Conformité
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 25 octobre 2023 par la Cour de cassation (chambre sociale, arrêt n° 2090 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par le comité social et économique Procter & Gamble Amiens, le syndicat Force ouvrière P&G Amiens et le syndicat CGT P&G Amiens portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 3326-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 relative au code du travail (partie législative).
Dans sa décision n° 2023-1077 QPC du 24 janvier 2024, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution la seconde phrase du premier alinéa de l’article L. 3326–1 du code du travail, dans cette rédaction.
I. – Les dispositions renvoyées
A. – Objet des dispositions renvoyées
1. – Le régime de la participation des salariés aux résultats de l’entreprise
* Le régime de participation des salariés aux résultats de l’entreprise trouve son origine dans l’ordonnance n° 67-693 du 17 août 1967 relative à la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises.
Le rapport au Président de la République accompagnant cette ordonnance, après avoir rappelé les grandes réformes sociales intervenues depuis la Libération, soulignait qu’un tel dispositif entendait constituer une nouvelle étape et « faire participer les travailleurs à l’expansion des entreprises et les y intéresser directement (…) ; dès lors, le progrès, œuvre de tous, doit être pour tous une source d’enrichissement, ce qui signifie que tous doivent prendre une part de l’accroissement du capital qu’il entraîne. / Dans le même temps, une telle réforme sociale doit concourir, à la marche et aux progrès de l’économie et en particulier accroître les capacités d’investissement des entreprises. En outre, un régime de participation, sans diminuer en rien l’autorité de la direction, peut favoriser l’établissement de rapports nouveaux entre salariés, représentés par leurs syndicats, et patrons ».
À cette fin, le législateur a instauré un mécanisme de participation financière bénéficiant aux salariés de certaines entreprises : ces dernières ont l’obligation de constituer une réserve spéciale de participation dont le montant est calculé en fonction de leur bénéfice net fiscal, réparti entre les salariés, versé de façon différée et assorti d’avantages fiscaux et sociaux.
* Après avoir été modifié à de nombreuses reprises, le régime applicable à la participation aux résultats de l’entreprise est aujourd’hui codifié aux articles L. 3321–1 à L. 3326-2 du code du travail.
Selon les deux premiers alinéas de son article L. 3322-1, « La participation a pour objet de garantir collectivement aux salariés le droit de participer aux résultats de l’entreprise. / Elle prend la forme d’une participation financière à effet différé, calculée en fonction du bénéfice net de l’entreprise, constituant la réserve spéciale de participation ».
Les dispositions législatives précitées du code du travail précisent notamment le champ des entreprises concernées. Le droit des salariés de participer aux résultats de l’entreprise doit être garanti dans toutes les entreprises1 employant au moins cinquante salariés2. Les entreprises de moins de cinquante salariés peuvent appliquer la participation à titre volontaire3.
Le droit à la participation est mis en place par voie conventionnelle, notamment par des accords de participation conclus au sein des entreprises concernées4. Par dérogation, un accord de groupe peut être passé entre les sociétés d’un même groupe ou seulement certaines d’entre elles5.
L’accord de participation doit déterminer les conditions dans lesquelles les salariés sont informés de l’application des dispositions relatives à leur participation ainsi que la nature et les modalités de gestion des droits reconnus aux salariés sur les sommes constituant la réserve spéciale de participation6.
Il doit être déposé auprès de l’autorité administrative7.
À défaut de conclusion d’un accord dans le délai d’un an suivant la clôture de l’exercice au titre duquel sont nés les droits des salariés, le régime légal s’applique de droit8.
* Les dispositions précitées du code du travail encadrent également les modalités d’établissement, de répartition et de versement de la participation.
Le calcul de la réserve spéciale de participation des salariés est déterminé par l’article L. 3324-1 du code du travail, en fonction de plusieurs variables économiques ou fiscales propres à chaque entreprise :
- il prend pour base le bénéfice fiscal net de l’entreprise réalisé en France, c’est–à–dire le bénéfice tel qu’il est retenu pour être imposé à l’impôt sur le revenu ou aux taux de l’impôt sur les sociétés, diminué de cet impôt ;
- une déduction représentant la rémunération des capitaux propres de l’entreprise au taux de 5 % est ensuite opérée sur le bénéfice net ainsi défini ;
- le chiffre obtenu est divisé par deux, puis multiplié par le rapport des salaires sur la valeur ajoutée de l’entreprise.
L’accord de participation peut établir un régime de participation comportant une base de calcul et des modalités différentes s’il comporte, pour les salariés, des avantages au moins équivalents9.
La participation aux résultats ayant un caractère collectif, tous les salariés doivent en principe en bénéficier. L’accord de participation peut toutefois prévoir une ancienneté minimale dans l’entreprise ou le groupe10. Cet accord peut également prévoir les règles de répartition entre les salariés, qui peut être proportionnelle aux salaires ou à la durée de présence dans l’entreprise ou uniforme11. Un plafond de répartition individuelle est déterminé par décret et ne peut faire l’objet d’aucun aménagement.
Le versement des droits à participation peut être immédiat, si le salarié le demande12.
Si le salarié ne demande pas le versement immédiat, il peut choisir d’affecter les sommes sur un plan d’épargne salariale13. Si le salarié n’opte pas pour le versement immédiat ou l’affectation sur un support d’investissement, les droits sont affectés pour moitié dans un plan d’épargne pour la retraite collectif ou dans un plan d’épargne retraite d’entreprise collectif lorsqu’un tel plan a été mis en place dans l’entreprise et, pour moitié, sur un plan d’épargne salariale14.
En cas d’affectation sur un plan d’épargne entreprise, les sommes sont bloquées durant cinq ans. Si elles sont affectées sur un plan d’épargne retraite, elles le sont jusqu’au départ à la retraite du salarié. Ce dernier peut toutefois demander un déblocage anticipé en cas d’événements liés à sa situation professionnelle ou privée ou à ses projets15.
* Enfin, la mise en place d’un accord de participation fait bénéficier les entreprises et leurs salariés d’avantages fiscaux et sociaux16.
Ainsi, les droits à participation n’ont pas le caractère d’élément de salaire pour l’application de la législation du travail17. Les sommes versées au titre de la participation sont exonérées de l’impôt sur le revenu pour les salariés18 et déductibles, pour les entreprises, de l’assiette de l’impôt sur les sociétés ou de l’impôt sur les revenus au titre de l’exercice de répartition des droits entre les bénéficiaires19.
