Conformité
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 18 mars 2022 par le Conseil d’État (décision n° 454827 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la commune de Nice, portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 1401 du code général des impôts (CGI).
Dans sa décision n° 2022-995 QPC du 25 mai 2022, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les quatre premiers alinéas de cet article, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2013-428 du 27 mai 2013 modernisant le régime des sections de commune.
I. – Les dispositions contestées
A. – Historique et objet des dispositions contestées
1. – L’affranchissement de la taxe foncière due au titre de terrains improductifs en cas d’abandon à la commune
* En application des articles 1399 et 1400 du CGI, toute propriété, bâtie ou non bâtie, est, en principe, imposée à la taxe foncière au nom de son propriétaire dans la commune où elle se situe.
Toutefois, en application de l’article 1401 du même code (les dispositions objet de la décision commentée), lorsque ces propriétés consistent en des terres vaines et vagues, des landes et bruyères ou des terrains habituellement inondés ou dévastés par les eaux, leur propriétaire peut s’affranchir de cette imposition en renonçant à ces propriétés au profit de la commune dans laquelle elles sont situées (premier alinéa de l’article 1401 du CGI).
Dans ce cas, il doit faire une déclaration détaillée de cet abandon par écrit à la mairie (deuxième alinéa du même article).
Les cotisations comprises dans les rôles établis antérieurement à l’abandon de ces terrains restent à la charge du contribuable imposé, tandis que, pour les rôles postérieurs, la taxe foncière est supportée par la commune (troisième et quatrième alinéas du même article)1.
* Ce régime d’affranchissement de la taxe foncière a une origine ancienne. Issu du décret de l’Assemblée nationale sur la contribution foncière des 20, 22 et 23 novembre 1790, repris sans modification substantielle par la loi du 3 frimaire an VII (23 novembre 1798) relative à la répartition, à l’assiette et au recouvrement de la contribution foncière, ce régime a par la suite été codifié, en 1950, à l’article 1425 du CGI, puis, à compter de 1979, à l’article 1401 de ce code.
L’instauration par le décret de 1790 d’une contribution foncière sur les propriétés bâties et non bâties, répartie proportionnellement à leur revenu net2, avait pour objet d’assurer la participation des contribuables aux dépenses de la force publique sous la protection de laquelle étaient désormais placées leurs propriétés.
Un régime d’exception était prévu pour tenir compte de la situation particulière des terrains peu susceptibles de constituer une source de revenu3. S’il était bien prévu que « Les marais, les terres vaines et vagues seront assujettis à la contribution foncière, quelque modique que soit leur produit »4, le montant de cette contribution était toutefois encadré : d’une part, « la taxe qui sera établie sur ces terrains, pourra n’être que de trois deniers par arpent (…) »5, d’autre part, en cas de changement d’usage, ce montant ne pouvait être augmenté qu’au terme d’une période permettant la valorisation effective du terrain concerné6.
En outre, le législateur avait prévu que « Les particuliers ne pourront s’affranchir de la contribution à laquelle leurs marais, terres vaines et vagues devraient être soumis qu’en renonçant à ces propriétés au profit de la communauté dans le territoire de laquelle ces terrains sont situés ». Dans ce cas, « la déclaration détaillée de cet abandon perpétuel, sera faite par écrit au secrétariat de la municipalité, par le propriétaire (…). / Les cotisations des objets ainsi abandonnés dans les rôles faits antérieurement à la cession, resteront à la charge de l’ancien propriétaire »7.
Le rapporteur de ce décret précisait, lors de la séance de l’Assemblée nationale du 4 novembre 1790, que si l’instauration d’une contribution sur tous les terrains bâtis ou non bâtis avait été décrétée (« tous étant protégés par la force publique, tous aussi doivent fournir aux dépenses que nécessite son entretien »), il avait également été prévu « des ménagements nécessaires à l’industrie et à l’emploi des capitaux sur les parties de notre sol qui sont maintenant peu productives, dont quelques unes même sont nuisibles à la santé des habitants qui les avoisinent [comme les marais] ».
