Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2024-1086 QPC

04/07/2024

Non conformité totale

  

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 31 janvier 2024 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 120 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par Mme Mercedes D. portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 84 de l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française, dans sa rédaction initiale.

 

Dans sa décision n° 2024-1086 QPC du 25 avril 2024, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les mots « si elle est veuve » figurant au 1° de cet article, dans cette rédaction.

 

I. – Les dispositions renvoyées

 

A. – Objet des dispositions renvoyées

 

La nationalité française est attribuée soit dès la naissance, selon les règles du jus sanguinis ou du jus soli, soit postérieurement, « par acquisition », à raison par exemple du mariage, de la naissance et de la résidence en France, ou encore de la naturalisation1.

 

De nos jours, l’acquisition de la nationalité française emporte deux effets : d’une part, un effet personnel, permettant à l’intéressé de jouir de tous les droits et obligations attachés à la qualité de Français à compter de la date de cette acquisition ; d’autre part, un effet collectif, qui consiste à étendre de plein droit les effets de l’acquisition de la nationalité française aux enfants mineurs de l’intéressé.

 

Cet effet collectif, qui n’a pas immédiatement été reconnu en droit français, a subi d’importantes évolutions en lien avec celles du droit de la famille.

 

1. – La reconnaissance d’un effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française

 

Le code civil de 1804 avait restreint les conditions d’accès à la nationalité française dans le but notamment de limiter le nombre de personnes appelées à jouir des « droits civils » qu’il instituait. La filiation constituait alors le mode quasi-exclusif d’attribution de la nationalité française et l’acquisition de la nationalité française par naturalisation ne produisait aucun effet collectif.

 

Cependant, plusieurs lois ont ensuite élargi l’accès à la nationalité française, principalement pour répondre aux exigences de la défense nationale et à une crise démographique accentuée par la Première guerre mondiale2.

 

Ainsi, la loi du 7 février 1851 a d’abord consacré la règle du « double jus soli » (selon laquelle est français l’enfant né en France lorsque l’un au moins de ses parents y est lui-même né) et a accordé aux enfants d’un naturalisé le droit de réclamer la nationalité française.

 

Puis la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité a, pour la première fois, introduit en droit de la nationalité la technique de l’effet collectif en prévoyant que « Deviennent Français les enfants mineurs d’un père ou d’une mère survivant qui se font naturaliser Français, à moins que, dans l’année qui suivra leur majorité, ils ne déclinent cette qualité […] »3. Les enfants mineurs d’un naturalisé bénéficiaient ainsi de plein droit de la nationalité française, sauf à user de la faculté de répudiation qui leur était par ailleurs reconnue.

 

La loi du 10 août 1927 sur la nationalité a retiré le droit de la nationalité du code civil. Si elle « devait traduire, dans la première intention de ses auteurs, un resserrement sur elle-même de la communauté nationale »4, elle a en réalité conduit à un nouvel élargissement de l’accès à la nationalité française en permettant notamment à une femme française épousant un étranger de conserver sa nationalité française et, ainsi, de déclarer ses enfants français. Elle a en outre maintenu, au bénéfice des enfants mineurs, l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française, tout en supprimant la faculté de répudiation prévue par la loi du 26 juin 1889 et en opérant une distinction entre les enfants légitimes et les enfants naturels5.

 

La loi du 26 juin 1889 comme celle du 10 août 1927 prévoyaient cependant que cet effet collectif bénéficiait aux enfants mineurs légitimes « d’un père ou d’une mère survivant », de sorte que l’enfant mineur ne devenait français du fait de l’acquisition de la nationalité française par sa mère que si son père était prédécédé6.

 

2. – L’évolution de l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française

 

* Au lendemain de la Libération, l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 précitée7 a institué un code de la nationalité française afin, selon l’exposé des motifs de ce texte, d’« apporter à la législation actuellement en vigueur les modifications suggérées par les travaux de droit comparé et l’évolution de la jurisprudence et rendues nécessaires par l’état démographique et social de la nation ».

 

Son article 84 (les dispositions objet de la décision commentée) maintient l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française et substitue à la notion de « mère survivant » la condition de veuvage.