* La chambre sociale de la Cour de cassation a jugé « d’ordre public absolu » « l’ensemble des dispositions légales et réglementaires relatives à la participation obligatoire des salariés aux résultats de l’entreprise qui vise à la constitution d’une épargne salariale et à son orientation vers un secteur déterminé de l’économie nationale »20. Ceci implique que, sauf à ce que la loi elle-même le prévoie, il est impossible de déroger à ces dispositions par voie conventionnelle, dans le cadre d’accords collectifs ou de contrats de travail.
2. – L’encadrement de certaines contestations du montant de la réserve spéciale de participation
* L’article L. 3326-1 du code du travail (les dispositions objet de la décision commentée)21 fixe les conditions selon lesquelles peut être contestée l’application des règles de participation des salariés aux résultats de l’entreprise, et en particulier les différents éléments pris en compte pour le calcul de la réserve spéciale de participation.
S’agissant du montant du bénéfice net et de celui des capitaux propres de l’entreprise, le premier alinéa de cet article prévoit qu’ils sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes22.
Il prévoit en outre que ces montants ne peuvent pas être remis en cause à l’occasion des litiges nés de l’application des dispositions relatives à la participation des salariés aux résultats.
S’agissant des contestations relatives au montant des salaires et du calcul de la valeur ajoutée, le deuxième alinéa du même article prévoit qu’elles sont réglées par les procédures stipulées par les accords de participation. À défaut, elles relèvent des juridictions compétentes en matière d’impôts directs23. Lorsqu’un accord de participation est intervenu, les juridictions ne peuvent toutefois être saisies que par les signataires desdits accords.
S’agissant des autres litiges relatifs à l’application du régime de participation des salariés aux résultats de l’entreprise, le dernier alinéa de l’article L. 3326-1 prévoit qu’ils relèvent de la compétence des tribunaux judiciaires.
Ces dispositions sont d’ordre public absolu24.
* Des dispositions réglementaires et la doctrine fiscale25 (dans la mesure où l’inspecteur des impôts peut avoir à établir une attestation) complètent ces dispositions.
Elles envisagent notamment les hypothèses où est établie une nouvelle attestation (en cas d’erreur26) ou une attestation rectificative (en cas de modification de l’assiette fiscale servant à établir l’un des éléments du calcul de la réserve de participation).
L’article D. 3325-4 du code du travail prévoit à ce titre que toute modification d’assiette du bénéfice net intervenue après la délivrance d’une attestation donne lieu à une attestation rectificative établie dans les mêmes conditions que l’attestation initiale. En particulier, lorsque la déclaration des résultats d’un exercice est rectifiée par l’administration ou par le juge de l’impôt, le montant de la participation des salariés au bénéfice de cet exercice doit faire l’objet d’un nouveau calcul, compte tenu des rectifications apportées27.
* Une jurisprudence abondante est en outre venue préciser l’application de ces dispositions.
– D’une part, la compétence pour juger des recours contre l’attestation établissant le bénéfice net servant au calcul des participations a été unifiée au profit du juge judiciaire28.
Pour juger que le juge judiciaire était compétent pour les contestations relatives à cette attestation, y compris celle établie par l’inspecteur des impôts, le Tribunal des conflits a relevé, dans sa décision du 11 décembre 201729, que « l’attestation établie par l’inspecteur des impôts … [a] pour seul objet de garantir la concordance entre le montant du bénéfice déclaré à l’administration et celui utilisé par l’entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation des salariés ». Il a jugé que cette attestation n’avait donc pas le caractère d’un acte administratif détachable du contentieux s’y rapportant, qui ressortit à la compétence de la juridiction judiciaire.
– D’autre part, la Cour de cassation a progressivement précisé les conditions de recevabilité des contestations dirigées, devant le juge de la participation, contre le montant du bénéfice net établi par l’attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes.
Il ressort d’une jurisprudence constante de la chambre sociale de la Cour de cassation (à laquelle se référait d’ailleurs expressément l’arrêt de renvoi précité de la présente QPC) que les montants du bénéfice net de l’entreprise et celui des capitaux propres établis par l’attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes ne peuvent être remis en cause à l’occasion de litiges opposant le salarié à l’employeur30 ou émanant d’un comité d’entreprise31, de sorte que leur contestation est irrecevable. Demeure ainsi uniquement recevable, selon la Cour de cassation, la contestation du montant du bénéfice net ou des capitaux propres lorsque l’attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes est incomplète (attestation ne mentionnant aucune information sur le montant des capitaux propres ni sur celui de l’excédent net répartissable retenu et sur l’exercice auquel ces montants se rapportaient32 ; attestation ne mentionnant ni le montant du bénéfice net, ni celui des capitaux propres pour l’année considérée33).
Par un arrêt du 28 février 2018, la chambre sociale de la Cour de cassation a par ailleurs jugé que la contestation par les syndicats de cette attestation, dont ils ne contestaient pas la sincérité, était irrecevable même si cette contestation était fondée sur la fraude ou sur l’abus de droit34.
Il résulte de cette jurisprudence que les seuls cas dans lesquels il est possible de contester l’attestation, en tant qu’elle établit les montants du bénéfice net et des capitaux propres pris en compte pour le calcul de la participation, sont ceux dans lesquels est allégué son caractère incomplet ou insincère35.
Si ce principe d’intangibilité de l’attestation s’applique aux litiges qui opposent l’entreprise aux salariés ou au comité d’entreprise (devenu le comité social et économique), ainsi qu’aux organisations syndicales qui agissent en exécution d’un accord de participation, il n’en demeure pas moins que le montant du bénéfice net peut toujours être remis en cause à la suite d’un contrôle fiscal. Comme le relève la doctrine : « Il convient en effet de ne pas oublier que le seul objet de l’attestation délivrée par les services fiscaux est de garantir, vis-à-vis du comité social et économique et des salariés, la concordance entre le montant du bénéfice déclaré à l’Administration et celui utilisé par l’entreprise pour le calcul de la réserve de participation. Le droit général de contrôle de l’administration fiscale n’en est pas pour autant supprimé ou réduit »36. Le Conseil d’État a jugé, en ce sens, que l’article 12 de l’ordonnance du 17 août 1967 (devenu l’article L. 3326-1 du code du travail) « ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de priver l’administration fiscale, en ce qui concerne notamment le calcul du montant de la provision pour investissement, de son droit général de contrôler les déclarations du contribuable, tel qu’il résulte des dispositions de l’article 55 du code général des impôts et d’établir, le cas échéant, les redressements qui en résultent »37.