Il considérait notamment que « Malgré la modicité de la contribution dont devront être chargés les terrains qui ne sont pas en valeur, il serait possible que le propriétaire (…) n’en retirant aucun avantage particulier, ne voulut point en supporter la contribution ». Dans ce cas, « Il nous a paru utile de lui laisser la faculté de s’y soustraire, en abandonnant à la communauté un terrain de nulle valeur pour lui ; pour lors la communauté serait chargée de cette contribution, et, certainement, supportée par tous les habitants ; elle ne sera point injuste, puisque le sol abandonné servira, ainsi que toutes les autres terres vaines et vagues, à la pâture de leurs troupeaux »8.
Ce régime d’affranchissement de l’imposition due par le propriétaire en contrepartie de l’abandon définitif de sa propriété à la communauté tient ainsi au souhait du législateur révolutionnaire d’assurer la meilleure valorisation possible, qu’elle soit individuelle ou collective, des terres improductives.
Comme le soulignait également le rapporteur de l’Assemblée nationale, « il est utile que la contribution rappelle chaque année aux propriétaires que leur devoir est de rendre ces possessions plus utiles à eux-mêmes et à l’État ». Si ces derniers n’étaient pas capables d’assurer eux-mêmes cette valorisation ou ne le souhaitaient pas, ils pouvaient s’en décharger auprès de la communauté à laquelle était déjà reconnue la possession de tous les terrains improductifs sans propriétaire.
Le décret précité prévoyait en effet que « La taxe des marais, terres vaines et vagues, situés dans l’étendue du territoire d’une communauté, qui n’ont ou n’auront aucun propriétaire particulier9, sera supportée par la communauté et acquittée ainsi qu’il sera réglé pour les autres cotisations de biens communaux »10. Cette disposition est actuellement prévue, en des termes proches, aux deux derniers alinéas de l’article 1401 du CGI.
2. – La jurisprudence du Conseil d’État relative à ce régime
Le Conseil d’État a été amené à préciser la portée de ces dispositions.
* Dans une décision du 23 mai 191311, il a d’abord jugé qu’« aucune disposition [de la loi du 3 frimaire an VII] ne subordonne la réalisation de l’abandon à l’acceptation par l’autorité municipale des terres abandonnées et que ledit abandon devient, dès lors, définitif dès que les formalités prescrites par la loi ont été accomplies ». La décision du propriétaire d’abandonner un terrain improductif constitue ainsi un acte unilatéral auquel la commune ne peut s’opposer12.
* La jurisprudence a toutefois confirmé que la faculté d’abandon ne pouvait concerner que des terres considérées comme improductives13.
Dans une décision du 18 juin 196514, le Conseil d’État a ainsi précisé qu’« il résulte des termes de cette disposition législative que celle-ci n’est applicable qu’aux terrains ne comportant aucun aménagement particulier de nature à les rendre propres à un usage agricole, industriel, commercial ou à des fins d’habitation »15, quand bien même ces aménagements seraient ruinés du fait de leur délaissement par leur propriétaire. Dans cette affaire, les terrains concernés comportaient un canal et les ruines d’un moulin. Le Conseil d’État en a déduit que ces biens, qui avaient pu constituer une source de revenu, n’entraient pas dans le champ d’application de l’ancien article 1425 du CGI « alors même que ces installations, du fait de leur défaut d’entretien, se trouvaient en état de délabrement et que, pour la même raison, les terrains attenants étaient parfois envahis par les eaux ». Il en a déduit que « le conseil municipal de la commune de Brassempouy, par sa délibération du 28 juin 1959, a pu régulièrement s’opposer au transfert de [ces terrains] ».
Dans le prolongement de cette décision, le Conseil d’État a également considéré, dans une décision du 27 novembre 197416, qu’un propriétaire ne pouvait pas se prévaloir de ce régime pour procéder à l’abandon d’une parcelle qui comportait des installations industrielles servant antérieurement à l’exploitation d’une carrière de pierre.
