertés et de la détention. Sa demande ayant été rejetée, il avait interjeté appel et, à cette occasion, avait soulevé une QPC portant sur l’article L. 813-13 du CESEDA.
Dans son arrêt précité du 28 février 2024, la Cour de cassation, qui avait reformulé la question posée, avait considéré qu’elle présentait un caractère sérieux. Après avoir relevé qu’« il résulte de [l’alinéa] 1er du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que le droit de s’alimenter, pour une personne privée de liberté, constitue un droit fondamental garanti par la Constitution dont le non-respect caractérise une atteinte à la dignité humaine », elle avait en effet jugé que, « Dès lors que l’article L. 813-13 du CESEDA n’impose pas, à la différence de l’article 64 du code de procédure pénale relatif à la garde à vue, à l’officier de police judiciaire de mentionner dans le procès–verbal de fin de retenue les heures auxquelles l’étranger a pu s’alimenter, il ne permet pas à l’autorité judiciaire d’assurer un contrôle effectif du respect des droits fondamentaux de l’étranger privé de liberté et de l’absence d’atteinte à sa dignité »30.
Elle avait par conséquent renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel.
II. – L’examen de la constitutionnalité des dispositions contestées
Le requérant, rejoint par l’association intervenante, reprochait à ces dispositions de ne pas prévoir les conditions dans lesquelles peut s’alimenter l’étranger retenu dans le cadre de la procédure de vérification de son droit de circulation ou de séjour, faute notamment d’imposer la mention sur le procès-verbal dressé à la fin de la mesure de retenue des heures auxquelles il a pu s’alimenter. Ce faisant, le législateur avait, selon lui, privé de garantie légale le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
Au vu de ce grief, le Conseil constitutionnel a jugé que la QPC portait uniquement sur la deuxième phrase du premier alinéa de l’article L. 813-13 du CESEDA (paragr. 3).
L’association intervenante faisait également valoir que, pour les mêmes motifs, les dispositions contestées étaient entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine
A. – La jurisprudence constitutionnelle sur le principe de sauvegarde de dignité de la personne humaine dans le cadre des mesures privatives de liberté
* Le Conseil a reconnu la valeur constitutionnelle du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine dans la décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 sur les lois bioéthiques de 1994, jugeant que : « le Préambule de la Constitution de 1946 a réaffirmé […] que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ; […] que la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle »31.
Les termes d’asservissement et de dégradation font directement référence à ceux expressément employés par le Préambule de la Constitution de 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ».
Ce principe constitutionnel appartient à la catégorie des « droits et libertés » que la Constitution garantit et est invocable en QPC32.
Si le grief tiré de sa méconnaissance a été invoqué à plusieurs reprises par des requérants, jamais, avant 2020, le Conseil constitutionnel n’avait prononcé de censure ni d’ailleurs de réserve d’interprétation sur son fondement. Ceci tient notamment au fait que ce principe est souvent invoqué dans le cadre de législations relatives à des questions bioéthiques et scientifiques, sur lesquelles le Conseil ne se reconnaît pas la même marge d’appréciation que le législateur33. Mais ceci tient également au fait que, en dehors de ce cadre, ce qui est souvent dénoncé par les requérants est moins l’atteinte portée à la dignité par le dispositif législatif lui-même que par les conditions de son application.
* Le Conseil constitutionnel s’est prononcé à plusieurs reprises sur des griefs tirés de la méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine à l’occasion d’affaires relatives à des mesures privatives de liberté et aux modalités du contrôle des conditions de détention. Il a progressivement dégagé une double exigence constitutionnelle en la matière, s’imposant tant au législateur qu’aux autorités compétentes pour mettre en œuvre et contrôler ces mesures.
– En premier lieu, il a dégagé de la combinaison entre le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et l’article 34 de la Constitution une obligation positive pour le législateur de déterminer les conditions et les modalités d’exécution des peines privatives de liberté dans le respect de la dignité de la personne.
Ainsi, dès sa décision n° 2009-593 DC du 19 novembre 2009, saisi de l’article 91 de la loi pénitentiaire modifiant l’article 726 du CPP relatif au régime disciplinaire des personnes détenues placées en détention provisoire ou exécutant une peine privative de liberté, le Conseil a rappelé que « l’exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l’amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion ; qu’il appartient, dès lors, au législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant le droit pénal et la procédure pénale, de déterminer les conditions et les modalités d’exécution des peines privatives de liberté dans le respect de la dignité de la personne »34.