* Relevons enfin que, lors des débats parlementaires ayant précédé l’adoption du projet de loi portant transposition de l’accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise, enregistré à l’Assemblée nationale le 24 mai 2023, plusieurs amendements ont été déposés pour modifier l’état du droit en matière de contestation des montants du bénéfice net et des capitaux propres pris en compte pour le calcul de la participation, afin selon leurs auteurs de « permettre aux salariés de bénéficier d’un recalcul des bénéfices de l’entreprise en vue d’une possible revalorisation de leur participation salariale, dans les cas où une erreur de calcul, des manœuvres frauduleuses ou des stratégies d’optimisation fiscale auraient faussé le résultat sur un exercice de l’entreprise »38.
Certains parlementaires proposaient corrélativement la suppression pure et simple de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article L. 3326-1 du code du travail limitant la recevabilité des contestations remettant en cause les montants objet de l’attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes, au motif que ces dispositions auraient pour « seul effet [d’]empêcher les salariés de faire valoir leur droit à participation lorsqu’ils estiment que le résultat est artificiellement minoré, par exemple lorsqu’il est transféré dans une holding au moyen de prix de transfert ou de management fees, les frais de gestion »39. Ces amendements n’ont toutefois pas été adoptés40. Le rapporteur de la commission des affaires sociales, M. Louis Margueritte, a fait valoir à ce propos que « l’abrogation pure et simple de l’article L. 3326-1 emporterait de lourdes conséquences, c’est pourquoi je serai défavorable à ces quatre amendements. En effet, s’agissant des comptes des entreprises, il est nécessaire de préserver la sécurité juridique et comptable. D’ailleurs, en pratique, le commissaire aux comptes certifie à la fois les comptes eux-mêmes, le bénéfice fiscal et la réserve spéciale de participation qui en découle »41.
En revanche, a été adopté un amendement visant à donner une portée législative à l’article D. 3324-40 du code du travail selon lequel, lorsque la déclaration des résultats d’un exercice est rectifiée par l’administration ou par le juge de l’impôt, le montant de la participation des salariés au bénéfice de cet exercice fait l’objet d’un nouveau calcul42. Le nouvel article L. 3326-1-1 (inséré immédiatement après les dispositions objet de la décision commentée), en vigueur depuis le 1er décembre 2023, prévoit ainsi que, lorsque la déclaration des résultats d’un exercice est rectifiée par l’administration ou par le juge de l’impôt (que les rectifications donnent lieu ou non à l’application de majorations, à des poursuites pénales ou à une convention judiciaire d’intérêt public), le montant de la participation des salariés au bénéfice de cet exercice fait l’objet d’un nouveau calcul tenant compte des rectifications apportées et le montant de la réserve spéciale de participation est modifié en conséquence.
B. – Origine de la QPC et question posée
La délégation du personnel du comité d’entreprise de la société Procter & Gamble Amiens, le syndicat Force ouvrière P&G Amiens, le syndicat CGT P&G Amiens et le syndicat CFDT Chimie énergie Picardie avaient assigné la société suisse et les sociétés françaises du groupe Procter & Gamble devant un tribunal judiciaire aux fins notamment de voir constater que les attestations du commissaire aux comptes établies en vue du calcul de la réserve spéciale de participation devaient être frappées de nullité ou, en toute hypothèse, ne présentaient pas le caractère de sincérité nécessaire à leur validité, et déclarer nulles et de nul effet les clauses de rémunération des contrats conclus entre la société suisse et les sociétés françaises.
Par jugement du 22 mai 2020, le tribunal judiciaire avait notamment déclaré irrecevable leur action.
Le comité social et économique Procter & Gamble Amiens, venant aux droits du comité d’entreprise, le syndicat Force ouvrière P&G Amiens et le syndicat CGT P&G Amiens avaient interjeté appel de la décision et présenté une QPC devant le conseiller chargé de l’instruction du dossier, qui avait été rejetée.
Par un arrêt du 20 octobre 2022, la cour d’appel avait confirmé le jugement.
Le comité social et économique et les deux organisations syndicales avaient formé un pourvoi en cassation et, à cette occasion, ils avaient soulevé une nouvelle QPC portant sur l’article L. 3326-1 du code du travail.
Dans sa décision du 25 octobre 2023 précitée, la Cour de cassation avait d’abord constaté que « La disposition contestée, telle qu’interprétée par la jurisprudence constante de la Cour de cassation (Soc., 11 mars 2009, pourvoi n° 08-41.140, Bull. 2009, V, n° 80 ; Soc., 8 décembre 2010, pourvoi n° 09-65.810, Bull. 2010, V, n° 88 ; Soc., 10 janvier 2017, pourvoi n° 14-23.888, Bull. 2017, V, n° 4), qui juge que, selon l’article L. 3326-1 du code du travail, d’ordre public absolu, le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l’entreprise sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes et ne peuvent être remis en cause à l’occasion des litiges relatifs à la participation aux résultats de l’entreprise, ce dont il résulte que le montant du bénéfice net qui a été certifié par une attestation du commissaire aux comptes de la société, dont les syndicats ne contestent pas la sincérité, ne peut être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l’action des syndicats est fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société (Soc., 28 février 2018, pourvoi n° 16–50.015, Bull. 2018, V, n° 36 ; Soc., 6 juin 2018, pourvoi n° 16-24.566, 16–25.749), qui sert de fondement à la décision contestée, est applicable au litige ».
Elle avait ensuite estimé que la question posée présentait un caractère sérieux, au motif que « dès lors que, selon la jurisprudence du Conseil d’État (CE, 5 décembre 1984, n° 36337, publié au recueil Lebon) et du Tribunal des conflits (TC, 11 décembre 2017, pourvoi n° 17-04.104, Bull. 2017, TC n° 11), l’attestation délivrée en application de l’article L. 442-13, alinéa 1er, devenu L. 3326-1, alinéa 1er, du code du travail a pour seul objet de garantir la concordance entre le montant du bénéfice net et des capitaux propres déclarés à l’administration et celui utilisé par l’entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation des salariés aux résultats de l’entreprise, en sorte que l’inspecteur des impôts ou le commissaire aux comptes qui établit cette attestation n’exerce pas, dans le cadre de cette mission, un pouvoir de contrôle de la situation de l’entreprise, l’article L. 3326-1 du code du travail, tel qu’interprété par la Cour de cassation, en ce qu’il interdit toute remise en cause, dans un litige relatif à la participation, des montants établis par ladite attestation, dont la sincérité n’est pas contestée, quand bien même sont invoqués la fraude ou l’abus de droit à l’encontre des actes de gestion de l’entreprise, pourrait être considéré comme portant une atteinte substantielle au droit à un recours juridictionnel effectif ».