 

Il prévoit ainsi que, sous réserve que sa filiation soit établie conformément à la loi civile française, devient de plein droit Français :

l’enfant mineur légitime ou légitimé8 « dont le père ou la mère, si elle est veuve, acquiert la nationalité française » (1°) ;

- l’enfant mineur naturel « dont celui des parents à l’égard duquel la filiation a été établie en premier lieu ou, le cas échéant, dont le parent survivant acquiert la nationalité française » (2°).

 

Il en résulte que, pour les enfants légitimes ou légitimés, seule l’acquisition de la nationalité française par le père produit un effet collectif, à moins que ce dernier ne soit prédécédé. Il faut y voir une application, en droit de la nationalité, de la notion de « puissance paternelle » qui, en droit de la famille, consacrait l’autorité du père comme chef de famille. Comme le soulignait alors la doctrine, « l’enfant légitime devient français en même temps que sa mère lorsqu’elle est veuve, c’est-à-dire lorsqu’elle a pris, en raison du décès du père, la situation de chef de la cellule familiale […] »9.

 

* Au début des années 1970, le droit de la famille a été profondément réformé avec l’affirmation, notamment, de l’égalité des époux ainsi que de l’égalité entre enfants légitimes et naturels. La loi n° 70-459 du 4 juin 1970 relative à l’autorité parentale a mis en particulier fin à la « puissance paternelle » et institué l’autorité parentale conjointe.

 

Tirant les conséquences de ces évolutions, la loi n° 73–42 du 9 janvier 197310, qui a opéré une refonte presque complète du code de la nationalité française, a réécrit l’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 afin de supprimer la condition de veuvage ainsi que la distinction entre enfants légitimes et naturels11.

 

Dans cette nouvelle rédaction, cet article, auquel la loi n’a pas attaché un effet rétroactif12, prévoyait que : « L’enfant mineur de dix-huit ans, légitime, naturel ou ayant fait l’objet d’une adoption plénière, dont l’un des deux parents acquiert la nationalité française, devient français de plein droit ». Les enfants mineurs, légitimes ou naturels, bénéficiaient ainsi de l’effet collectif quel que soit le sexe du parent acquérant la nationalité française.

 

* Le code de la nationalité française a été abrogé par l’article 50 de la loi n° 93–933 du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité et les dispositions relatives à l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française figurent désormais à l’article 22-1 du code civil.

 

Dans sa rédaction actuellement en vigueur, cet article dispose que : « L’enfant mineur dont l’un des deux parents acquiert la nationalité française, devient français de plein droit s’il a la même résidence habituelle que ce parent ou s’il réside alternativement avec ce parent dans le cas de séparation ou divorce. / Les dispositions du présent article ne sont applicables à l’enfant d’une personne qui acquiert la nationalité française par décision de l’autorité publique ou par déclaration de nationalité que si son nom est mentionné dans le décret ou dans la déclaration ».

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

Mme Mercedes D., née au Cameroun, avait introduit une action déclarative de nationalité, faisant notamment valoir que son père aurait été bénéficiaire de l’effet collectif s’attachant à l’acquisition de la nationalité française par la mère de ce dernier lors de son remariage avec un Français.

 

Sa demande avait été rejetée par un jugement du 13 mai 2016, confirmé en appel par un arrêt du 19 mars 2019.

 

Par un arrêt du 7 juillet 202113, la Cour de cassation avait cassé et annulé cette décision.

 

Par un arrêt du 14 mars 2023, la cour d’appel de renvoi avait confirmé le jugement du 13 mai 2016.

 

La requérante avait formé un nouveau pourvoi et, à cette occasion, avait soulevé une QPC portant sur l’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945.

 

Par son arrêt du 31 janvier 2024 précité, la première chambre civile de la Cour de cassation avait jugé que la question posée présentait un caractère sérieux « en ce que l’effet collectif attaché pour l’enfant légitime à l’acquisition de la nationalité française par l’un de ses parents, qui joue de plein droit s’il s’agit du père, mais, s’il s’agit de la mère, à la condition que celle-ci soit veuve, pourrait être regardé comme portant atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant la loi et au principe d’égalité entre les hommes et les femmes, dès lors que l’effet collectif est exclu quand la mère est divorcée du père de l’intéressé ». Elle l’avait donc renvoyée au Conseil constitutionnel.