Cette solution a par la suite été confirmée, notamment dans la décision n° 2014–393 QPC du 25 avril 201435 relative à l’organisation et au régime intérieur des établissements pénitentiaires, dans laquelle il a jugé « que la méconnaissance, par le législateur, de sa compétence dans la détermination des conditions essentielles de l’organisation et du régime intérieur des établissements pénitentiaires prive de garanties légales l’ensemble des droits et libertés constitutionnellement garantis dont bénéficient les détenus dans les limites inhérentes à la détention »36.
En outre, à partir de cette combinaison de l’article 34 de la Constitution et du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, le Conseil a aussi pu considérer, dans la décision n° 2010-25 QPC du 16 septembre 2010, « qu’il appartient […] au législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant le droit pénal et la procédure pénale, de déterminer les conditions et les modalités des enquêtes et informations judiciaires dans le respect de la dignité de la personne »37. Le commentaire de cette décision soulignait à ce propos que « le principe de dignité humaine trouve naturellement application en matière de procédure pénale », avant de préciser que les dispositions du code de procédure pénale contestées en l’espèce étaient « très nettes sur l’impossibilité de procéder à un examen des caractéristiques génétiques des personnes ayant subi un prélèvement, que celui-ci soit ou non conservé dans le fichier ».
– En second lieu, le Conseil constitutionnel a également précisé à plusieurs reprises qu’il appartient aux autorités compétentes – et, notamment, à l’autorité judiciaire chargée du contrôle des conditions de détention ou de rétention – de veiller à ce que la mesure privative de liberté soit « en toutes circonstances » mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne.
Dès sa décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 relative à la garde à vue, il a ainsi jugé « qu’il appartient aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne ; qu’il appartient, en outre, aux autorités judiciaires compétentes, dans le cadre des pouvoirs qui leur sont reconnus par le code de procédure pénale et, le cas échéant, sur le fondement des infractions pénales prévues à cette fin, de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne gardée à vue et d’ordonner la réparation des préjudices subis »38.
Ce faisant, il a imposé aux autorités compétentes un triple devoir : prévenir et (s’agissant des autorités judiciaires) réprimer les atteintes à la dignité, et réparer les préjudices subis.
Il a réitéré la même exigence pour l’hospitalisation sans consentement (décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 201039) et pour le « petit dépôt », c’est-à-dire la période qui commence entre la fin de la garde à vue et, en cas de décision de défèrement, la comparution de la personne devant le tribunal correctionnel (décision n° 2010-80 QPC du 17 décembre 201040).
Rappelant les limites inhérentes à son office en QPC, le Conseil a en revanche insisté sur le fait que le contrôle du respect de l’exigence de sauvegarde de la dignité de la personne humaine se borne au contrôle des dispositions législatives qui, par elles-mêmes ou leurs conséquences nécessaires, portent atteinte à cette exigence ou la privent de garanties essentielles. En effet, conformément à sa jurisprudence traditionnelle, lorsqu’est mise en avant la mauvaise application d’une disposition législative, le Conseil constitutionnel a précisé, dans les trois décisions précitées, que « la méconnaissance éventuelle de cette exigence dans l’application des dispositions législatives précitées n’a pas, en elle-même, pour effet d’entacher ces dispositions d’inconstitutionnalité ».
Le commentaire de la décision n° 2010-14/22 QPC précitée relevait, à cet égard, que le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine « n’est pas de nature à permettre au Conseil constitutionnel d’exercer un contrôle des conditions matérielles dans lesquelles les gardes à vue sont mises en œuvre. Seules les dispositions législatives qui, par elles-mêmes, y compris par leur insuffisance, porteraient atteinte à la dignité ou priveraient de garanties légales cette exigence, pourraient faire l’objet d’une censure par le Conseil constitutionnel ».
* Dans sa décision n° 2020–858/859 QPC du 2 octobre 202041, le Conseil constitutionnel a cependant exigé du législateur qu’il prévoie un recours judiciaire effectif pour les personnes placées en détention provisoire dans des conditions indignes.
