Non lieu à statuer
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 19 décembre 2023 par la Cour de cassation (deuxième chambre civile, arrêt n° 1299 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la société Tupperware France portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des cinquième à neuvième alinéas de l’article L. 651–5 du code de la sécurité sociale1, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2012–1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013.
Dans sa décision n° 2023-1082 QPC du 15 mars 2024, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur la question portant sur le 4° de l’article L. 651-5 du code de la sécurité sociale, dans cette rédaction.
I. – Les dispositions renvoyées
A. – Objet des dispositions renvoyées
1. – Le régime de la contribution sociale de solidarité à la charge des sociétés
* La contribution sociale de solidarité à la charge des sociétés (C3S) a été instituée en 1970 afin de participer au financement du régime d’assurance maladie–maternité et du régime d’assurance vieillesse des travailleurs non salariés des professions non agricoles et dans le but de compenser les pertes de ressources résultant du faible dynamisme de la démographie des assurés sociaux concernés et de la tendance constante au développement du salariat2.
Les dispositions relatives à cette contribution ont été codifiées en 1985 aux articles L. 651–1 et suivants du code de la sécurité sociale3 et fréquemment modifiées depuis4.
Concernant la nature de la C3S, le Conseil constitutionnel a jugé dans sa décision n° 91–302 DC du 30 décembre 1991 qu’elle « est un prélèvement obligatoire qui ne présente ni le caractère d’une cotisation sociale ni celui d’une taxe parafiscale ». Cette contribution constitue ainsi une « imposition » au sens de l’article 34 de la Constitution5.
* L’article L. 651–1 du code de la sécurité sociale6 détermine les entreprises qui sont redevables de cette contribution et l’article L. 651–37 du même code fixe le montant du chiffre d’affaires minimal à partir duquel ces entreprises y sont assujetties8.
La C3S est une imposition annuelle, dont le taux a varié depuis son instauration. Fixé par décret dans la limite de 0,13 % du chiffre d’affaires en 2013, il est de 0,16 % depuis 2018.
L’assiette de la contribution est constituée par le chiffre d’affaires réalisé l’année précédant celle au titre de laquelle elle est due. Plus précisément, l’entreprise doit retenir comme chiffre d’affaires celui entrant dans le champ d’application des taxes sur le chiffre d’affaires, c’est-à-dire l’addition des sommes imposables à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ou de celles qui, tout en étant dans son champ d’application, en sont exonérées.
Le législateur a toutefois prévu des aménagements de l’assiette de la C3S pour plusieurs redevables, au nombre desquels les commissionnaires.
2. – L’évolution du régime fiscal de l’activité de commissionnaire
a. – Le régime de TVA spécifique aux activités des commissionnaires
Aux termes de la définition qu’en donne l’article L. 132–1 du code de commerce, « le commissionnaire est celui qui agit en son propre nom ou sous un nom social pour le compte d’un commettant ». Le commissionnaire est ainsi un intermédiaire de commerce qui agit pour le compte d’un tiers, appelé commettant, et qui s’entremet à la vente, à l’achat ou pour la fourniture de services.
Le régime fiscal des commissionnaires a connu une importante évolution sous l’effet de l’harmonisation européenne des règles régissant la TVA.
Historiquement, les commissionnaires étaient considérés comme des prestataires de services. Fiscalement, ils n’étaient assujettis à la TVA que sur le seul montant de la rémunération perçue en contrepartie de leur activité d’entremise – et non sur le montant total de la marchandise ou du service – lorsqu’ils remplissaient les conditions dites du « mandat fiscal ». Ils devaient ainsi agir en vertu d’un mandat préalable du commettant, ne jamais devenir propriétaires de la marchandise, rendre compte à leur commettant et être rémunérés par une commission dont le taux était préalablement fixé.
Toutefois, afin d’harmoniser ce régime avec les principes régissant la TVA intracommunautaire, le législateur a modifié en 1992 le régime applicable aux commissionnaires.
La loi du 17 juillet 19929 a conduit à la requalification fiscale de l’intervention d’un commissionnaire en opération d’achat–revente : le commissionnaire qui s’entremet dans une transaction ou dans une acquisition intracommunautaire est désormais réputé effectuer lui-même l’opération. En matière de TVA, puisqu’il est censé acquérir lui-même le bien ou le service avant de le revendre, le commissionnaire est normalement assujetti à la TVA à hauteur du montant total de la transaction et pas seulement sur sa rémunération10.