 

II. – L’examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

La requérante reprochait à l’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 de subordonner l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française par la mère au bénéfice de ses enfants mineurs légitimes ou légitimés à la condition que celle-ci soit veuve, alors que l’acquisition de la nationalité française par le père produit dans tous les cas un tel effet. Il en résultait, selon elle, une différence de traitement contraire au principe d’égalité devant la loi et au principe d’égalité entre les hommes et les femmes.

 

Au regard de ce grief, le Conseil constitutionnel a jugé que la QPC portait uniquement sur les mots « si elle est veuve » figurant au 1° de cet article (paragr. 3).

 

A. – La jurisprudence constitutionnelle relative aux principes d’égalité devant la loi et d’égalité entre les hommes et les femmes

 

* Aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». De manière constante, le Conseil constitutionnel juge que le principe d’égalité devant la loi « ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »14.

 

Aux termes du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».

 

La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d’égalité entre les sexes n’a été que rarement rattachée à cette dernière exigence constitutionnelle. Le Conseil juge en effet généralement qu’une distinction selon le sexe doit être analysée comme une discrimination interdite par la Constitution, en dépit de l’absence de mention du sexe à son article 1er (qui prohibe les discriminations en fonction de l’origine, de la race, de la religion et de la croyance). Ainsi, hormis dans la décision n° 2003-483 DC du 14 août 2003 sur la réforme des retraites, validant une forme de « discrimination positive » en faveur des femmes assurées sociales auxquelles était accordée une majoration de leur durée d’assurance liée à l’éducation d’un enfant15, et sous réserve des questions touchant, en droit civil et en droit de la sécurité sociale, à la grossesse et à l’accouchement, il n’a jamais considéré que la distinction entre les hommes et les femmes était susceptible de constituer un critère objectif conforme au principe d’égalité.

 

* Toutefois, dans trois affaires portant déjà sur la nationalité, le Conseil constitutionnel s’est placé sur le double fondement du principe d’égalité devant la loi et du principe d’égalité entre les femmes et les hommes mentionné au troisième alinéa du Préambule de 194616.

 

– Ainsi, dans la décision n° 2013-360 QPC du 9 janvier 2014, le Conseil a censuré des dispositions17, abrogées au moment où il statuait, qui prévoyaient que la perte de la nationalité française s’opérait de plein droit pour les femmes acquérant volontairement une autre nationalité, tandis qu’une telle perte était subordonnée, pour les hommes, à une demande en ce sens de leur part.

 

Il a en effet considéré « que, dans le but de faire obstacle à l’utilisation des règles relatives à la nationalité pour échapper aux obligations du service militaire, le législateur pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité, prévoir que le Gouvernement peut s’opposer à la perte de la nationalité française en cas d’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère pour les seuls Français du sexe masculin soumis aux obligations du service militaire ; que, toutefois, en réservant aux Français du sexe masculin, quelle que soit leur situation au regard des obligations militaires, le droit de choisir de conserver la nationalité française lors de l’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère, les dispositions contestées instituent entre les femmes et les hommes une différence de traitement sans rapport avec l’objectif poursuivi et qui ne peut être regardée comme justifiée ; que cette différence méconnaît les exigences résultant de l’article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de 1946 »18.

 

Selon le commentaire de cette décision, le choix de placer le contrôle sous la double référence à l’article 6 de la Déclaration de 1789 et au troisième alinéa du Préambule de 1946 signifie que le contrôle « des différences de traitement instituées entre les hommes et les femmes ne correspond ni au contrôle habituel en matière de respect du principe d’égalité, opéré sur le seul fondement de l’article 6 de la Déclaration de 1789, ni à l’interdiction des discriminations, laquelle prohiberait absolument toute règle traitant différemment les femmes et les hommes. Le Conseil a ainsi soumis à un contrôle renforcé les différences instituées par le législateur entre les hommes et les femmes. Ce contrôle implique non seulement que la différence de traitement instaurée par le législateur doit être fondée sur une différence de situation ou doit poursuivre un but d’intérêt général, l’une ou l’autre devant être en lien direct avec l’objet de la loi, mais également que cette différence ne doit pas être injustifiée au regard des exigences de l’article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de 1946 ».