Fondant sa décision, à la fois, sur le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, l’interdiction du recours à une rigueur non nécessaire découlant de l’article 9 de la Déclaration de 1789 et le droit à un recours juridictionnel effectif découlant de son article 16, il a rappelé, en premier lieu, « qu’il appartient aux autorités judiciaires ainsi qu’aux autorités administratives de veiller à ce que la privation de liberté des personnes placées en détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne. Il appartient, en outre, aux autorités et juridictions compétentes de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne placée en détention provisoire et d’ordonner la réparation des préjudices subis ». En second lieu, après avoir constaté qu’il n’existait aucun recours suffisant pour mettre un terme, à brève échéance, à des conditions de détention provisoire indignes, il a considéré explicitement qu’« il incombe au législateur de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin »42.
Le commentaire de cette décision relève, s’agissant de cette dernière exigence inédite, qu’« Elle impose l’existence d’un recours juridictionnel permettant au justiciable d’obtenir du juge qu’il soit mis fin à des conditions de détention provisoire indignes. Ceci est susceptible de recouvrir deux situations : celle où le juge peut prendre des mesures permettant de remédier à l’indignité des conditions de détention et celle où, faute qu’il puisse être mis fin à cette indignité, c’est à la détention elle-même que le juge peut mettre un terme ».
Le Conseil a, en conséquence, censuré le second alinéa de l’article 144-1 du CPP au motif qu’il méconnaissait, en l’absence d’un tel recours, l’article 9 de la Déclaration de 1789, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et le droit à un recours effectif devant une juridiction.
Comme le relève le commentaire de la décision n° 2021-898 du 16 avril 2021, « En se fondant sur l’article 9, le Conseil avait limité la portée de sa décision au seul cas de la détention provisoire dès lors que cet article prohibe le recours à une rigueur non nécessaire dans les actes d’investigation ou les mesures prises à l’encontre d’un suspect ».
Dans sa décision n° 2021–898 QPC du 16 avril 202143, le Conseil a transposé son raisonnement aux conditions de détention indignes de personnes définitivement condamnées à des peines privatives de liberté.
Il a rappelé qu’il appartient « aux autorités judiciaires ainsi qu’aux autorités administratives de veiller à ce que la privation de liberté des personnes condamnées soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne. Il appartient, en outre, aux autorités et juridictions compétentes de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne condamnée détenue et d’ordonner la réparation des préjudices subis. Enfin, il incombe au législateur de garantir aux personnes condamnées la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin ». Afin de laisser au législateur la possibilité de retenir des modalités de recours différentes par rapport à la détention provisoire, le Conseil a ajouté que « Dans le choix des modalités retenues pour assurer cette protection, il peut toutefois tenir compte des exigences liées à l’exécution de la peine »44.
Constatant de nouveau l’absence de recours suffisant, permettant à une personne condamnée de mettre fin à une situation de détention indigne par une autre mesure, le Conseil a jugé que, indépendamment des actions en responsabilité susceptibles d’être engagées, les dispositions contestées méconnaissaient le droit à un recours juridictionnel effectif et le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Il a, en conséquence, censuré le paragraphe III de l’article 707 du CPP, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
* Enfin, récemment, dans sa décision n° 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023, le Conseil constitutionnel a été saisi de la question du contrôle par les autorités administratives et judiciaires des conditions indignes dans lesquelles pouvait se dérouler une garde à vue.
Le Conseil a examiné la critique sur le terrain de la méconnaissance des exigences spécifiques qu’il a dégagées en matière de contrôle des mesures privatives de liberté. Il s’est ainsi fondé sur le Préambule de la Constitution de 1946 et le principe qui en ressort, selon lequel « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ». Par une norme de concrétisation inédite, il a précisé qu’il en résulte que « toute mesure privative de liberté doit être mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne humaine »45.
Reprenant sa formule de principe en matière de contrôle de dispositions relatives à la privation de liberté au regard du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, il a rappelé qu’il appartient « dès lors aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne ». Par une incise, le Conseil a également souligné que ces autorités doivent, à ce titre, « s’assurer que les locaux dans lesquels les personnes sont gardées à vue sont effectivement aménagés et entretenus dans des conditions qui garantissent le respect de ce principe », renouvelant ainsi le constat opéré dans la décision n° 2010-80 QPC précitée.