Reprenant ces jurisprudences, le Conseil d’État juge, dans la décision du 18 mars 2022 précitée par laquelle il a renvoyé au Conseil constitutionnel la présente QPC dirigée contre l’article 1401 du CGI, qu’« Il résulte des termes de ces dispositions, telles qu’interprétées par une jurisprudence constante, qu’elles ne sont applicables qu’aux terrains mentionnés, à l’exclusion de tout terrain comportant un aménagement particulier de nature à le rendre propre à un usage agricole, industriel, commercial ou à des fins d’habitation, que les autorités communales doivent s’opposer à un abandon de terrains qui n’entreraient pas dans le champ ainsi défini, que pour les terrains entrant dans ce champ, en revanche, la réalisation de l’abandon et le transfert de propriété qui en découle ne sont subordonnés à aucune condition d’acceptation par les autorités municipales des terres abandonnées, et enfin que, à défaut d’opposition de la commune, cet abandon, consenti à titre perpétuel, devient définitif dès lors que les formalités prescrites par la loi ont été accomplies ».
Les dispositions renvoyées, bien qu’elles aient un objet de nature fiscale, ont donc essentiellement pour portée de permettre au propriétaire d’un terrain de décider unilatéralement, sous certaines conditions tenant à la nature particulière de ce dernier, de transférer sa propriété à la commune, et ce sans que celle-ci ne puisse s’y opposer. Comme le résumait dans ses conclusions sous la décision de transmission le rapporteur public du Conseil d’État, M. Laurent Cytermann, « le fait que le contribuable ne soit plus soumis à l’impôt foncier n’est que la conséquence nécessaire du transfert de propriété [à la commune] ».
B. – Origine de la QPC et question posée
Le 1er octobre 2013, le syndic des copropriétaires de la résidence Agora avait été alerté par les services de la commune de Nice de la dangerosité de la paroi rocheuse délimitant sa propriété, en raison d’un risque de chute de pierres pouvant affecter des constructions avoisinantes.
L’assemblée générale des copropriétaires avait décidé, le 27 novembre 2013, de procéder à l’abandon de cette paroi rocheuse au profit de la commune en application de l’article 1401 du CGI. Le 9 septembre 2014, le syndic en avait informé la commune de Nice puis, en l’absence de réponse de cette dernière, avait saisi le juge judiciaire afin de faire constater le transfert de propriété.
Par un jugement du 17 décembre 2020, le tribunal judiciaire de Nice avait sursis à statuer et ordonné la transmission au tribunal administratif de Nice d’une question préjudicielle visant à savoir si le silence gardé par la commune pouvait valoir rejet implicite de la déclaration d’abandon. Ce dernier avait jugé, le 6 juillet 2021, que la déclaration d’abandon constituant un acte unilatéral de la copropriété et non une demande, le conseil municipal ne pouvait s’y opposer que par une décision explicite.
La commune de Nice s’était alors pourvue en cassation devant le Conseil d’État contre le jugement du tribunal administratif de Nice et avait soulevé, à cette occasion, une QPC dirigée contre les quatre premiers alinéas de l’article 1401 du CGI.
Dans sa décision précitée du 18 mars 2022, le Conseil d’État avait saisi le Conseil de cet article au motif que « Le moyen tiré de ce que ces dispositions, en tant qu’elles imposent aux communes d’accepter les abandons des terrains qu’elles énumèrent, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment au principe de libre administration des collectivités territoriales, soulève une question présentant un caractère sérieux ».
II. – L’examen de la constitutionnalité des dispositions contestées
* Le Conseil d’État n’ayant pas précisé la version dans laquelle il avait renvoyé ces dispositions, il revenait au Conseil constitutionnel de la déterminer.
Suivant sa jurisprudence constante selon laquelle la QPC doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée, le Conseil a jugé dans la décision commentée qu’il était saisi de la version actuelle de l’article 1401 du CGI qui résulte de la loi n° 2013-428 du 27 mai 2013 modernisant le régime des sections de commune (paragr. 1).
* La commune requérante invoquait cinq griefs à l’encontre de ces dispositions.
Elle considérait, tout d’abord, que ces dispositions, en permettant au propriétaire d'un terrain de l'abandonner à la commune sur le territoire de laquelle il se situe dans le but de s’affranchir de la taxe foncière et de se décharger de son entretien, sans que celle-ci ne puisse s'y opposer, portaient atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales, au droit de propriété de la commune ainsi qu’à l’objectif de valeur constitutionnelle de bon usage des deniers publics. Au soutien de ces griefs, elle faisait valoir que ces dispositions ne poursuivaient aucun motif d’intérêt général et qu’elles ne définissaient pas de manière suffisamment précise les conséquences pouvant résulter de ce transfert de propriété pour la commune (paragr. 3).