La spécificité de l’activité des commissionnaires a cependant été prise en compte par le législateur, notamment par l’application de règles de déductions11 plus favorables, destinées à limiter les difficultés de trésorerie des commissionnaires. L’article 273 octies du code général des impôts12 est ainsi venu supprimer la règle du décalage d’un mois en matière de déduction de TVA pour les commissionnaires.
Le bénéfice de cette exception était néanmoins soumis à plusieurs conditions, et en particulier à celle que l’opération n’ait pas été réalisée par des personnes établies en France qui s’entremettent dans la livraison de biens ou l’exécution des services par des redevables qui n’ont pas établi dans la Communauté européenne le siège de leur activité, un établissement stable, leur domicile ou leur résidence habituelle.
b. – La minoration de l’assiette de la C3S pour les commissionnaires (les dispositions renvoyées)
* L’assiette de la C3S étant la même que celle de la TVA13, la loi du 17 juillet 1992 précitée avait eu pour effet d’élargir considérablement l’assiette de la C3S dont sont redevables les commissionnaires.
Le législateur a souhaité corriger cet effet collatéral résultant de la mise en conformité des règles de TVA avec le droit communautaire en procédant alors à des ajustements de l’assiette de la C3S pour les commissionnaires.
En ce sens, la loi du 31 décembre 1992 de finances rectificative pour 199214 a complété l’article L. 651–5 du code de la sécurité sociale par un nouvel alinéa prévoyant, pour les commissionnaires bénéficiant des dispositions de l’article 273 octies du code général des impôts en matière de TVA, que l’assiette de la C3S soit, par dérogation, constituée par le chiffre d’affaires diminué de la valeur des biens ou services qu’ils sont réputés acquérir ou recevoir.
La loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013 est ensuite venue clarifier le régime de la C3S applicable aux commissionnaires en intégrant au sein du code de la sécurité sociale, sans les modifier, les conditions ainsi prévues pour bénéficier de la minoration de l’assiette de cette contribution.
Cette évolution résulte d’un amendement du Gouvernement15, dont l’exposé sommaire précise qu’il « vise à clarifier l’état du droit en matière de contribution sociale de solidarité à la charge des sociétés (C3S). / Il s’agit de définir très clairement les conditions qui permettent à certaines sociétés de bénéficier d’une assiette de C3S particulière. Ces sociétés sont celles qui agissent en tant que commissionnaire et les dispositions afférentes sont celles figurant à l’article 273 octies du code général des impôts qui a été rendu sans objet par la loi du 31 décembre 1993 portant modification de diverses dispositions pour la mise en œuvre de l’accord sur l’Espace économique européen et du traité sur l’Union européenne. Cet article du code général des impôts n’a pas été abrogé mais rendu sans objet, précisément pour les besoins de la C3S, et continue donc de s’appliquer. Néanmoins, cette distinction est source de nombreux contentieux et il apparaît donc pertinent, dans un souci de clarté et d’intelligibilité de la loi, de mentionner, à droit constant, dans les textes régissant la C3S, les conditions permettant de bénéficier de l’assiette spécifique propre des commissionnaires ».
* Les cinquième à neuvième alinéas de l’article L. 651–5 du code de la sécurité sociale16 (les dispositions renvoyées), dans leur rédaction résultant de la loi du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013, prévoient ainsi que, pour les commissionnaires, l’assiette de la contribution est constituée par le seul montant de leur commission, sous réserve que certaines conditions soient réunies (cinquième alinéa de l’article L. 651-5).
Ces conditions cumulatives, calquées sur celles permettant de bénéficier du régime dérogatoire de déduction de TVA, n’ont pas évolué depuis 1992 :
- les deux premières conditions tiennent aux modalités de rémunération du commissionnaire. L’opération d’entremise doit ainsi être rémunérée exclusivement par une commission dont le taux est fixé au préalable d’après le prix, la quantité ou la nature des biens ou des services (1° constituant le sixième alinéa de l’article L. 651-5). Il doit par ailleurs être rendu compte au commettant du prix auquel l’intermédiaire a traité l’opération avec l’autre contractant (2° constituant le septième alinéa de l’article L. 651-5) ;
- la troisième condition impose que l’intermédiaire qui réalise ces opérations d’entremise agisse en vertu d’un mandat préalable et ne devienne jamais propriétaire des biens (3° constituant le huitième alinéa de l’article L. 651-5) ;
- enfin, la quatrième condition est relative au lieu d’établissement des commettants (4° constituant le neuvième alinéa de l’article L. 651-5). Pour bénéficier de la réduction d’assiette de la C3S, les opérations ne doivent pas être réalisées par des personnes établies en France qui s’entremettent dans la livraison de biens ou l’exécution des services par des redevables « qui n’ont pas établi dans l’Union européenne le siège de leur activité, un établissement stable, leur domicile ou leur résidence habituelle ».