Puis, en puisant là encore dans sa formule de principe, le Conseil a rappelé qu’« Il appartient, en outre, aux autorités judiciaires compétentes, dans le cadre des pouvoirs qui leur sont reconnus par le code de procédure pénale et, le cas échéant, sur le fondement des infractions pénales prévues à cette fin, de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne gardée à vue et d’ordonner la réparation des préjudices subis »46.
Après avoir rappelé les différentes garanties prévues par la loi, le Conseil a formulé une réserve d’interprétation en jugeant qu’« en cas d’atteinte à la dignité de la personne résultant des conditions de sa garde à vue, les dispositions contestées ne sauraient s’interpréter, sauf à méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, que comme imposant au magistrat compétent de prendre immédiatement toute mesure permettant de mettre fin à cette atteinte ou, si aucune mesure ne le permet, d’ordonner sa remise en liberté. À défaut, la personne gardée à vue dans des conditions indignes peut engager la responsabilité de l’État afin d’obtenir réparation du préjudice en résultant »47.
B. – L’application à l’espèce
Dans la décision commentée, le Conseil constitutionnel s’est fondé sur le Préambule de la Constitution de 1946 et le principe qui en résulte, selon lequel « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ». Il a repris la norme de concrétisation qu’il avait précédemment dégagée dans sa décision n° 2023-1064 QPC précitée, en rappelant qu’il en résulte que « toute mesure privative de liberté doit être mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne humaine » (paragr. 5).
La présente affaire donnait ainsi l’occasion au Conseil de mobiliser à nouveau les exigences spécifiques en matière de contrôle des mesures privatives de liberté à l’aune de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
Adaptant sa formule de principe en la matière, il a souligné qu’il appartient « aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire de veiller à ce que la retenue pour vérification du droit de circulation et de séjour soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne » (paragr. 6) et qu’il appartient, « en outre, aux autorités judiciaires compétentes, dans le cadre des pouvoirs qui leur sont reconnus, de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne retenue et d’ordonner la réparation des préjudices subis » (paragr. 7).
Dans le cadre de cette « obligation positive », si le Conseil se refuse certes avec constance à être le juge de la mauvaise application de la loi, il s’attache cependant à vérifier que le législateur a bien doté les autorités chargées de s’assurer du respect de la dignité de la personne humaine des moyens juridiques propres à l’exercice de leur mission.
Cette grille d’analyse posée, le Conseil a rappelé le cadre juridique de la retenue d’un étranger dans un local de police ou de gendarmerie aux fins de vérification de son droit de circulation ou de séjour sur le territoire français, les dispositions des articles L. 813-13 et L. 813-16 du CESEDA imposant à l’officier de police judiciaire de dresser, à l’issue de la retenue, un procès-verbal comportant, à peine de nullité, certaines mentions (paragr. 8 et 9). À cet égard, les dispositions contestées de l’article L. 813-13 prévoient que ce procès-verbal doit préciser le jour et l’heure du début et de la fin de la retenue et la durée de celle-ci et, le cas échéant, la prise d’empreintes digitales ou de photographies ainsi que l’inspection visuelle ou la fouille des bagages et effets personnels, et les dates et heures de début et de fin de ces opérations (paragr. 10).
Le Conseil a constaté que, en imposant que de telles mentions figurent dans le procès-verbal de fin de retenue, « ces dispositions visent à permettre aux autorités chargées du contrôle de la régularité de la privation de liberté d’apprécier les conditions dans lesquelles s’est déroulée la procédure de vérification du droit de circulation et de séjour » (paragr. 11).
Toutefois, et alors que la retenue peut atteindre une durée de vingt-quatre heures, le Conseil a constaté que « ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative n’imposent de faire figurer au procès-verbal de mention relative aux conditions dans lesquelles l’étranger a pu s’alimenter pendant cette mesure » (paragr. 12).
Or, contrairement à d’autres problèmes susceptibles de mettre en cause la dignité des personnes privées de liberté, qui dépendent des circonstances de réalisation de la mesure (état des locaux, surpopulation, propreté, bruit), la question de l’alimentation des personnes retenues se pose de façon systématique dans le cadre d’une mesure qui peut atteindre une durée maximale de vingt-quatre heures. D’ailleurs, en fixant le régime applicable à d’autres mesures privatives de liberté comparables, le législateur a non seulement rappelé expressément le droit de la personne privée de liberté de s’alimenter, mais aussi imposé de mentionner les heures auxquelles elle a pu s’alimenter dans un registre spécial (dans le cas du défèrement) ou un procès-verbal (dans le cas de la garde à vue).