Elle avait donc renvoyé cette question au Conseil constitutionnel.
II. – L’examen de la constitutionnalité des dispositions contestées
* Les requérants reprochaient aux dispositions renvoyées, telles qu’interprétées par la jurisprudence de la Cour de cassation, de faire obstacle à toute remise en cause des montants figurant sur l’attestation établie par le commissaire aux comptes ou l’inspecteur des impôts, alors que la réserve spéciale de participation des salariés est calculée sur la base de ces montants. Selon eux, elles privaient ainsi les salariés de la possibilité de contester le calcul de cette réserve, y compris lorsque la fraude ou l’abus de droit sont invoqués à l’encontre d’actes de gestion. Ils soutenaient que ces dispositions méconnaissaient ainsi le droit à un recours juridictionnel effectif.
* Au regard de ces griefs, le Conseil constitutionnel a jugé que la QPC portait uniquement sur la deuxième phrase du premier alinéa de l’article L. 3326–1 du code du travail (paragr. 3).
A. – La jurisprudence constitutionnelle
Aux termes de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Le Conseil constitutionnel juge de manière constante qu’« Il résulte de cette disposition qu’il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction »43.
La jurisprudence constitutionnelle offre de nombreuses illustrations de l’application de ce droit en matière pénale, civile ou administrative.
* Il en ressort tout d’abord que le bénéfice du droit au recours n’est pas limité aux seuls actes juridictionnels. En effet, le Conseil constitutionnel ne tient pas compte de la qualification juridique conférée à l’acte en cause. Ainsi, tout acte, qu’il soit juridictionnel ou non juridictionnel, pris par une autorité publique, administrative ou judiciaire, peut être contrôlé au regard des exigences du droit à un recours effectif dès lors qu’il emporte des conséquences certaines sur son destinataire44.
De telles conséquences doivent par nature être défavorables45, ce qui implique, suivant les cas, d’apprécier la situation dans laquelle se trouve l’intéressé et son intérêt à agir au regard notamment des droits qui lui sont reconnus au titre de la procédure en cause.
Par exemple, dans sa décision n° 2018-715 QPC du 22 juin 2018, le Conseil constitutionnel était saisi de dispositions qui reconnaissaient aux personnes placées en détention provisoire le droit, sous réserve que l’autorité judiciaire ne s’y oppose pas, de correspondre par écrit avec toute personne de leur choix, mais ne prévoyaient aucun recours contre l’éventuel refus de l’autorité judiciaire. Le Conseil a jugé que « ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne permettent de contester devant une juridiction une décision refusant l’exercice de ce droit. / Au regard des conséquences qu’entraîne ce refus pour une personne placée en détention provisoire, l’absence de voie de droit permettant la remise en cause de la décision du magistrat conduit dès lors à ce que les dispositions contestées méconnaissent les exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration de 1789 »46.
Dans sa décision n° 2023-1068 QPC du 17 novembre 2023, le Conseil a jugé, s’agissant de l’impossibilité pour le débiteur de contester devant le juge de l’exécution le montant de la mise à prix des droits incorporels saisis en cas de vente par adjudication, qu’« au regard des conséquences significatives qu’est susceptible d’entraîner pour le débiteur la fixation du montant de la mise à prix des droits saisis, il appartenait au législateur d’instaurer une voie de recours »47.
À l’inverse, dans sa décision n° 2021-918 QPC du 18 juin 2021, le Conseil a jugé que l’absence de voie de recours permettant à une personne poursuivie selon la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) de remettre en cause la décision de refus d’homologation prise par le président du tribunal judiciaire ne méconnaît pas le droit à un recours juridictionnel effectif, dès lors notamment que la CRPC « est une procédure particulière de jugement de certains délits qui peut être librement mise en œuvre par le procureur de la République dès lors que la personne poursuivie a reconnu les faits » et que « la personne poursuivie ne dispose pas d’un droit à être jugée selon cette procédure alors même qu’elle a reconnu les faits qui lui sont reprochés » ni, « lorsque le procureur de la République a décidé de recourir à cette procédure et qu’elle a accepté la peine qu’il lui a proposée, d’un droit à son homologation par le président du tribunal judiciaire »48.
* Même lorsqu’il peut valablement être invoqué par la personne intéressée, le droit à un recours juridictionnel effectif n’interdit pas, dans certaines limites, d’encadrer l’exercice d’un recours, notamment par des règles de recevabilité49, dès lors que le justiciable ne se retrouve pas privé de toute voie de recours contre des décisions emportant des conséquences certaines sur sa situation. Le Conseil considère également que le droit à un recours juridictionnel effectif est méconnu lorsque des dispositions prévoient un recours mais ne garantissent pas qu’il puisse s’exercer50.
Afin de déterminer s’il n’est pas porté une atteinte substantielle au droit au recours, le Conseil examine les limitations apportées à ce droit au regard de la situation du requérant et des objectifs poursuivis par le législateur, qu’il s’agisse d’objectifs de valeur constitutionnelle ou d’objectifs d’intérêt général.
La mise en œuvre du droit à un recours juridictionnel effectif est ainsi susceptible d’être restreinte au nom de motifs légitimes tels que l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice51 ou celui de bon usage des deniers publics52, l’objectif d’assurer la sécurité juridique des relations contractuelles53 ou encore la volonté de limiter les risques particuliers d’incertitude juridique qui pèsent sur certaines décisions et de prévenir les recours abusifs et dilatoires54.
Suivant une approche qui peut l’amener à opérer sur ce point un contrôle de proportionnalité, le Conseil s’assure toutefois que les limitations au droit au recours ne puissent aboutir à priver cette exigence constitutionnelle de toute garantie. La restriction ne saurait ainsi aller jusqu’à une privation complète de tout recours contre une décision défavorable.
* Pour apprécier la conformité de dispositions au droit à un recours juridictionnel effectif, le Conseil prend en compte non pas seulement la voie de recours qui lui est soumise, mais l’ensemble des voies qui sont ouvertes. Il juge avec constance que, lorsque la voie de droit réclamée par l’intéressé fait défaut, la censure, sur le fondement du droit à un recours juridictionnel effectif, n’est cependant encourue que s’il n’existe aucune autre voie de droit susceptible de suppléer l’absence d’action directe contre la décision défavorable.