B. – Origine de la QPC et question posée
À la suite d’un contrôle de l’assiette déclarée au titre de la C3S pour 2016, la société Tupperware France s’était vue notifier en juillet 2017 une lettre d’observations de la part de la caisse nationale du régime social des indépendants, en charge de la collecte de cette contribution, comportant un redressement.
La société avait formé une réclamation, qui avait été rejetée le 2 mars 2018 par la caisse nationale déléguée pour la sécurité sociale des travailleurs indépendants.
La société avait alors saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale des Hauts-de-Seine d’une requête tendant à l’annulation de cette décision de rejet et au remboursement du redressement subi.
Par un jugement du 4 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Nanterre avait rejeté la requête. La société avait alors interjeté appel. Par un arrêt du 16 mars 2023, la cour d’appel de Versailles avait confirmé le jugement.
La société avait formé un pourvoi contre cet arrêt, à l’occasion duquel elle avait soulevé une QPC relative au « dispositions de l’alinéa 5 de l’article L. 651–5 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de l’article 12-E-3°) de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 et de l’article 28-II de la loi n° 92-1476 du 31 décembre 1992 ».
Dans son arrêt du 19 décembre 2023 précité, la Cour de cassation avait d’abord estimé que ces dispositions n’avaient pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, aux motifs que « Si le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012, a déclaré conforme à la Constitution l’article 12 de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale, modifiant notamment les dispositions contestées, il résulte de la liste figurant sur le site du Conseil constitutionnel, que celles-ci n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel ».
Après avoir rappelé certains éléments de jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la C3S et le principe d’égalité devant les charges publiques, la Cour avait ensuite jugé que la question posée présentait un caractère sérieux, aux motifs que « L’article L. 651-5, alinéa 5, du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012, applicable au litige, permet aux commissionnaires assujettis à la contribution sociale de solidarité des sociétés dont le commettant est établi dans l’Union européenne, sous réserve que les trois autres conditions soient remplies, de déclarer annuellement à l’organisme chargé du recouvrement de cette contribution une assiette comprenant le seul montant de leurs commissions, hors le prix des ventes réalisées au profit de leur commettant. / La disposition contestée fait a contrario obligation aux commissionnaires dont le commettant est établi hors de l’Union européenne de déclarer le montant de leur chiffre d’affaires global déclaré à l’administration fiscale, calculé hors taxes sur le chiffre d’affaires et taxes assimilées, et donc d’inclure dans l’assiette de la contribution litigieuse le chiffre d’affaires réalisé par ce dernier. / Dès lors, la disposition critiquée soumettant, d’une part, ce redevable à une imposition dont l’assiette inclut notamment des ressources dont il ne dispose pas, d’autre part, soumettant les commissionnaires établis en France à des règles d’assiette différentes, pour une même rémunération, selon que le commettant est établi dans ou hors de l’Union européenne, [introduit] ainsi une différence de traitement entre les intéressés ».
Elle avait donc renvoyé cette question au Conseil constitutionnel.
II. – L’examen de la constitutionnalité des dispositions contestées
A. – Les griefs, la délimitation du champ de la QPC et l’intervention
* La société requérante reprochait à ces dispositions de réserver aux seuls commissionnaires dont le commettant est établi dans l’Union européenne la possibilité de bénéficier d’une minoration de l’assiette de la C3S. Ce faisant, le législateur avait selon elle institué une différence de traitement injustifiée entre les commissionnaires et retenu un critère tenant au lieu d’établissement qui n’était ni objectif ni rationnel au regard de l’objet de cette imposition. Il en résultait une méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques.
Elle soutenait par ailleurs que ces dispositions méconnaissaient la liberté d’entreprendre en restreignant de façon injustifiée l’activité des commissionnaires ne bénéficiant pas d’une telle minoration d’assiette.