 

– De la même manière, dans sa décision n° 2018-737 QPC du 5 octobre 2018, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution des dispositions du 3° de l’article 1er de la loi du 10 août 1927 sur la nationalité française, elles aussi abrogées au moment où il statuait. Ces dispositions subordonnaient l’attribution de la nationalité française à l’enfant légitime d’une mère française et d’un père étranger à la condition qu’il soit né en France, alors qu’en application du 1° du même article, l’enfant légitime né d’un père français était français quel que soit son lieu de naissance.

 

Le Conseil a d’abord constaté qu’il en résultait une double différence de traitement « entre enfants légitimes nés à l’étranger d’un seul parent français, selon qu’il s’agit de leur mère ou de leur père, ainsi qu’une différence de traitement entre les pères et mères ».

 

Il a ensuite examiné si ces différences de traitement pouvaient trouver une justification. À cette fin, il a rappelé l’objectif poursuivi par la loi du 10 août 1927, qui consistait alors à soutenir la démographie en élargissant les cas d’attribution de la nationalité française, en particulier par filiation maternelle. Il a en outre relevé qu’en assortissant toutefois cette mesure de la condition restrictive contestée, à savoir la naissance de l’enfant sur le sol français, le législateur avait entendu, d’une part, tenir compte de « l’application des règles relatives à la conscription et, d’autre part, [...] éviter d’éventuels conflits de nationalité ».

 

Le Conseil a cependant jugé qu’« aucun de ces motifs n’est de nature à justifier les différences de traitement contestées ». Il en a conclu que ces dispositions méconnaissaient les exigences résultant de l’article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 194619.

 

– Enfin, plus récemment, dans sa décision n° 2021-954 QPC du 10 décembre 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution le 1° de l’article 153 du code de la nationalité française, dans sa rédaction issue de la loi n° 60-752 du 28 juillet 1960 portant modification de certaines dispositions du code de la nationalité française. Ces dispositions, qui avaient été abrogées par la loi du 9 janvier 1973, attachaient un effet collectif, au bénéfice des enfants légitimes mineurs de dix-huit ans non mariés, à la seule déclaration recognitive de nationalité française souscrite par leur père, sauf prédécès de ce dernier.

 

Le Conseil a d’abord constaté qu’il en résultait une différence de traitement, « d’une part, entre les enfants légitimes selon que la déclaration a été souscrite par le père ou la mère, d’autre part, entre le père et la mère ».

 

Il a ensuite examiné si cette double différence de traitement pouvait trouver une justification.

 

À cet égard, il a relevé qu’« En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu maintenir une unité familiale en s’assurant que tous les enfants légitimes mineurs d’un même couple possèdent la même nationalité ».

 

Il a toutefois jugé qu’« un tel motif n’est pas de nature à justifier la différence de traitement résultant de ce que seule la déclaration recognitive de nationalité souscrite par le père produise des effets à l’égard des enfants du couple ». Ainsi que le relève le commentaire de la décision, il aurait en effet été parfaitement possible d’atteindre ce même objectif sans distinguer selon que la déclaration recognitive avait été souscrite par le père ou la mère, par exemple en considérant que les enfants mineurs ne pouvaient bénéficier de la nationalité française que si leurs deux parents avaient souscrit une telle déclaration ou, au contraire, qu’ils en bénéficiaient que la déclaration ait été souscrite par l’un ou l’autre de leurs parents.

 

Le Conseil a par ailleurs estimé que la différence de traitement instituée par les dispositions contestées n’était pas davantage justifiée par une différence de situation. En effet, si, jusqu’en 1970, le père disposait seul de l’autorité parentale, cette différence de situation n’était plus pertinente depuis que l’autorité parentale a été confiée aux deux parents.

 

Par conséquent, dans le prolongement de ses décisions nos 2013-360 QPC et 2018–737 QPC précitées, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions contestées méconnaissaient les exigences résultant de l’article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 194620.

 

B. – L’application à l’espèce

 

Après avoir repris les formulations de principe relatives au principe d’égalité devant la loi et au principe d’égalité entre les hommes et les femmes (paragr. 4 et 5), le Conseil constitutionnel s’est tout d’abord attaché à décrire l’objet et la portée des dispositions contestées.

 

Il a constaté, à ce titre, que « Selon le 1° de l’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945, les enfants mineurs légitimes ou légitimés deviennent de plein droit Français en cas d’acquisition de la nationalité française par leur père ». Puis, il a observé que, « En revanche, en application des dispositions contestées, l’acquisition de la nationalité française par leur mère ne produit un tel effet que si celle-ci est veuve » (paragr. 6).