Ainsi, dans sa décision n° 2011-129 QPC du 13 mai 2011, le Conseil était saisi de dispositions qui n’ouvraient pas de voie d’action directe pour les agents des assemblées parlementaires et leurs organisations syndicales à l’encontre des actes statutaires pris par les instances de ces assemblées.
Le Conseil a néanmoins jugé que ces dispositions permettaient « à tout agent des assemblées parlementaires de contester, devant la juridiction administrative, une décision individuelle prise par les instances des assemblées parlementaires qui lui fait grief ; qu’à cette occasion, l’agent intéressé peut à la fois contester, par la voie de l’exception, la légalité des actes statutaires sur le fondement desquels a été prise la décision lui faisant grief et engager une action en responsabilité contre l’État ; qu’à cette même occasion, une organisation syndicale a la possibilité d’intervenir devant la juridiction saisie ; que, par suite, en ne permettant pas à une telle organisation de saisir directement la juridiction administrative d’un recours contre un acte statutaire pris par les instances d’une assemblée parlementaire, le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas disproportionnée entre le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif et le principe de séparation des pouvoirs »55.
Dans sa décision n° 2012-288 QPC du 17 janvier 2013, le Conseil était saisi de dispositions de l’article 414-2 du code civil restreignant les cas dans lesquels des héritiers peuvent demander la nullité d’un acte pour insanité d’esprit du défunt. Le Conseil a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution en jugeant : « Considérant, en premier lieu, que, par les dispositions contestées, le législateur a entendu assurer un équilibre entre, d’une part, les intérêts des héritiers et, d’autre part, la sécurité des actes conclus par le défunt et en particulier des transactions ; qu’il a également entendu, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, éviter les difficultés liées à l’administration de la preuve de l’état mental d’une personne décédée ; / Considérant, en second lieu, que les dispositions contestées réservent aux héritiers la qualité pour agir en nullité pour insanité d’esprit dans le cas où l’acte "porte en lui-même la preuve d’un trouble mental", si l’intéressé était placé sous sauvegarde de justice lors de la conclusion de l’acte litigieux ou si une action a été introduite avant le décès de l’auteur de l’acte aux fins d’ouverture d’une curatelle ou d’une tutelle ou si effet a été donné au mandat de protection future ; que, par ces dispositions, le législateur a précisément fixé la portée des limites au droit des héritiers d’agir en nullité d’un acte juridique pour cause d’insanité d’esprit conclu par le défunt ; que ces dispositions ne font pas obstacle à l’exercice, par les héritiers, des actions en nullité qui seraient fondées sur les règles du droit commun des contrats ; qu’elles ne font ainsi pas obstacle à ce que des actes passés au moyen de violences, de fraudes ou d’abus de faiblesse puissent être annulés / Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’en adoptant les dispositions contestées le législateur a, dans l’exercice de sa compétence, apporté au droit d’agir des héritiers des limitations justifiées par des motifs d’intérêt général et proportionnées au regard de ces objectifs »56.
Dans la décision n° 2017-672 QPC du 10 novembre 2017, saisi de dispositions limitant la possibilité pour le juge judiciaire d’ordonner la démolition d’une construction méconnaissant les règles d’urbanisme, le Conseil, pour rejeter le grief, a notamment relevé que, dans les cas pour lesquels l’action en démolition est exclue, « une personne ayant subi un préjudice causé par une construction peut en obtenir la réparation sous forme indemnitaire, notamment en engageant la responsabilité du constructeur […]. La personne lésée peut par ailleurs obtenir du juge administratif une indemnisation par la personne publique du préjudice causé par la délivrance fautive du permis de construire irrégulier »57.
* Le Conseil a également jugé à plusieurs reprises que le législateur pouvait, sans porter une atteinte inconstitutionnelle au droit à un recours effectif juridictionnel, réserver les voies de recours à certaines personnes.
Ainsi, dans sa décision n° 2015-722 DC du 26 novembre 2015, le Conseil était saisi de dispositions de la loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales qui ne prévoyaient pas de recours pour les personnes faisant l’objet d’une telle mesure. Il a toutefois retenu que « la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement exerce son contrôle de sa propre initiative ou sur réclamation de toute personne souhaitant vérifier qu’aucune mesure de surveillance n’est ou n’a été mise en œuvre irrégulièrement à son égard ; que lorsqu’elle est saisie d’une réclamation, la commission indique à son auteur qu’il a été procédé aux vérifications nécessaires, sans confirmer ni infirmer la mise en œuvre de mesures de surveillance ». Il a ensuite relevé que, lorsqu’elle constate qu’un manquement a été commis dans la mise en œuvre d’une mesure de surveillance internationale, « La commission adresse au Premier ministre une recommandation tendant à ce que le manquement cesse et que les renseignements collectés soient, le cas échéant, détruits ; quesi le Premier ministre n’a pas donné suite ou a insuffisamment donné suite à cette recommandation, le président de la commission ou trois de ses membres peuvent saisir le Conseil d’État ». Il en a déduit, après avoir relevé que la personne faisant l’objet d’une mesure de surveillance internationale ne peut saisir un juge pour contester la régularité de cette mesure, « qu’en prévoyant que la commission peut former un recours à l’encontre d’une mesure de surveillance internationale, le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas manifestement disproportionnée entre le droit à un recours juridictionnel effectif et le secret de la défense nationale »58.
Dans sa décision n° 2016-541 QPC du 18 mai 2016, le Conseil était saisi d’un grief tiré de ce que, en cas de perquisition, les dispositions contestées accordaient à l’occupant des locaux d’un navire un droit de recours contre le déroulement des opérations de visite effectuées par les agents des douanes mais qu’elles n’ouvraient pas ce recours aux propriétaires du navire ou des biens qui s’y trouvaient s’ils n’étaient pas les occupants de ces locaux. Le Conseil a écarté un tel grief en s’appuyant sur l’existence d’un recours indemnitaire et l’existence des voies de droit ouvertes aux autres personnes intéressées en jugeant : « le propriétaire du navire ou d’un objet saisi à l’occasion de ces opérations de visite dispose, s’il fait l’objet de poursuites pénales, de la faculté de faire valoir, par voie d’exception, la nullité de ces opérations, sur le fondement des articles 173 ou 385 du code de procédure pénale. Il peut également invoquer l’irrégularité de ces opérations à l’appui d’une demande tendant à engager la responsabilité de l’État du fait de la saisie. / En réservant à l’occupant des locaux d’un navire, affectés à un usage privé ou d’habitation, la possibilité de contester par voie d’action la régularité des opérations de visite, compte tenu des voies de contestation ouvertes aux personnes intéressées à un autre titre, le législateur n’a pas porté atteinte au droit des personnes intéressées de contester la régularité des opérations de visite »59.