La commune requérante reprochait également à ces dispositions d’accorder un avantage fiscal aux seuls propriétaires de terrains improductifs, sans en faire bénéficier d’autres propriétaires, en particulier ceux d’immeubles menaçant ruine ou en état de péril. Selon elle, ces dispositions étaient ainsi contraires aux principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques (paragr. 4).
Au regard de ces griefs, le Conseil constitutionnel a jugé que la QPC portait sur les quatre premiers alinéas de l’article 1401 du CGI (paragr. 5).
B. – La jurisprudence constitutionnelle
1. – La jurisprudence constitutionnelle sur le droit de propriété
* Le droit de propriété bénéficie d’une protection constitutionnelle fondée sur les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (DDHC).
Le Conseil constitutionnel distingue la protection contre la privation de propriété de la protection contre les atteintes portées à l’exercice du droit de propriété : la première relève de l’article 17 de la DDHC et n’autorise à priver une personne de sa propriété que si « la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité » ; la seconde relève de son article 2, sur le fondement duquel le Conseil procède à un contrôle de proportionnalité en vérifiant qu’en l’absence de privation du droit de propriété, les atteintes portées à l’exercice de ce droit sont justifiées par un motif d’intérêt général et « proportionnées [...] à l’objectif poursuivi »17.
Ainsi que le Conseil l’a précisé, la distinction entre une privation de propriété relevant de l’article 17 de la DDHC et une atteinte portée à l’exercice du droit de propriété soumise à son article 2 ne résulte pas du seul examen matériel de l’effet produit par la disposition litigieuse. Doivent également être pris en compte son objet et le cadre juridique dans lequel elle intervient.
* Dans le cadre du contrôle des atteintes portées au droit de propriété, le Conseil constitutionnel a examiné, à plusieurs reprises, des dispositions qui permettaient un transfert de propriété de biens de particuliers à des collectivités territoriales.
Dans sa décision n° 89-267 DC du 22 janvier 1990, le Conseil était saisi de dispositions qui permettaient aux propriétaires de parcelles comprises dans le périmètre d’une association foncière agricole de délaisser leur bien contre indemnisation. Il leur était reproché de ne pas prévoir une indemnisation juste et préalable. Après avoir jugé que le droit de délaissement n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 17 de la DDHC puisque « l’exercice du droit de délaissement constitue une réquisition d’achat à l’initiative d’un propriétaire de parcelles qui n’entend pas adhérer à une association syndicale autorisée », le Conseil a ajouté cependant « qu’il résulte du respect dû au droit de propriété garanti par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, comme du principe d’égalité devant les charges publiques qui découle de son article 13, que le prix d’un bien délaissé au profit d’une association syndicale autorisée ne saurait être inférieur à sa valeur »18.
Dans sa décision n° 2010-43 QPC du 6 octobre 2010, le Conseil était saisi de dispositions qui permettent à une commune de transférer dans son domaine public la propriété de voies privées ouvertes à la circulation publique. Pour juger que ce transfert de propriété au profit des communes est conforme à l’article 17 de la DDHC, le Conseil a considéré « qu’un tel transfert est conditionné, sous le contrôle du juge administratif, par l’ouverture à la circulation générale de ces voies, laquelle résulte de la volonté exclusive de leur propriétaire d’accepter l’usage public de son bien et de renoncer par là à son usage purement privé ; que le législateur a entendu en tirer les conséquences en permettant à l’autorité administrative de conférer à ces voies privées ouvertes à la circulation publique un statut juridique conforme à leur usage ; que ce transfert libère les propriétaires de toute obligation et met à la charge de la collectivité publique l’intégralité de leur entretien, de leur conservation et de leur éventuel aménagement ; qu’au demeurant, le législateur n’a pas exclu toute indemnisation dans le cas exceptionnel où le transfert de propriété entraînerait pour le propriétaire une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi »19.
Dans sa décision n° 2013-325 QPC du 21 juin 2013, le Conseil constitutionnel était saisi de dispositions du code de l’urbanisme qui permettent au propriétaire d’un terrain bâti ou non bâti réservé par un plan d’urbanisme pour un ouvrage public, une voie publique, une installation d’intérêt général ou un espace vert d’exiger de la collectivité ou du service public au bénéfice duquel a été réservé le terrain de procéder à l’acquisition de celui-ci dans un délai de deux ans. À défaut d’accord amiable, le juge de l’expropriation saisi prononce le transfert de propriété et fixe le montant de l’indemnité due comme en matière d’expropriation. Si ce juge n’est pas saisi, sous certaines conditions, la réserve n’est plus opposable.