Le Conseil en a alors déduit qu’en l’absence de mention relative aux conditions dans lesquelles l’étranger a pu s’alimenter, les dispositions contestées « ne permettent pas aux autorités judiciaires de s’assurer que la privation de liberté de l’étranger retenu s’est déroulée dans des conditions respectueuses de la dignité de la personne humaine » (paragr. 13).
Comme l’avait d’ailleurs souligné la chambre criminelle de la Cour de cassation dans l’arrêt de renvoi de la présente QPC, le juge en charge de contrôler cette mesure était privé d’un élément de preuve essentiel lui permettant, le cas échéant, de sanctionner la méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
Le Conseil a donc considéré que les dispositions contestées méconnaissaient le principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et les a déclarées contraires à la Constitution (paragr. 14). Il s’agit de la première censure prononcée sur le fondement exclusif de ce principe.
* Pour finir, le Conseil constitutionnel a déterminé les effets dans le temps de cette déclaration d’inconstitutionnalité.
D’une part, il a reporté au 1er juin 2025 la date d’abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles. Le Conseil a en effet constaté que leur abrogation immédiate aurait pour effet de supprimer l’obligation de faire figurer certaines mentions sur le procès-verbal de fin de retenue pour vérification du droit de circulation ou de séjour, ce qui aurait entraîné des conséquences manifestement excessives (paragr. 16).
D’autre part, il a jugé que « les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité » (paragr. 17).
En revanche, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée, le Conseil a, par une réserve transitoire, jugé que, « jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, l’officier de police judiciaire ou l’agent de police judiciaire qui dresse le procès–verbal de fin de retenue doit mentionner les conditions dans lesquelles l’étranger retenu a pu s’alimenter » (paragr. 18).
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1 Loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 relative à la retenue pour vérification du droit au séjour et modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires et désintéressées.
2 Aux termes du premier alinéa de l’ancien article L. 621-1 du CESEDA : « L’étranger qui a pénétré ou séjourné en France sans se conformer aux dispositions des articles L. 211-1 et L. 311-1 ou qui s’est maintenu en France au-delà de la durée autorisée par son visa sera puni d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 3 750 Euros ». Une telle infraction avait été prévue dès l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et portant création de l’office national de l’immigration (article 19).
3 CJUE, 28 avril 2011, C-61/11 PPU, El Dridi.
4 Directive 2008/115/CE du Parlement et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
5 CJUE, 6 décembre 2011, C-329/11, Achughbabian.
6 Cass. crim., avis, 5 juin 2012, n° 12-09.002, Recueil Dalloz 2012, p. 1997.
7 Cass. civ. 1re, 5 juillet 2012, nos 11-30.071, 11-19.250 et 11-30.530.
8 Ces dispositions forment ainsi le Chapitre III (« Vérification du droit de circulation et de séjour ») du titre Ier (« Contrôles ») du livre VIII (« Contrôles et sanctions ») du CESEDA. Elles résultent de la codification à droit constant des dispositions de l’ancien article L. 611-1-1 du CESEDA par l’ordonnance du 16 décembre 2020 précitée.
9 En application de l’article L. 812-1 du CESEDA, tout étranger doit être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels il est autorisé à circuler ou à séjourner en France à toute réquisition d’un officier de police judiciaire de la police nationale ou de la gendarmerie nationale.
10 Les contrôles d’identité de police administrative sont destinés à prévenir un trouble à l’ordre public. Les contrôles d’identité de police judiciaire sont destinés à rechercher des infractions ou des personnes soupçonnées d’entretenir un lien avec une infraction. Le cadre légal des contrôles d’identité prévus dans le CPP fixe l’autorité compétente pour en décider (officier de police judiciaire ou, sous la responsabilité de celui-ci, agent de police judiciaire pour les contrôles « d’initiative », ou sur réquisitions du procureur de la République) ainsi que les actes qui peuvent être réalisés à l’occasion du contrôle (visite des véhicules et fouilles des effets personnels pour les contrôles d’identité sur réquisitions du procureur de la République prévus à l’article 78-2-2 du CPP, par exemple).