Dans sa décision n° 2019-795 QPC du 5 juillet 2019, le Conseil était saisi de dispositions qui confiaient au ministère public le monopole des poursuites des comptables publics devant les chambres régionales des comptes et faisaient obstacle à ce qu’une collectivité publique puisse contester devant l’une de ces juridictions les manquements du comptable lui ayant causé un préjudice lorsque de tels manquements n’ont pas été visés dans le réquisitoire du ministère public. Le Conseil a jugé que ces dispositions ne portaient pas d’atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif aux motifs que : « en premier lieu, même si ce régime spécial de responsabilité des comptables publics peut conduire à l’indemnisation des préjudices subis par les collectivités publiques, son objet principal est, dans l’intérêt de l’ordre public financier, de garantir la régularité des comptes publics. Au vu de cet objet, il était loisible au législateur de confier au ministère public près les juridictions financières un monopole des poursuites en la matière. / En second lieu, le législateur a expressément prévu à l’article 60 de la loi du 23 février 1963 que ce régime spécial de responsabilité n’est pas exclusif de la responsabilité des mêmes comptables attachée à leur qualité d’agent public. Dès lors, les collectivités publiques victimes d’une faute du comptable ont la possibilité, si le ministère public près les juridictions financières n’a pas entendu saisir la chambre régionale des comptes de cette faute et de toutes ses conséquences, d’agir en responsabilité, selon les voies du droit commun, contre l’État ou contre le comptable lui-même »60.
Enfin, dans sa décision n° 2022-1021 QPC du 28 octobre 2022, le Conseil était saisi de dispositions excluant la possibilité pour un journaliste, lorsqu’il n’est pas partie à une procédure pénale, de soulever une requête en nullité contre un acte d’investigation accompli en violation du secret des sources. Le Conseil a relevé, en premier lieu, qu’« au cours de l’information, le juge d’instruction, le procureur de la République, les parties ou le témoin assisté peuvent saisir la chambre de l’instruction aux fins d’annulation d’un acte ou d’une pièce de la procédure. En réservant à ces personnes la possibilité de contester la régularité d’actes ou de pièces versés au dossier de la procédure, le législateur a entendu préserver le secret de l’enquête et de l’instruction et protéger les intérêts des personnes concernées par celles-ci. Ce faisant, il a poursuivi les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et entendu garantir le droit au respect de la vie privée et de la présomption d’innocence ». En second lieu, le Conseil a rappelé que, même lorsqu’il n’a pas la qualité de partie à la procédure à l’occasion de laquelle un acte d’investigation aurait été accompli en violation du secret des sources, le journaliste qui s’estimerait lésé par un tel acte dispose d’autres voies de recours. En effet, dans le cas où l’atteinte au secret des sources serait constitutive d’une infraction pénale, le journaliste « peut mettre en mouvement l’action publique devant les juridictions pénales en se constituant partie civile et demander la réparation de son préjudice ». Le Conseil a donc considéré qu’« en ne permettant pas à un journaliste, comme à tout autre tiers à la procédure, d’obtenir l’annulation d’un acte d’investigation accompli en violation du secret des sources, le législateur n’a pas, compte tenu de l’ensemble des voies de droit qui sont ouvertes, méconnu le droit à un recours juridictionnel effectif »61.
B. – L’application à l’espèce
Après avoir rappelé les termes de l’article 16 de la Déclaration de 1789 et sa formule de principe selon laquelle « Il résulte de cette disposition qu’il ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction » (paragr. 4), le Conseil a décrit le contexte, l’objet et la portée des dispositions contestées.
À cet égard, le Conseil a d’abord présenté le régime de la participation des salariés. Il a ainsi relevé qu’« [E]n application de l’article L. 3322-1 du code du travail, la participation des salariés aux résultats de l’entreprise prend la forme d’une participation financière à effet différé, qui constitue la réserve spéciale de participation » et qu’« il résulte de l’article L. 3324-1 du même code que cette réserve est calculée notamment en fonction du bénéfice net et des capitaux propres de l’entreprise » (paragr. 5).
Il a ensuite rappelé que, selon l’article L. 3326-1 du code du travail, « le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l’entreprise sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes » et que « les dispositions contestées de cet article prévoient que ces montants ne peuvent pas être remis en cause à l’occasion d’un litige relatif à la participation aux résultats de l’entreprise » (paragr. 6).
Il a enfin précisé qu’il résulte « de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que les montants certifiés par l’attestation ne peuvent être remis en cause dans un litige relatif à la participation quand bien même l’action du demandeur est fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de l’entreprise » (paragr. 7).
Pour s’assurer de la conformité à la Constitution de ces dispositions, le Conseil constitutionnel s’est alors attaché, d’une part, à identifier l’objectif poursuivi par le législateur. Après avoir relevé que cette attestation avait pour seul objet de « garantir la concordance entre le montant du bénéfice net et des capitaux propres déclarés à l’administration fiscale et celui utilisé par l’entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation », il a estimé qu’en adoptant les dispositions contestées, le législateur avait entendu « éviter que les montants déclarés par l’entreprise et vérifiés par l’administration fiscale, sous le contrôle du juge de l’impôt, puissent être remis en cause, devant le juge de la participation, par des tiers à la procédure d’établissement de l’impôt ». Il en a déduit que, ce faisant, il avait poursuivi un objectif d’intérêt général (paragr. 8).
En ne permettant pas aux salariés et aux organisations syndicales de contester les montants figurant sur l’attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes, le législateur a en effet entendu assurer la sécurité juridique des entreprises dont les déclarations sont vérifiées par l’administration fiscale sous le contrôle du juge de l’impôt et préserver la compétence de l’administration fiscale et du juge compétent en matière de fiscalité afin de limiter les divergences d’appréciation susceptibles de résulter d’un partage de compétence entre les deux ordres de juridiction.
D’autre part, le Conseil a relevé que « l’administration fiscale, qui contrôle les déclarations effectuées pour l’établissement des impôts, peut, le cas échéant sur la base de renseignements portés à sa connaissance par un tiers, contester et faire rectifier les montants déclarés par l’entreprise au titre du bénéfice net ou des capitaux propres, notamment en cas de fraude ou d’abus de droit liés à des actes de gestion » et que « dans ce cas, une attestation rectificative est établie aux fins de procéder à un nouveau calcul du montant de la réserve spéciale de participation » (paragr. 9).
