Conformité
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 15 décembre 2011 par le Conseil d'État (décision n° 327204) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par M. Hugh A., relative à l'article 1759 du code général des impôts (CGI), dans sa rédaction « issue de l'article 98 de la loi n° 89-935 du 29 décembre 1989 de finances pour 1990 ».
Dans cette procédure, M. Michel Charasse a estimé devoir s'abstenir de siéger.
Dans sa décision n° 2011-220 QPC du 10 février 2012, le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition conforme à la Constitution.
I. – La disposition contestée
Le 6° de l'article 98 de la loi de finances pour 1990 a institué une majoration de 40 % du montant des droits imposés sur les sommes transférées à l'étranger ou depuis l'étranger en méconnaissance des obligations déclaratives relatives à la possession ou l'utilisation de comptes bancaires à l'étranger ou à des transferts de fonds vers ou en provenance de l'étranger. Cette disposition a fait l'objet d'une codification, sous la forme d'un article 1759 du CGI, par un décret n° 90–798 du 10 septembre 1990. Outre cette majoration de 40 %, l'article prévoit également une application des intérêts de retard exigibles en cas de paiement tardif conformément à l'article 1727 du CGI.
Par la suite, le troisième alinéa du II de l'article 23 de la loi n° 90-614 du 12 juillet 1990 relative à la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment des capitaux provenant du trafic des stupéfiants a prévu une hypothèse dans laquelle la majoration prévue par le 6° de l'article 98 de la loi de finances pour 1990 ne devait pas être appliquée. Cette disposition a fait l'objet à son tour d'une codification, sous la forme d'un second alinéa inséré dans l'article 1759 du CGI par un décret n° 91-883 du 9 septembre 1991. La version de l'article 1759 du CGI qui était en vigueur à l'époque des faits est donc celle résultant de ces deux dispositions législatives successivement codifiées. Néanmoins, le Conseil constitutionnel a considéré que la rédaction de la QPC le conduisait à se prononcer sur la disposition correspondant au premier alinéa de l'article 1759 du CGI dans sa rédaction en vigueur à l'époque des faits.
II. – L'examen de constitutionnalité
Le requérant faisait grief à l'article 1759 du CGI de méconnaître l'article 8 de la Déclaration de 1789, aux termes duquel « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée ».
A. – Les principes constitutionnels de référence
Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision n° 82-155 DC du 30 décembre 1982, considère les sanctions fiscales comme des sanctions ayant le caractère d'une punition, relevant en cela du champ d'application de l'article 8 de la Déclaration de 17891.
En conséquence, s'appliquent aux pénalités fiscales, telles que la majoration de 40 % prévue par le premier alinéa de l'article 1759 du CGI, les principes découlant de cet article 8 : celui de proportionnalité des peines (la peine doit être proportionnée à la sanction) et celui d'individualisation des peines (le juge doit pouvoir exercer son office au regard de la situation de l'intéressé).
1. – Le principe de proportionnalité des peines
L'exigence de la proportionnalité des peines procède de l'article 8 de la Déclaration de 1789, selon lequel la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires.
Dans son contrôle de l'adéquation de la sanction à l'infraction, le Conseil constitutionnel n'exerce qu'un contrôle de l'erreur manifeste. Aussi a-t-il eu l'occasion de rappeler, dans sa décision n° 2010-604 DC du 25 février 2010, que « si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur, il incombe au Conseil constitutionnel de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue »2.
Ce principe est applicable aux sanctions fiscales, ainsi que l'a précisé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 87-237 DC du 30 décembre 1987 censurant une sanction manifestement disproportionnée :
« Considérant qu'en prescrivant que l'amende fiscale encourue en cas de divulgation du montant du revenu d'une personne en violation des dispositions de l'article L. 111 du livre des procédures fiscales sera, en toute hypothèse, égale au montant des revenus divulgués, l'article 92 de la loi de finances pour 1988 édicte une sanction qui pourrait, dans nombre de cas, revêtir un caractère manifestement disproportionné »3.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997, a également censuré une sanction fiscale manifestement disproportionnée. S'agissant du nouvel article 1740 ter A du CGI sanctionnant d'une amende de 100 Francs toute omission ou inexactitude dans la facturation et d'une amende de 10 000 Francs le défaut de présentation d'une facture, le Conseil a jugé que, nonobstant les garanties de procédure dont elle était assortie, cette disposition pouvait, dans nombre de cas, donner lieu à l'application de sanctions manifestement hors de proportion avec la gravité de l'omission ou de l'inexactitude constatée, comme d'ailleurs avec l'avantage qui en a été retiré, et il l'a déclarée inconstitutionnelle4.
En revanche, dans la même décision du 30 décembre 1997, le Conseil a validé la sanction de la délivrance d'une facture ne correspondant pas à une livraison ou à une prestation de service réelle par une amende égale à 50 % du montant de la facture. Il a estimé, alors que les requérants faisaient grief à cet article de ne permettre aucune marge d'appréciation quant au montant de la sanction, que « le législateur n'a pas établi une amende fiscale manifestement disproportionnée au manquement » et « qu'il n'a pas méconnu, ce faisant, les exigences de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen »5.
Selon la même logique, dans sa décision n° 2003-489 DC du 29 décembre 2003, le Conseil constitutionnel a considéré, à propos de l'amende administrative prévue par l'article 1665 bis du CGI en cas de demandes formulées sur la base de renseignements inexacts en vue d'obtenir le paiement d'un acompte de prime pour l'emploi, « qu'en fixant l'amende à 100 euros, soit 40 % du montant de l'acompte indûment perçu, lorsque la mauvaise foi de l'intéressé est établie, le législateur n'a pas prévu une sanction manifestement disproportionnée à la gravité des manquements constatés »6.