* Au regard de ces griefs, le Conseil constitutionnel a jugé que la QPC portait uniquement sur le 4° de l’article L. 651–1 du code de la sécurité sociale (paragr. 3).
* Le Conseil constitutionnel avait été saisi d’une demande d’intervention.
Il a d’abord rappelé que, conformément au deuxième alinéa de l’article 6 de son règlement sur la procédure suivie pour les QPC, les interventions ne sont recevables que si les personnes concernées justifient d’un intérêt spécial. Il a ensuite précisé que ces dernières « sont fondées à intervenir dans la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où leur intervention porte sur les dispositions contestées » (paragr. 4).
Dès lors, lorsque le Conseil constitutionnel a restreint le champ de la QPC au regard des griefs du requérant, l’intérêt à agir des personnes ayant demandé à intervenir s’apprécie au regard du champ ainsi déterminé.
En l’espèce, le Conseil constitutionnel a constaté que la société des eaux de Trouville-Deauville-Normandie ne contestait pas le critère tenant au lieu d’établissement prévu par les dispositions contestées, mais le champ d’application de la minoration d’assiette de la C3S. Il a donc refusé d’admettre cette intervention (paragr. 5).
* Par ailleurs, l’URSSAF Provence-Alpes-Côte d’Azur17, partie au litige à l’occasion duquel la QPC avait été posée, défendait la constitutionnalité de ces dispositions.
B. – La jurisprudence constitutionnelle relative à l’existence d’une précédente déclaration de conformité à la Constitution
Selon le troisième alinéa de l’article 62 de la Constitution, « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».
Dans sa décision n° 62–18 L du 16 janvier 1962, le Conseil constitutionnel a précisé l’étendue de l’autorité de ses décisions en jugeant « que l’autorité des décisions visées par cette disposition s’attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même »18.
* Tirant les conséquences de l’autorité qui s’attache aux décisions du Conseil dans le cadre de la procédure de QPC, le législateur organique a posé comme condition de transmission d’une QPC, aux articles 23–2 et 23–4 de l’ordonnance organique du 7 novembre 195819, le fait que la disposition contestée n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances.
Dans sa décision n° 2010–9 QPC du 2 juillet 2010, le Conseil a posé le principe suivant lequel « il résulte des dispositions combinées du troisième alinéa de l’article 23–2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée et du troisième alinéa de son article 23–5 que le Conseil constitutionnel ne peut être saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à une disposition qui a déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances »20.
Le commentaire de cette décision précise que « le Conseil a écarté l'interprétation selon laquelle le 2° de l’article 23-2 ne vise que celles des dispositions ou parties de dispositions examinées par le Conseil constitutionnel sur lesquelles porte la motivation conduisant à la déclaration de conformité à la Constitution. Une telle interprétation qui pouvait se prévaloir d’arguments de texte aurait cependant conféré à l’expression "dans les motifs et le dispositif" de la décision du Conseil constitutionnel une portée différente de celle que le législateur organique a entendu lui donner. / La formule retenue par la loi organique du 10 décembre 2009 a pour but de répondre à l’évolution des méthodes appliquées par le Conseil constitutionnel depuis 1959 dans la rédaction de ses décisions sur les lois ordinaires, afin que cette évolution de la rédaction n’ait pas pour conséquence de faire varier dans le temps la portée de l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel. / En effet, entre 1977 et 1991 en particulier, le Conseil a choisi de dire, dans son dispositif qu’il déclare conforme à la constitution "l’ensemble de la loi déférée", à la suite du "considérant balai", sans considération des articles effectivement contestés et analysés dans les motifs de la décision. En dehors de cette période, on trouve également des dispositifs rédigés de manière générale alors que seulement certaines dispositions de la loi ont été examinées. C’est cette particularité rédactionnelle qui a justifié, dans la loi organique, l’insertion d’une disposition imposant l’appréciation de la portée de la déclaration de constitutionnalité, non seulement par rapport au dispositif, mais encore, pour ces cas-là, par rapport aux motifs. L’autorité de la décision ne doit pas porter, en effet, sur des articles de la loi qui n’ont pas été spécialement examinés par le Conseil et pour lesquels il n’y a pas de "brevet de constitutionnalité" ».
Le Conseil a fait de nouveau application de ce principe dans sa décision n° 2010–14/22 QPC du 30 juillet 201021.