Il en a déduit que ces dispositions instaurent une différence de traitement, d’une part, entre les enfants légitimes ou légitimés selon que la nationalité française a été acquise par le père ou la mère et, d’autre part, entre le père et la mère (même paragr.).

 

Il revenait donc au Conseil constitutionnel d’examiner si cette double différence de traitement pouvait trouver une justification.

 

À cet égard, dans le prolongement de sa décision n° 2021-954 QPC du 10 décembre 2021 précitée relative à l’effet collectif attaché à la déclaration recognitive de nationalité française, il a relevé qu’« En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu maintenir une unité familiale en s’assurant que tous les enfants mineurs légitimes ou légitimés d’un même couple possèdent la même nationalité » (paragr. 7).

 

Il a toutefois jugé qu’un tel motif n’était pas de nature à justifier la différence de traitement résultant de ce que seule l’acquisition de la nationalité française par le père produise dans tous les cas des effets à l’égard des enfants mineurs du couple (paragr. 8). En effet, il aurait été possible d’atteindre ce même objectif sans distinguer selon que la nationalité française avait été acquise par le père ou la mère, en considérant que l’acquisition de la nationalité française par l’un ou l’autre produisait un effet collectif au bénéfice de leurs enfants mineurs légitimes ou légitimés.

 

Le Conseil a par ailleurs estimé que la différence de traitement instituée par les dispositions contestées n’était pas davantage justifiée par une différence de situation (même paragr.).

 

Par conséquent, s’inscrivant dans le droit fil de sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a jugé que ces dispositions méconnaissaient les exigences résultant de l’article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Il les a donc déclarées contraires à la Constitution (paragr. 9).

 

C. – Les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité

 

Le Conseil constitutionnel a déterminé les effets dans le temps de cette déclaration d’inconstitutionnalité.

 

Il a d’abord relevé que « les dispositions déclarées inconstitutionnelles, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur » (paragr. 11). Ainsi qu’il a été dit plus haut, la loi du 9 janvier 1973 avait en effet réécrit l’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945, qui avait ensuite été abrogé par loi du 22 juillet 1993 précitée.

 

Il revenait cependant au Conseil, conformément à l’article 62 de la Constitution, de délimiter précisément l’effet de cette censure, la transmission de la nationalité par filiation (jus sanguinis) présentant la particularité d’être perpétuelle.

 

À cet égard, il a jugé que « la remise en cause des situations juridiques résultant de l’application des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait des conséquences manifestement excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants d’un enfant légitime ou légitimé qui n’a pas bénéficié, alors qu’il était mineur, de l’effet collectif de l’acquisition de la nationalité française par sa mère au motif que cette dernière ne remplissait pas la condition de veuvage » (paragr. 12).

 

S’inspirant des solutions qu’il avait retenues dans ses décisions nos 2013–360 QPC, 2018–737 QPC et 2021-954 QPC précitées, il a par conséquent limité les effets dans le temps de sa décision de censure de la manière suivante :

 

– si la déclaration d’inconstitutionnalité prend effet à compter de la publication de la décision commentée, elle ne peut être invoquée que par les enfants légitimes ou légitimés dont la mère a acquis la nationalité française pendant leur minorité (paragr. 13) ;

 

– leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française (même paragr.). En revanche, ces mêmes descendants ne pourront pas directement invoquer à leur profit l’inconstitutionnalité des dispositions en cause pour faire valoir que leur mère ou père aurait dû être français. Il faudra d’abord que ces derniers aient invoqué cette inconstitutionnalité et qu’ils se soient vus reconnaître la nationalité française pour que leurs descendants puissent s’en prévaloir à leur suite.

 

Enfin, le Conseil constitutionnel a précisé que la déclaration d’inconstitutionnalité est applicable aux affaires nouvelles ainsi qu’aux affaires non jugées définitivement à la date de publication de sa décision (même paragr.).

_______________________________________

1 Voir les articles 21-1 à 21-14 du code civil.

2 Sur cette évolution, voir : Paul Lagarde, v° « Nationalité », Répertoire de droit international, Dalloz, juin 2022, n° 70 et suivants.