11 Article L. 813-3 du CESEDA. Cette durée était initialement de 16 heures et a été portée à 24 heures par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.
12 Article L. 813-4 du CESEDA.
13 Article L. 813-10 du CESEDA. Il est précisé que « Les empreintes digitales et photographies sont collectées en vue de l’établissement du droit de circuler ou de séjourner de l’étranger et ne peuvent être mémorisées et faire l’objet d’un traitement automatisé en application du 3° de l’article L. 142-1 que s’il apparaît, à l’issue de la retenue, que l’étranger ne dispose pas d’un droit de circulation ou de séjour ».
14 Article L. 813-9 du CESEDA.
15 Article L. 813-5 du CESEDA.
16 Si l’étranger demande à être assisté par un avocat, celui-ci doit, en application de l’article L. 813-6 du CESEDA, pouvoir s’entretenir confidentiellement avec lui pendant trente minutes. L’avocat peut ensuite assister aux auditions, si l’étranger en fait la demande
17 Article L. 813-11 du CESEDA.
18 Article L. 813-12 du CESEDA.
19 Sous réserve, pour la contestation d’une mesure de rétention administrative par un étranger, des dispositions de l’article L. 743-12 du CESEDA qui met en œuvre l’adage « pas de nullité sans grief » en prévoyant qu’ « En cas de violation des formes prescrites par la loi à peine de nullité ou d’inobservation des formalités substantielles, le juge des libertés et de la détention saisi d’une demande sur ce motif ou qui relève d’office une telle irrégularité ne peut prononcer la mainlevée du placement ou du maintien en rétention que lorsque celle-ci a eu pour effet de porter substantiellement atteinte aux droits de l’étranger dont l’effectivité n’a pu être rétablie par une régularisation intervenue avant la clôture des débats ».
20 Rapport n° 85 de M. Gaëtan Gorce fait au nom de la commission des lois du Sénat, déposé le 24 octobre 2012.
21 Sur le fondement de l’article L. 741-10 du CESEDA.
22 Voir notamment, récemment : CA Douai, 19 mars 2024, n° 24/00587 (« la retenue d’un étranger doit être effectuée dans le respect des droits fondamentaux qui comprend le droit de s’alimenter lorsque la retenue excède de nombreuses heures ») et CA Paris, 4 mars 2024, n° 24/00999 (« la retenue d’un étranger doit être effectuée dans le respect des droits fondamentaux, au nombre desquels figure le respect de la dignité des personnes dont résulte le droit de s’alimenter lors d’une privation de liberté ») ; déjà, sous l’empire des dispositions antérieures à la recodification du CESEDA, voir également : CA Paris, 4 février 2013, n° B13/00384 (« aucune disposition de la loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 relative à la retenue pour vérification du droit au séjour ne prévoit de mention concernant l’alimentation du retenu ; Que toutefois, les principes généraux du droit impliquent que soient proposés à la personne privée de liberté les aliments nécessaires à l’homme dont l’absorption s’effectue de façon habituelle à certaines heures de la journée dès lors que la durée totale de la privation de liberté ne permet pas à l’intéressé de s’alimenter volontairement »).
23 Point 8 de l’arrêt de renvoi de la QPC.
24 CA Paris, 4 mars 2024, précité, par exemple.
25 Pour un exemple parmi d’autres : CA Douai, 8 avril 2015, n° 15/00351, « l’absence de mention dénoncée ne signifie pas nécessairement que l’étranger placé en retenue n’aurait été, durant le temps de cette dernière, ni abreuvé ni alimenté. / En conséquence, l’intéressé n’établissant pas qu’il n’a pas pu s’alimenter, le moyen tenant à son droit à l’alimentation pendant la durée de mesure de retenue doit être rejet[é] ».
26 CA Paris, 4 mars 2024, précité. Voir également : CA Paris, 4 février 2013, n° B13/00384 (« en l’absence de toute mention à une pièce de la procédure, de la proposition d’aliments qui devait être faite à la personne qui a été privée de liberté, non seulement au moment du déjeuner mais plusieurs heures après, les éléments de l’atteinte à la personne sont réunis et il n’y a pas lieu à prolongation du placement en rétention »).