Il était reproché à ces dispositions de ne pas prévoir, au profit du propriétaire, un droit de rétrocession analogue à celui qui existe en matière d’expropriation.
Pour apprécier la conformité de ces dispositions à la Constitution, le Conseil a considéré que « le législateur a institué un droit de délaissement au profit des propriétaires de terrains, bâtis ou non bâtis, classés en emplacements réservés par un plan d’urbanisme ; que l’exercice de ce droit constitue une réquisition d’achat à l’initiative des propriétaires de ces terrains ». Il en a déduit « que, par suite, le transfert de propriété résultant de l’exercice de ce droit n’entre pas dans le champ d’application de l’article 17 de la Déclaration de 1789 ; qu’en accordant aux propriétaires de terrains grevés d’un emplacement réservé le droit d’imposer à la collectivité publique, soit d’acquérir le terrain réservé, soit de renoncer à ce qu’il soit réservé, le législateur n’a porté aucune atteinte à leur droit de propriété ; que les exigences de l’article 2 de la Déclaration de 1789 ne sont pas davantage méconnues »20.
* Par ailleurs, le Conseil constitutionnel juge, de manière constante, que le droit de propriété et la protection qui lui est due ne concernent pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’État et des autres personnes publiques.
Il l’a d’abord relevé à propos de l’article 17 de la DDHC21, avant de l’étendre à son article 2 : « Considérant que le principe d’égalité devant la loi et les charges publiques ainsi que la protection du droit de propriété, qui ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi la propriété de l’État et des autres personnes publiques, résultent respectivement, d’une part, des articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789 et, d’autre part, de ses articles 2 et 17 », le Conseil en a déduit que ces principes « font obstacle à ce que des biens faisant partie du patrimoine de personnes publiques puissent être aliénés ou durablement grevés de droits au profit de personnes poursuivant des fins d’intérêt privé sans contrepartie appropriée eu égard à la valeur réelle de ce patrimoine »22.
En revanche, il a considéré que le droit au respect des biens garanti par les articles 2 et 17 de la DDHC ne s’oppose pas à ce que le législateur, poursuivant un objectif d’intérêt général, autorise le transfert gratuit de biens entre personnes publiques23.
* Enfin, le Conseil a précisé que constitue un attribut essentiel du droit de propriété le droit de disposer librement de son patrimoine et qu’est indissociable de ce droit le principe du libre consentement qui doit présider à l’acquisition de la propriété.
Dans sa décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, le Conseil était saisi d’une disposition relative à la vente par adjudication de biens immobiliers saisis et plus précisément de l’hypothèse dans laquelle il n’y aurait pas d’enchérisseurs lors de la vente aux enchères publiques. Il résultait de la procédure renvoyée qu’en l’absence d’enchère sur la mise à prix réévaluée par le juge, si le débiteur avait contesté le montant de cette mise à prix pour cause d’insuffisance manifeste, le créancier poursuivant était déclaré adjudicataire au montant ainsi fixé. Le Conseil a estimé que la mise en œuvre de ce dispositif « peut contraindre le créancier poursuivant à devenir propriétaire d’un bien immobilier sans qu’il ait entendu acquérir ce bien au prix fixé par le juge ; qu’un tel transfert de propriété est contraire au principe du libre consentement qui doit présider à l’acquisition de la propriété, indissociable de l’exercice du droit de disposer librement de son patrimoine ; que ce dernier est lui–même un attribut essentiel du droit de propriété ; que la possibilité pour le créancier poursuivant d’abandonner les poursuites avant l’audience de renvoi, en application du troisième alinéa de l’article 706-1, ne saurait être assimilée à une décision de ne pas acquérir celui-ci, l’intention ainsi exprimée par le créancier de ne pas s’obliger procédant non de son libre consentement mais de la contrainte d’éléments aléatoires ; que l’abandon des poursuites par le créancier est en outre de nature à faire obstacle au recouvrement de sa créance »24. Il en a déduit que de telles limitations apportées à l’exercice du droit de propriété revêtent un caractère de gravité tel que l’atteinte qui en résulte dénature le sens et la portée de ce droit.