Seul un changement des circonstances peut donc conduire à ce que le Conseil constitutionnel soit à nouveau saisi d’une disposition déclarée conforme à la Constitution à la fois dans les motifs et le dispositif d’une décision. Dans le cas contraire, il juge régulièrement qu’il n’y a pas lieu de statuer sur les QPC qui lui sont renvoyées22.
* À cet égard, il convient d’insister sur le fait que, les dispositions législatives pouvant évoluer dans le temps, le Conseil constitutionnel se prononce sur des dispositions dans une rédaction déterminée de l’article qui les contient. Lorsqu’il est saisi dans le cadre du contrôle a priori, le Conseil se prononce sur les dispositions dans leur rédaction résultant de la loi déférée et, lorsqu’il est saisi dans le cadre d’une QPC, il se prononce sur les dispositions dans leur rédaction applicable au litige qui a donné lieu à la QPC.
Ainsi, une déclaration de conformité porte sur des dispositions législatives dans une rédaction particulière.
En principe, le juge du filtre étant seul chargé d’apprécier le critère d’applicabilité au litige de la disposition objet de la QPC, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer la version applicable au litige et c’est seulement lorsque cette dernière n’a pas été expressément déterminée par la décision de renvoi que le Conseil constitutionnel doit alors identifier cette version en tenant compte des circonstances du litige.
Lorsqu’il est conduit à déterminer lui-même la rédaction de la disposition renvoyée dans le cadre d’une QPC, le Conseil constitutionnel attache à la notion de version de la disposition contestée une acception spécifique, consistant à identifier cette version en se situant au niveau de l’article lui-même, sans « descendre » à un niveau inférieur à l’article (celui du paragraphe, de l’alinéa, de la phrase, etc.).
Comme le rappelle le commentaire de la décision n° 2019-813 QPC du 15 novembre 201923, le Conseil a fait le choix de privilégier un tel raisonnement par article de loi ou de code non seulement dans un souci de simplicité, mais aussi pour s’assurer que, lorsqu’il examine une disposition dans une version donnée, il la contrôle dans son contexte juridique applicable en l’état de la loi dont elle résulte.
Cette conception de la version applicable au litige offre une plus grande sécurité juridique à la décision du Conseil constitutionnel car elle permet, d’une part, une identification précise des dispositions censurées ou déclarées conformes et, d’autre part, de limiter la période temporelle durant laquelle sont susceptibles de se produire les effets de la disposition censurée. En outre, en cas de déclaration de conformité, une telle solution permet, le cas échéant, d’interroger de nouveau le Conseil sur une autre rédaction de l’article en cause, quand bien même elle serait formellement identique à celles déjà contrôlées, à partir du moment où le juge du filtre estime que les évolutions du contexte juridique – lesquelles peuvent par exemple résulter de décisions rendues par la Cour de cassation ou le Conseil lui-même – le justifient.
* Dans le dernier état de sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel ne juge en définitive nécessaire de rechercher si un changement des circonstances justifie de réexaminer des dispositions précédemment déclarées conformes à la Constitution que lorsqu’il est saisi par le requérant de dispositions dans la même rédaction que celle déjà déclarée conforme à la Constitution24. À l’inverse, s’il est saisi de ces dispositions dans une autre rédaction25, le Conseil considère qu’il ne les a pas déclarées conformes à la Constitution et qu’il peut ainsi procéder à leur examen, sans qu’il soit besoin d’un changement des circonstances26.
C. – L’application à l’espèce
La Cour de cassation ayant ici déterminé en termes non équivoques, dans les motifs de son arrêt de renvoi précité, la version des dispositions de l’article L. 651-5 du code de la sécurité sociale applicable selon elle au litige, il n’appartenait pas au Conseil de procéder lui-même à une autre détermination de cette version27.
Dans le cadre de la présente QPC, il était demandé au Conseil d’examiner les dispositions du 4° de l’article L. 651–5 du code de la sécurité sociale dans sa rédaction résultant de la loi n° 2012–1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013.
Or, le Conseil a constaté qu’il avait déjà examiné, dans sa décision n° 2012–659 DC du 13 décembre 2012, les dispositions de l’article 12 de la loi du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013, lequel a inséré les dispositions contestées au sein de l’article L. 651-5 du code de la sécurité sociale (paragr. 7).
Il avait ainsi déjà déclaré conforme à la Constitution, dans les motifs et le dispositif de cette décision, le 4° de l’article L. 651-5 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction résultant de la loi du 17 décembre 2012 (paragr. 8).