27 Par ailleurs, le pouvoir réglementaire est récemment intervenu (décret n° 2023-932 du 9 octobre 2023 modifiant les dispositions du code de procédure pénale et relatif au traitement de données à caractère personnel dénommé : « Informatisation de la gestion des gardes à vue et autres mesures privatives de liberté ») afin d’étendre à toutes les mesures privatives de liberté la mise en œuvre du « registre dématérialisé », institué par les articles R. 15-33–77 et R. 15-33-78 du CPP, qui a pour objet l’enregistrement des informations et données à caractère personnel relatives aux mesures de garde à vue, de rétention judiciaire et de retenue administrative ou judiciaire, afin notamment de « permettre le suivi des mesures privatives de liberté et le contrôle de leur régularité pendant et après leur mise en œuvre ». À ce titre, peuvent désormais être enregistrées dans ce traitement automatisé les informations et données à caractère personnel relatives aux dates et heures des repos et des repas (en vertu du k du 3° de l’article R. 15-33-78 CPP).
28 Concernant la rétention administrative, l’article L. 743-25 du CESEDA prévoit que « Durant la période pendant laquelle il est maintenu à la disposition de la justice, dans les conditions prévues à l’article L. 742-2, l’étranger est mis en mesure, s’il le souhaite, de contacter son avocat et un tiers, de rencontrer un médecin et de s’alimenter ». Son droit de s’alimenter est ainsi expressément affirmé, sans que cependant les conditions dans lesquelles il s’exerce ne fassent l’objet de mentions spéciales. Dans le cas où la personne est déférée devant un magistrat et retenue dans les locaux de la juridiction pendant une durée de vingt heures au plus, l’article 803-3 du CPP précise également que « la personne doit avoir la possibilité de s’alimenter ». Le cinquième alinéa de cet article prévoit que cette possibilité fait l’objet d’une mention dans un registre spécial tenu à cet effet dans le local où ces personnes sont retenues et qui est surveillé, sous le contrôle du procureur de la République, par des fonctionnaires de la police nationale ou des militaires de la gendarmerie nationale.
29 Contrôle d’identité « Schengen » sur le fondement du neuvième alinéa de l’article 78-2 du CPP.
30 Point 10 de l’arrêt de renvoi de la QPC.
31 Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, cons. 2.
32 Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W. et autres (Garde à vue).
33 Ainsi qu’il le rappelle lui-même, « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l’état des connaissances et des techniques, les dispositions ainsi prises par le législateur » (décision n° 2001-446 DC du 27 juin 2001, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, cons. 4).
34 Décision n° 2009-593 DC du 19 novembre 2009, Loi pénitentiaire, cons. 3.
35 Décision n° 2014-393 QPC du 25 avril 2014, M. Angelo R. (Organisation et régime intérieur des établissements pénitentiaires), cons. 7.
36 Ibid., cons. 7.
37 Décision n° 2010-25 QPC du 16 septembre 2010, M. Jean-Victor C., (fichier empreintes génétiques), cons. 7.
38 Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, précitée, cons. 20.
39 Décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Mlle Danielle S. (Hospitalisation sans consentement), cons. 29.
40 Dans cette décision n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010, M. Michel F. (Mise à disposition de la justice), le Conseil a notamment précisé « qu’il appartient, ainsi, à ces autorités de veiller à ce que les locaux des juridictions dans lesquels ces personnes sont retenues soient aménagés et entretenus dans des conditions qui assurent le respect de ce principe » (cons. 9).
41 Décision n° 2020–858/859 QPC du 2 octobre 2020, M. Geoffrey F. et autre (Conditions d’incarcération des détenus).
42 Décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020 précitée, paragr. 14.
43 Décision n° 2021–898 QPC du 16 avril 2021, Section française de l’observatoire international des prisons (Conditions d’incarcération des détenus II).
44 Ibid., paragr. 12.
45 Pour une autre application de cette norme à la possibilité de recourir à la visioconférence pour la mise en œuvre de l’examen médical du suspect en garde à vue, voir la décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023, Loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, paragr. 33 à 42.
46 Décision n° 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023, Association des avocats pénalistes (Conditions d’exécution des mesures de garde à vue), paragr. 12 à 14.
47 Ibid. paragr. 22.