Pour ce faire, l’article L. 64 du livre des procédures fiscales permet à l’administration fiscale d’écarter les actes juridiques fictifs ou susceptibles de caractériser une fraude à la loi. L’administration fiscale peut en outre, en vertu de l’article 38 du code général des impôts, réintégrer dans le bénéfice net imposable certaines opérations économiques constitutives d’un acte anormal de gestion. L’article 57 du même code encadre quant à lui les transferts indirects de bénéfices entre des sociétés d’un même groupe ou placées sous contrôle commun.
Le Conseil constitutionnel en a déduit que les dispositions contestées ne portaient pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif. Il a donc écarté le grief tiré de la méconnaissance de ce droit (paragr. 10).
Par conséquent, les dispositions contestées ne méconnaissant aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel les a déclarées conformes à la Constitution (paragr. 11).
_______________________________________
1 Il s’agit des employeurs de droit privé et de leurs salariés mais également de certaines entreprises publiques dont la liste est fixée par voie réglementaire (article L. 3321-1 du code du travail).
2 Et pour celles constituant une unité économique et sociale composée d’au moins cinquante salariés (article L. 3322–2 du code du travail).
3 Article L. 3323-6 du code du travail.
4 Article L. 3322-6 du code du travail. Ces accords peuvent être passés sous forme de convention ou accord collectif de travail, par accord entre l’employeur et les représentants d’organisations syndicales représentatives dans l’entreprise, par accord conclu au sein du comité social et économique ou par un projet de contrat proposé par l’employeur et ratifié à la majorité des deux tiers du personnel.
5 Article L. 3322-7 du code du travail.
6 Article L. 3323-1 du code du travail.
7 Article L. 3323-4 du code du travail.
8 Article L. 3323-5 du code du travail.
9 Article L. 3324-2 du code du travail.
10 Article L. 3342-1 du code du travail.
11 Article L. 3324-5 du code du travail.
12 Article L. 3324-10 du code du travail.
13 Article L. 3323-2 du code du travail. La loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises a supprimé la possibilité qui existait antérieurement d’affecter les sommes à compte-courant bloqué.
14 Article L. 3324-12 du code du travail.
15 Article L. 3324-10 du code du travail.
16 Articles L. 3325-1 à L. 3325-4 du code du travail.
17 Article L. 3325-1 précité.
18 Sauf si ceux-ci demandent le versement immédiat de leurs droits (article L. 3325-2 du code du travail).
19 Article L. 3325-1 précité.
20 Cass. soc., 23 mai 2007, n° 05-10.244.
21 Issues de l’article 12 de l’ordonnance du 17 août 1967 puis modifiées par l’ordonnance n° 86-1134 du 21 octobre 1986 relative à l’intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise et à l’actionnariat des salariés, ces dispositions ont été intégrées sans changement substantiel dans le code du travail, à l’article L. 442–13, devenu L. 3326-1 avec la recodification intervenue depuis 2008 (ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 relative au code du travail [partie législative]).
22 La compétence reconnue au commissaire aux comptes résulte de l’article 18 de l’ordonnance du 21 octobre 1986.
23 C’est le juge administratif qui, en vertu de l’article L. 199 du livre des procédures fiscales, est chargé de régler les contestations en matière d’impôt direct et de taxes sur le chiffre d’affaires et assimilées. Il a ainsi notamment à connaître de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés.
24 Cass. soc., 18 février 2016, n° 14-12.614 et s.
25 Bulletin officiel des impôts, n° BOI-BIC-PTP-10-10-30, « BIC - Intéressement et participation - Participation des salariés aux résultats de l’entreprise - Modalités de calcul de la réserve spéciale de participation - Appréciation du montant des éléments de calcul à retenir - Contestations relatives à ces montants ». Pour les règles d’établissement de l’attestation par le commissaire aux comptes, voir la note d’information de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes « Le commissaire aux comptes et les attestations », décembre 2012, § 6.72.1.
26 « Les énonciations de l’attestation de l’inspecteur des finances publiques sont opposables à l’entreprise comme à son personnel. Elles ne peuvent en principe être remises en cause à l’occasion de litiges nés de l’application des dispositions relatives à la participation. / Dès lors, s’il apparait que de telles erreurs ont été commises, rien ne fait obstacle à ce que les parties intéressées demandent à l’inspecteur des finances publiques d’établir une nouvelle attestation » (BOI-BIC-PTP-10-10-30, § 90).
27 Article D. 3324-40 du code du travail.
28 Cette compétence revenait initialement au juge administratif, lorsqu’était en cause une décision de l’inspecteur des impôts (CE, 5 décembre 1984, n° 36337). Toutefois, après l’introduction, par l’ordonnance du 21 octobre 1986, de la possibilité pour un commissaire aux comptes d’établir cette attestation, il existait un risque de divergence de jurisprudence entre ordres de juridictions dans la mesure où l’attestation émise par un commissaire aux comptes relevait de la compétence de la juridiction judiciaire.
29 Tribunal des conflits, 11 décembre 2017, n° C4104.
30 Cass. soc., 11 mars 2009, n° 08-41.140.
31 Cass. soc., 8 décembre 2010, n° 09-65.810 (il en va de même d’une contestation émanant d’un syndicat, même non signataire de l’accord de participation : Cass. soc., 9 février 2010, n° 08-11.338).
32 Cass. soc., 30 janvier 2013, n° 12-11.875.
33 Cass. soc., 5 mars 2014, n° 12-29.315.
34 Cass. soc., 28 février 2018, n° 16-50.015. La Cour a cassé l’arrêt d’une cour d’appel ayant déclaré recevables les demandes de syndicats tendant à ce qu’une opération de restructuration soit déclarée inopposable aux salariés, avec pour conséquence la réintroduction dans le bénéfice net des sommes frauduleusement soustraites à ce bénéfice, au motif qu’« en statuant ainsi, alors que le montant du bénéfice net devant être retenu pour le calcul de la réserve de participation qui avait été certifié par une attestation du commissaire aux comptes de la société dont les syndicats ne contestaient pas la sincérité ne pouvait être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société, la cour d’appel a violé le texte susvisé ». Cette solution a été postérieurement confirmée par un arrêt de la chambre sociale du 6 juin 2018 (Cass. soc., 6 juin 2018, nos 16-24.566 et 16-25.749).