La circonstance que le Conseil constitutionnel n’ait répondu, dans les motifs de sa décision n° 2012–659 DC du 13 décembre 2012, qu’à des griefs relatifs à la contribution à la charge des entreprises du secteur des assurances, alors que la conformité à la Constitution des dispositions relatives à la minoration de l’assiette de la C3S à la charge des commissionnaires n’avait alors pas été discutée par les sénateurs requérants, demeurait sans incidence sur la portée de cette validation, dès lors que le Conseil a bien expressément déclaré conforme à la Constitution, dans les motifs et le dispositif de sa décision, l’ensemble de l’article 12 de la loi déférée, sans restreindre aucunement le champ de son contrôle28.
Dès lors que c’est précisément dans cette version – déjà examinée et déclarée conforme à la Constitution – que la Cour de cassation lui avait renvoyé la disposition contestée, le Conseil a jugé que, en l’absence de changement des circonstances, il n’y avait pas lieu de statuer sur la QPC portant sur le 4° de l’article L. 651–5 du code de la sécurité sociale (paragr. 9).
_______________________________________
1 La QPC, telle que formulée par la société requérante dans ses observations et reprise par la Cour de cassation dans les motifs de son arrêt de renvoi, ne mentionnait que le « cinquième alinéa » de cet article. Il en ressortait toutefois clairement qu’étaient visés, en réalité, les cinquième, sixième, septième, huitième et neuvième alinéas de cet article (les dispositions du cinquième alinéa formant le « chapeau » de celles figurant aux 1° à 4° de cet article, qui en constituent respectivement les sixième à neuvième alinéas).
2 Loi n° 70-13 du 3 janvier 1970 portant création d’une contribution sociale de solidarité au profit de certains régimes de protection sociale des travailleurs non salariés. Son article 1er complétait l’ordonnance n° 67–828 du 23 septembre 1967 relative à l’assurance maladie-maternité et à l’assurance vieillesse des travailleurs non salariés.
3 Décret n° 85-1353 du 17 décembre 1985 relatif au code de la sécurité sociale (partie Législative et partie Décrets en Conseil d’État).
4 Elles ont été transférées en 2018 aux articles L. 137–30 et suivants du même code, en application de l’ordonnance n° 2018–470 du 12 juin 2018 procédant au regroupement et à la mise en cohérence des dispositions du code de la sécurité sociale applicables aux travailleurs indépendants.
5 Décision n° 91–302 DC du 30 décembre 1991, Loi de finances pour 1992, cons. 12.
6 Devenu l’article L. 137–30 en 2018.
7 Devenu l’article L. 137–32 en 2018.
8 En 2013, ce seuil était fixé à 760 000 euros. À compter de 2018, il a pris la forme d’un abattement égal à 19 millions d’euros.
9 Loi n° 92–677 du 17 juillet 1992 portant mise en œuvre par la République française de la directive du Conseil des communautés européennes (C.E.E.) n° 91–680 complétant le système commun de la taxe sur la valeur ajoutée et modifiant, en vue de la suppression des contrôles aux frontières, la directive (C.E.E.) n° 77–388 et de la directive (C.E.E.) n° 92–12 relative au régime général, à la détention, à la circulation et au contrôle des produits soumis à accise.
10 Article 266 du code général des impôts.
11 En application de l’article 271 du code général des impôts, la TVA qui a grevé les éléments du prix d’une opération imposable est déductible de la TVA applicable à cette opération. Le droit à déduction prend naissance lorsque la taxe déductible devient exigible chez le redevable. Toutefois, les personnes qui effectuent des opérations occasionnelles soumises à la TVA n’exercent le droit à déduction qu’au moment de la livraison. La déduction de la taxe ayant grevé les biens et les services est opérée par imputation sur la taxe due par le redevable au titre du mois pendant lequel le droit à déduction a pris naissance.
12 Cet article a été créé par l’article 24 de la loi du 17 juillet 1992 précitée.
13 Voir supra.
14 Paragraphe II de l’article 28 de la loi n° 92–1476 du 31 décembre 1992 de finances rectificative pour 1992.
15 Amendement n°265 rect. présenté le 24 novembre 2012 par le Gouvernement.
16 Devenu en 2018 l’article L. 137–33 du même code.
17 Venant aux droits du régime des travailleurs indépendants puis de la Caisse nationale déléguée pour la sécurité sociale des travailleurs indépendants.