3 Cette règle figurait alors à l’article 12 du code civil. Un commentaire de la loi du 26 juin 1889 avait souligné qu’il s’agissait là de « la partie vraiment nouvelle de la loi » (Louis Le Sueur et Eugène Dreyfus, La nationalité (droit interne) – commentaire de la loi du 26 juin 1889, éditions Pedone-Lauriel, 1890).

4 Paul Lagarde, op. cit., n° 77.

5 Les deuxième et troisième alinéas de l’article 7 de la loi du 10 août 1927 disposaient ainsi que : « Deviennent Français les enfants mineurs légitimes ou légitimés non mariés, d’un père ou d’une mère survivant qui se fait naturaliser Français ou acquiert la nationalité française par application des articles 3 et 4. / Deviennent Français les enfants naturels mineurs, non mariés, quand le parent qui se fait naturaliser Français ou acquiert la nationalité française, conformément aux dispositions des articles visés à l’alinéa précédent, est celui dont ils devraient, aux termes de l’article 1er, paragraphe 4, premier alinéa, suivre la nationalité ».

6 La Cour de cassation a ainsi jugé, sur le fondement du décret du 5 novembre 1928 pris en application de la loi du 10 août 1927, qu’un enfant mineur ne pouvait bénéficier de l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française par sa mère dès lors que celle-ci, alors mariée avec son père, « n’était pas survivante » (Cass. civ. 1re, 28 juin 1989, n° 88-12.082).

7 Cette ordonnance a été prise par le Gouvernement provisoire de la République française en vertu de l’article 92 de la Constitution. Elle avait donc dès l’origine valeur législative (voir, par exemple, s’agissant de l’ordonnance n° 45-1418 du 28 juin 1945 relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels, la décision n° 2011-211 QPC du 27 janvier 2012, M. Éric M. [Discipline des notaires]).

8 La légitimation confère à l’enfant naturel la condition d’enfant légitime. Avant 1972, seul le mariage des parents pouvait avoir un tel effet.

9 Raymond Boulbès, Droit français de la nationalité : les textes, la jurisprudence, les règles administratives, Sirey, 1956, n° 578.

10 Loi n° 73-42 du 9 janvier 1973 complétant et modifiant le code de la nationalité française et relative à certaines dispositions concernant la nationalité française.

11 Les travaux préparatoires ne comportent quasiment aucun développement sur la suppression de la condition de veuvage. Ce laconisme s’explique sans doute par le fait que « la prédominance accordée traditionnellement à la nationalité du père dans l’attribution de la nationalité d’origine […] était assurément en contradiction avec les principes nouveaux d’égalité des sexes » (Paul Lagarde, « La rénovation du code de la nationalité par la loi du 9 janvier 1973 », Revue critique de droit international privé, 1973, 431).

12 Les dispositions générales de la loi du 9 janvier 1973 se sont bornées à prévoir, s’agissant de l’acquisition de la nationalité française, qu’elle est régie par la loi en vigueur au temps de l’acte ou du fait auquel la loi attache cet effet (article 4).

13 Cass. civ. 1re, 7 juillet 2021, n° 20-15.316.

14 Voir, par exemple, décision n° 2023-1084 QPC du 21 mars 2024, Fédération hospitalière de France (Versement d’un complément de traitement indiciaire à certains agents publics), paragr. 4.

15 Décision n° 2003-483 DC du 14 août 2003, Loi portant réforme des retraites, cons. 24 et 25.

16 À noter par ailleurs que ce second principe est également mentionné parmi les normes de référence du contrôle opéré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, cons. 3.

17 Dispositions figurant à l’article 9 de l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française, dans sa rédaction résultant de la loi n° 54-395 du 9 avril 1954, abrogées par la loi du 9 janvier 1973 précitée.

18 Décision n° 2013-360 QPC du 9 janvier 2014, Mme Jalila K. (Perte de la nationalité française par acquisition d’une nationalité étrangère - Égalité entre les sexes), cons. 8.

19 Décision n° 2018-737 QPC du 5 octobre 2018, M. Jaime Rodrigo F. (Transmission de la nationalité française aux enfants légitimes nés à l’étranger d’un parent français), paragr. 7 à 9.

20 Décision n° 2021-954 QPC du 10 décembre 2021, Mme Fatma M. (Effet collectif de la déclaration recognitive de nationalité française), paragr. 7 à 10.