2. – La jurisprudence constitutionnelle relative au principe de libre administration des collectivités territoriales
Le principe de libre administration des collectivités territoriales a été consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 79-104 DC du 23 mai 197925.
Ce principe découle de l’article 34 de la Constitution, qui prévoit que « la loi détermine les principes fondamentaux […] de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources », ainsi que du troisième alinéa de l’article 72 aux termes duquel : « Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ».
Il figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit dont la méconnaissance peut être sanctionnée dans le cadre de la procédure de la QPC26.
Ses contours ont été définis par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, principalement autour de quelques grandes conditions telles que l’existence d’un conseil élu, l’autonomie financière, la liberté contractuelle et l’existence d’attributions effectives27.
Par ailleurs, de jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel juge que « si le législateur peut, sur le fondement des articles 34 et 72 de la Constitution, assujettir les collectivités territoriales ou leurs groupements à des obligations, ou les soumettre à des interdictions, c’est à la condition, notamment, que celles-ci répondent à des exigences constitutionnelles ou concourent à des fins d'intérêt général, qu'elles ne méconnaissent pas la compétence propre des collectivités concernées, qu'elles n'entravent pas leur libre administration et qu'elles soient définies de façon suffisamment précise quant à leur objet et à leur portée »28.
Le juge constitutionnel opère cependant un contrôle restreint et ne censure que les atteintes disproportionnées ou les restrictions excessives de la marge d’appréciation des collectivités territoriales.
Les décisions de validation29 dans lesquelles est constatée l’absence de méconnaissance du principe de libre administration des collectivités territoriales sont ainsi beaucoup plus nombreuses que les décisions constatant sa violation. Ces dernières ont jusqu’à présent toutes censuré des dispositions imposant des contraintes ou des sujétions ayant pour effet de limiter excessivement la libre appréciation de la collectivité sans justification appropriée30.
C. – L’application à l’espèce
* Constatant que les dispositions contestées imposaient à une commune de devenir propriétaire de certains biens qui lui étaient abandonnés, le Conseil a considéré qu’elles portaient principalement atteinte au droit de propriété des communes et opéré son contrôle de l’examen de la conformité de ces dispositions à l’aune de ce droit.
À cet égard, il a d’abord rappelé son considérant de principe selon lequel « La propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En l’absence de privation de propriété au sens de l'article 17, il résulte néanmoins de l’article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi » (paragr. 6).
Puis, après avoir exposé l’objet des dispositions contestées, il a constaté qu’en imposant à « la commune de devenir propriétaire de ces terrains, ces dispositions portent atteinte au droit de propriété » (paragr. 8).
* Conformément à sa jurisprudence constante, il lui appartenait alors de s’assurer que cette atteinte était justifiée par un motif d’intérêt général et proportionnée à l’objectif poursuivi.
- Sur le premier point, la commune requérante estimait que cette atteinte n’était justifiée par aucun motif d’intérêt général. Or, s’appuyant sur les travaux préparatoires du décret de 1790 adopté par l’Assemblée nationale, qui est à l’origine de ces dispositions, le Conseil constitutionnel a considéré, au contraire, qu’« en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu que des terrains improductifs et délaissés par leur propriétaire puissent, en entrant dans le patrimoine de la commune, trouver un usage conforme à l’intérêt de la collectivité. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général » (paragr. 9).
- Le Conseil devait ensuite apprécier si l’atteinte portée à l’exercice du droit de propriété des collectivités territoriales était proportionnée à ce motif d’intérêt général.
À cette fin, il a relevé que le champ d’application des dispositions contestées était strictement limité. En effet, « ces dispositions ne s’appliquent, sous le contrôle du juge, qu’aux terres vaines et vagues, aux landes et bruyères ou aux terrains habituellement inondés ou dévastés par les eaux. En outre, selon une jurisprudence constante du Conseil d’État, parmi ces terrains, seuls ceux qui ne comportent aucun aménagement particulier de nature à les rendre propres à un usage agricole, industriel, commercial ou à des fins d’habitation, peuvent faire l’objet d’un transfert de propriété à la commune » (paragr. 10). Le Conseil a également constaté que, dans le cas où le terrain abandonné ne remplissait pas ces conditions, « Les autorités communales sont tenues de s’opposer à l’abandon de terrains qui n’entreraient pas dans le champ ainsi défini » (même paragr.).
Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions contestées de l’article 1401 du CGI ne portaient pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété au regard de l’objectif poursuivi. Il a donc écarté le grief tiré de la méconnaissance de cette exigence constitutionnelle (paragr. 11).
Pour les mêmes motifs, il a considéré que ces dispositions ne méconnaissaient pas non plus le principe de libre administration des collectivités territoriales (paragr. 12).
Il a également constaté que les dispositions contestées ne méconnaissaient ni les principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques, ni aucun droit ou liberté que la Constitution garantit. Par conséquent, il les a déclarées conformes à la Constitution (même paragr.).
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1 Les cinquième et dernier alinéas mettent le paiement de la taxe foncière afférente à ces propriétés ainsi qu’aux biens communaux à la charge de la commune et prévoient le cas des terrains qui ne sont communs qu’à certaines portions des habitants d’une commune (biens de section).
2 Article 1er du titre Ier du décret de 1790. L’instruction de l’Assemblée nationale sur la contribution foncière du 23 novembre 1790 prise pour application de ces dispositions précisait à ce titre que « La contribution foncière a aussi pour un de ses principaux caractères d’être absolument indépendante des facultés du propriétaire qui la paie ; elle a sa base sur les propriétés foncières, et se répartit à raison du revenu net de ces propriétés. On pourrait dire avec justesse que c’est la propriété qui seule est chargée de la contribution, et que le propriétaire n’est qu’un agent qui l’acquitte pour elle, avec une portion des fruits qu’elle lui donne ».
3 Régime prévu par les articles regroupés sous le titre III (« Des exceptions ») du décret de 1790.
4 Article 1er du titre III du décret de 1790.
5 Article 2 du titre III du décret de 1790.
6 Par exemple, après vingt-cinq ans en cas d’assèchement d’un marais (article 5 du titre III du décret de 1790).
7 Article 3 du titre III du décret de 1790.
8 Rapport de M. Dauchy sur la contribution foncière, lors de la séance de l’Assemblée nationale du 4 novembre 1790.
9 L’instruction du 23 novembre 1790 prise pour application de ce décret précise : « Ainsi tous les terrains qui n’ont maintenant aucun propriétaire particulier, ou qui seraient délaissés par la suite, conformément à l’article précédent (prévoyant le régime d’affranchissement de l’imposition pour cause d’abandon), seront cotisés sur le rôle de la contribution foncière de chaque communauté ».
10 Article 4 du titre III du décret de 1790. De même, le décret des 10 et 11 juin 1793 concernant le mode de partage des biens communaux précise que « tous les biens communaux en général, connus dans toute la République, sous les divers noms de terres vaines et vagues, gastes, garrigues, landes, pacages, pâtis, ajoncs, bruyères, bais communes, hermes, vacans, palus, marais, marécages, montagnes, et sous toute autre dénomination quelconque, sont et appartiennent, de leur nature, à la généralité des habitants ou membres des communes, des sections de communes dans le territoire desquelles ces communaux sont situés ».
11 CE, 23 mai 1913, n° 46997, Sieur Petit.
12 Suivant le même raisonnement, la Cour de cassation en conclut que cette décision doit être considérée comme « un acte purement unilatéral et non comme un contrat conclu avec la commune, pour la validité duquel l’acceptation par délibération du conseil municipal eut été nécessaire » (Cass. civ. 3e, 26 mai 1982, n° 81–11.806).
13 Comme le résume le guide de la publicité foncière (fascicule 10 « Abandon », mai 2021, LexisNexis), « excepté les parcelles inondables, seules des parcelles de terre non cultivables en raison de la pauvreté de leur fonds et susceptibles de rester vides de toute construction peuvent être abandonnées à la commune ». Des parcelles laissées à l’état de friche mais dont le sol pourrait « être rendu productif à tout instant » n’entrent donc pas dans le champ de l’article 1401 du CGI.