18 Décision n° 62–18 L du 16 janvier 1962, Nature juridique des dispositions de l’article 31 (alinéa 2) de la loi n° 60-808 du 5 août 1960 d’orientation agricole, cons. 1.
19 Ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
20 Décision n° 2010–9 QPC du 2 juillet 2010, Section française de l’Observatoire international des prisons (Article 706–53–21 du code de procédure pénale), cons. 3.
21 Décision n° 2010–14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W. et autres (Garde à vue), cons. 12.
22 Voir, par exemple, les décisions n° 2015-522 QPC du 19 février 2016, Mme Josette B.-M. (Allocation de reconnaissance III), cons. 5 et 6, n° 2017-653 QPC du 15 septembre 2017, Confédération générale du travail - Force ouvrière (Dispositions supplétives relatives au travail effectif et à l’aménagement du temps de travail sur une période supérieure à la semaine), paragr. 18 à 20, n° 2018-713/714 QPC du 13 juin 2018, M. Mohamed M. (Mesure administrative d’exploitation des données saisies dans le cadre d’une visite aux fins de prévention du terrorisme), paragr. 4 à 7, et n° 2022-1001 QPC du 1er juillet 2022, Société Lorraine services (Amende fiscale contre les tiers déclarants II), paragr. 4 à 8. Voir, également, la décision n° 2020-870 QPC du 4 décembre 2020, Société Ambulances secours rapides du bassin (Assistance de l’avocat lors d’une audition libre), paragr. 6 à 9, la décision n° 2021-949/950 du 24 novembre 2021, Mme Samia T. et autre (Droits de l’époux commun en biens en cas de confiscation prévue à titre de peine complémentaire de certaines infractions), paragr. 6 à 9, et la décision n° 2021–974 QPC du 25 février 2022, M. Youcef Z. (Réquisition de données informatiques par le procureur de la République dans le cadre d’une enquête préliminaire II), paragr. 4 à 7.
23 Décision n° 2019-813 QPC du 15 novembre 2019, M. Calogero G. (Exigence d’agrément pour l’exonération d’impôt sur le revenu des titres représentatifs d’un apport partiel d’actif par une société étrangère).
24 Voir en ce sens la décision n° 2021-922 QPC du 25 juin 2021, M. Jérôme H. (Absence de publicité de la décision d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions prononcée à l’encontre d’un magistrat du siège), paragr. 5 à 7, la décision n° 2020-850 QPC du 17 juin 2020, Mme Patricia W. (Attribution des sièges au premier tour des élections municipales dans les communes de 1 000 habitants et plus), paragr. 5 à 7 et la décision n° 2020-845 QPC du 19 juin 2020, M. Théo S. (Recel d’apologie du terrorisme), paragr. 8 à 10.
25 Le fait que cette nouvelle rédaction de l’article n’ait, le cas échéant, entraîné aucune modification au niveau de l’alinéa contesté est à cet égard indifférent.
26 Décisions n° 2021-930 QPC du 23 septembre 2021, M. Jean B. (Recours à la géolocalisation sur autorisation du procureur de la République), paragr. 6 à 8, et n° 2021-932 QPC du même jour, Société SIMS Holding agency corp et autres (Droits des propriétaires tiers à la procédure de confiscation des biens prévue à titre de peine complémentaire de certaines infractions), paragr. 8 à 10.
27 Il était pourtant permis de s’interroger, comme le faisait le Premier ministre dans ses observations, sur la portée de cette détermination, car la version applicable au présent litige – qui porte sur l’assiette déclarée de C3S pour l’année 2016 – ne semble en réalité pas celle issue de la loi du 17 décembre 2012 précitée, mais plutôt celle résultant de la loi n° 2014–892 du 8 août 2014 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014.
28 En outre, si la Cour de cassation avait cru pouvoir relever, dans son arrêt de renvoi précité, qu’« il résulte de la liste figurant sur le site du Conseil constitutionnel, que [les dispositions objet de la QPC] n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel », la consultation dudit tableau (qui, malgré son utilité pratique, n’a au demeurant aucune valeur juridique) confirmait, tout à l’inverse, que les dispositions des quatrième à dixième alinéas de l’article L. 651-5 du code de la sécurité sociale figuraient bien au nombre de celles mentionnées comme ayant déjà fait l’objet d’une déclaration de conformité.