35 Cette solution a été très discutée par la doctrine, certains auteurs avançant que la chambre sociale de la Cour de cassation risquait ainsi de remettre en cause le principe séculaire « Fraus omnia corrumpit » (la fraude corrompt tout). Un auteur a ainsi estimé que « Par application du principe fraus omnia corrumpit, la révélation d’une fraude aurait permis de neutraliser les effets de cette attestation. Dans l’affaire Wolters Kluwers France, le raisonnement est inversé. L’attestation, résultat possible de la fraude, permet d’en empêcher la poursuite. Ce n’est donc pas la reconnaissance d’une fraude qui permet d’en neutraliser les résultats, ce sont les résultats de la fraude qui permettent de la neutraliser ! » (Pierre-Emmanuel Berthier, « Calcul de la réserve de participation : fraude écartée, fraude neutralisée », Revue de droit du travail, 2018, p. 606).
36 Juliana Kovac et Lucy Gaudemet-Toulemonde, « Participation aux résultats », JurisClasseur Travail Traité, Fasc. 27-20, 25 avril 2023, § 57.
37 CE, 7e, 8e et 9e ss-sect., n° 36337 précité, RJF 1985, n° 207.
38 Exposé sommaire de l’amendement n° 339 déposé le 22 juin 2023 par Mme Eva Sas et autres.
39 Selon les termes de Mme Sas, in compte-rendu des débats, séance publique du 28 juin 2023.
40 Amendements n° 52 de Mme Eva Sas, n° 58 de M. Frédéric Cabrolier, n° 93 de M. Michel Castellani et n° 136 de M. Pierre Dharréville, Assemblée nationale, compte-rendu des débats, séance publique du mercredi 28 juin 2023.
41 Compte-rendu des débats, séance publique du 28 juin 2023.
42 Amendement n° 339 de Mme Eva Sas et alii, complété par le sous-amendement n° 433 de M. Louis Marguerite (compte-rendu des débats précité).
43 Voir, récemment, décision n° 2023-1044 QPC du 13 avril 2023, M. Dominique B. (Droits de visite, de communication et de saisie des agents chargés de la protection de l’environnement), paragr. 37.
44 Voir, par exemple, décision n° 2018-763 QPC du 8 février 2019, Section française de l’Observatoire international des prisons (Rapprochement familial des détenus prévenus attendant leur comparution devant la juridiction de jugement), paragr. 5 à 7. Les dispositions privaient le prévenu détenu en attente de comparution devant la juridiction de jugement de toute possibilité de contester la décision administrative de refus de rapprochement familial.
45 A contrario, le Conseil a par exemple écarté le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif à l’encontre de dispositions prévoyant l’exécution d’une fin de peine d’emprisonnement sous la forme d’un régime de semi-liberté, d’un placement à l’extérieur, d’un placement sous surveillance électronique ou d’une permission de sortir, dès lors qu’elle constitue « une mesure par nature favorable au détenu et ne peut intervenir qu’avec son accord » (décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, cons. 125).
46 Décision n° 2018-715 QPC du 22 juin 2018, Section française de l’Observatoire international des prisons (Correspondance écrite des personnes en détention provisoire), paragr. 5 et 6.
47 Décision n° 2023-1068 QPC du 17 novembre 2023, Mme Astrid A. (Vente par adjudication de droits incorporels saisis), paragr. 13.
48 Décision n° 2021-918 QPC du 18 juin 2021, M. Emmanuel R. (Recours contre une ordonnance de refus d’homologation), paragr. 7.
49 Ainsi, le droit à un recours juridictionnel effectif ne fait pas obstacle à l’existence de règles de recevabilité de l’acte introductif d’instance (voir, par exemple, sur l’exigence d’un recours administratif préalable obligatoire, décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003, Loi relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, cons. 19).
50 Tel est le cas lorsque l’acte est susceptible de produire des effets irrémédiables avant que le recours n’ait pu être exercé (décision n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésés [Procédure collégiale préalable à la décision de limitation ou d’arrêt des traitements d’une personne hors d’état d’exprimer sa volonté], cons. 17).
51 Voir par exemple la décision n° 2018-705 QPC du 18 mai 2018, Mme Arlette R. et autres (Possibilité de clôturer l’instruction en dépit d’un appel pendant devant la chambre de l’instruction), paragr. 11.
52 Voir par exemple décision n° 2021-833 DC du 28 décembre 2021, Loi de finances pour 2022, paragr. 41.
53 Décision n° 2020-857 QPC du 2 octobre 2020, Société Bâtiment mayennais (Référé contractuel applicable aux contrats de droit privé de la commande publique), paragr. 21.
54 Décision n° 2022-986 QPC du 1er avril 2022, Association La Sphinx (Recours des associations contre les décisions relatives à l’occupation ou l’utilisation des sols), paragr. 8.
55 Décision n° 2011-129 QPC du 13 mai 2011, Syndicat des fonctionnaires du Sénat (Actes internes des Assemblées parlementaires), cons. 4.
56 Décision n° 2012-288 QPC du 17 janvier 2013, Consorts M. (Qualité pour agir en nullité d’un acte pour insanité d’esprit), cons. 6 à 8.
57 Décision n° 2017-672 QPC du 10 novembre 2017, Association Entre Seine et Brotonne et autre (Action en démolition d’un ouvrage édifié conformément à un permis de construire), paragr. 11.
58 Décision n° 2015-722 DC du 26 novembre 2015, Loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales, cons. 16 à 18.
59 Décision n° 2016-541 QPC du 18 mai 2016, Société Euroshipping Charter Company Inc et autre (Visite des navires par les agents des douanes II), paragr. 9 et 10. Il peut être noté que le Conseil s’est déjà appuyé sur un raisonnement similaire dans la décision n° 2015-722 DC précitée , Loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales, dans laquelle il a jugé que « la personne faisant l’objet d’une mesure de surveillance internationale ne peut saisir un juge pour contester la régularité de cette mesure ; qu’en prévoyant que la commission peut former un recours à l’encontre d’une mesure de surveillance internationale, le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas manifestement disproportionnée entre le droit à un recours juridictionnel effectif et le secret de la défense nationale ; que les dispositions des quatrième et cinquième alinéas de l’article L. 854-9 doivent être déclarées conformes à la Constitution » (cons. 18).
60 Décision n° 2019-795 QPC du 5 juillet 2019, Commune de Sainte-Rose et autre (Monopole du ministère public pour l’exercice des poursuites devant les juridictions financières), paragr. 7 à 9.
61 Décision n° 2022-1021 QPC du 28 octobre 2022, Mme Marie P. (Requête en nullité d’un acte d’investigation déposée par un journaliste n’ayant ni la qualité de partie à la procédure ni celle de témoin assisté), paragr. 13 à 15.