14 CE, 18 juin 1965, n° 58749, Commune de Brassempouy.
15 Pour une application plus récente de cette formule de principe, voir cour administrative d’appel de Marseille, 30 septembre 2003, n° 99MA01165 : après avoir rappelé cette formule, la Cour a jugé « qu’il résulte de l’instruction que si les biens abandonnés sont traversés par un canal en partie ouvert et en partie souterrain, il n’est pas sérieusement contesté que ce canal, quel qu’en soit son état, n’a pu et ne peut être regardé comme assurant l’irrigation desdits terrains comportant uniquement des barres rocheuses ; que par suite il ne peut être regardé comme constituant un aménagement spécial de nature à rendre les terrains litigieux, abandonnés au profit de la commune, propres à un usage agricole ; que la circonstance que les terrains abandonnés, alors qu’ils sont vains et vagues au sens de l’article 1401 du code général des impôts, soient issus de la scission de parcelles qui peuvent être propres à un usage agricole dans leur partie non concernée par le litige et que les propriétaires aient mis en œuvre cette scission pour n’abandonner à la commune que les terres dont il s’agit notamment pour ne plus en encourir la responsabilité, ne peut être utilement invoquée ».
16 CE, 27 novembre 1974, n° 86982 et 87085, Sieur de Pas de Lancquesain.
17 Décisions n° 2010-60 QPC du 12 novembre 2010, M. Pierre B. (Mur mitoyen), cons. 3 et n° 2011-151 QPC du 13 juillet 2011, M. Jean-Jacques C. (Attribution d’un bien à titre de prestation compensatoire), cons. 3.
18 Décision n° 89-267 DC du 22 janvier 1990, Loi complémentaire à la loi n° 88-1202 du 30 décembre 1988 relative à l’adaptation de l’exploitation agricole à son environnement économique et social, cons. 14 à 19.
19 Décision n° 2010-43 QPC du 6 octobre 2010, Époux A. (Transfert de propriété des voies privées), cons. 4.
20 Décision n° 2013-325 QPC du 21 juin 2013, M. Jean-Sébastien C. (Droit de délaissement d’un terrain inscrit en emplacement réservé), cons. 5.
21 Décision n° 94-346 DC du 21 juillet 1994, Loi complétant le code du domaine de l’état et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public, cons. 3.
22 Décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008, Loi relative aux contrats de partenariat, cons. 25.
23 Décisions n° 2009-594 DC du 3 décembre 2009, Loi relative à l’organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports, cons. 15 et n° 2011-118 QPC du 8 avril 2011, M. Lucien M. (Biens des sections de commune), cons. 5.
24 Décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, cons. 40.
25 Décision n° 79-104 DC du 23 mai 1979, Loi modifiant les modes d’élection de l’Assemblée territoriale et du Conseil de gouvernement du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances et définissant les règles générales de l’aide technique et financière contractuelle de l’État.
26 Décision n° 2010-29/37 QPC du 22 septembre 2010, Commune de Besançon et autre (Instruction CNI et passeports), cons. 6, 7 et 8.
27 Voir par exemple, sur ce dernier point, la décision n° 2018-727 QPC du 13 juillet 2018, Commune de Ploudiry (Régime indemnitaire de la fonction publique territoriale).
28 Voir par exemple, récemment, décision n° 2022-990 QPC du 22 avril 2022, Fédération nationale des collectivités de compostage et autres, (Restrictions apportées au développement des installations de tri mécano-biologiques des déchets), paragr. 9.
29 Voir par exemple, la décision n° 2012-660 DC du 17 janvier 2013, Loi relative à la mobilisation du foncier public en faveur du logement et au renforcement des obligations de production de logement social, cons. 33, la décision n° 2013-687 DC du 23 janvier 2014, Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, cons. 24 et s. ou la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, cons. 36 à 39 déclarant conforme à la Constitution une modification des dispositions de l’article L. 302-7 du code de la construction et de l’habitation pour renforcer l’obligation imposée aux collectivités et réduire les exemptions.
30 Voir, par exemple, décision n° 92-316 DC du 20 janvier 1993, Loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, cons. 43 ou décision n° 2014-391 QPC du 25 avril 2014, Commune de Thonon-les-Bains et autre (Rattachement d’office d’une commune à un EPCI à fiscalité propre), cons. 8.