2. – Le principe d'individualisation des peines
Avant la reconnaissance de sa pleine valeur constitutionnelle, ce principe, qui découle implicitement mais nécessairement du principe de nécessité des peines, avait été utilisé à plusieurs reprises par le Conseil constitutionnel, notamment dans ses décisions nos 78-97 DC du 27 juillet 19787 et 80-127 DC du 20 janvier 19818.
C'est dans sa décision du 22 juillet 2005 sur la loi précisant le déroulement de l'audience d'homologation de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité que le Conseil a consacré « le principe d'individualisation des peines qui découle de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 »9. Le Conseil constitutionnel a notamment souligné que ce principe s'impose dans le silence de la loi10.
Le Conseil constitutionnel a d'ores et déjà eu à se prononcer à plusieurs reprises, dans le cadre de QPC qui lui ont été soumises, sur la constitutionnalité, au regard de l'exigence d'individualisation, de peines dont le caractère automatique était en cause11 ou de peines complémentaires obligatoires12.
S'agissant, plus précisément, des pénalités fiscales prévues par le CGI, le Conseil a rendu plusieurs décisions sur des QPC contestant notamment leur conformité au principe d'individualisation des peines découlant de l'article 8 de la Déclaration13.
À cette occasion, le Conseil a déclaré conforme audit principe l'article 1729 du CGI prévoyant des majorations de 40 ou de 80 % en cas de déclaration insuffisante, inexacte ou incomplète. Il en a exprimé les raisons dans un considérant fixant clairement les critères de conformité à l'article 8 d'une pénalité fiscale :
« Considérant que la disposition contestée institue une sanction financière dont la nature est directement liée à celle de l'infraction ; que la loi a elle-même assuré la modulation des peines en fonction de la gravité des comportements réprimés ; que le juge décide, dans chaque cas, après avoir exercé son plein contrôle sur les faits invoqués et la qualification retenue par l'administration, soit de maintenir ou d'appliquer la majoration effectivement encourue au taux prévu par la loi, soit de ne laisser à la charge du contribuable que des intérêts de retard s'il estime que l'administration n'établit pas que ce dernier se serait rendu coupable de manœuvres frauduleuses ni qu'il aurait agi de mauvaise foi ; qu'il peut ainsi proportionner les pénalités selon la gravité des agissements commis par le contribuable ; que le taux de 40 % n'est pas manifestement disproportionné »14.
Cette décision rappelle que le Conseil se fonde sur plusieurs critères pour apprécier le respect du principe d'individualisation des peines:
– l'existence, dans la loi, d'une possibilité de modulation des peines en fonction de la gravité des comportements reprochés au justiciable ;
– la possibilité – consécutive – pour le juge d'exercer son plein contrôle quant aux faits et à leur qualification, ce qui permet non seulement de proportionner la peine à la gravité des comportements reprochés au justiciable, mais également d'assurer le respect des droits de la défense ;
– la gravité de la sanction, la restriction du pouvoir du juge de moduler la peine étant d'autant plus acceptable que le montant de la peine (ou son plancher) est faible15 ; le contrôle de l'individualisation et celui de la proportionnalité sont réalisés conjointement ;
– l'existence d'un lien entre la peine et le comportement réprimé (la nécessité de laisser au juge un pouvoir d'individualisation se fait moins forte lorsque, par sa nature, la peine est liée au comportement réprimé16).
B. – Application à l'espèce
Le Conseil constitutionnel a contrôlé le respect des principes de proportionnalité et d'individualisation des peines par la disposition du premier alinéa de l'article 1759 du CGI prévoyant une majoration de 40 % des droits dus en application des articles 1649 A ou 1649 quater A du même code, laquelle a le caractère d'une sanction. L'application d'un intérêt de retard prévue par ce même premier alinéa de l'article 1759 du CGI ayant, pour sa part, le caractère d'une majoration compensant le préjudice subi par l'État du fait du paiement tardif de l'impôt17 n'appelait pas de contrôle au regard de l'article 8 de la Déclaration de 1789.
Le Conseil constitutionnel a tout d'abord veillé à ce que la pénalité contestée ne soit pas manifestement disproportionnée par rapport à la méconnaissance des obligations fiscales sanctionnée.
La personne non déclarante subit une majoration qui est proportionnée au montant de l'impôt dû.
Le taux de majoration de 40 % n'est pas le plus élevé de l'échelle des pénalités fiscales prévues par le CGI. Par exemple, l'article 1729 du CGI, sanctionnant l'insuffisance ou l'omission de déclaration, prévoit deux taux de majoration, de 40 % et de 80 %.
Enfin, la pénalité de 40 %, en sanctionnant les défauts de déclaration des sommes en provenance de ou transférées vers l'étranger (ou des comptes sur lesquels ont été déposées de telles sommes), constitue une incitation forte pour les contribuables français à déclarer les avoirs bancaires à l'étranger ainsi que les mouvements de fonds vers ou en provenance de l'étranger. Compte tenu des difficultés pour l'administration fiscale d'appréhender les comptes bancaires à l'étranger, une sanction plus lourde du contribuable n'ayant pas déclaré des comptes bancaires à l'étranger que celle pouvant être encourue par un contribuable dont tous les comptes situés à l'étranger sont déclarés est proportionnée. Il en va de même pour la sanction des transferts de fonds vers ou en provenance de l'étranger effectués sans l'intermédiaire d'un organisme de crédit, de tels transferts étant très difficiles à appréhender et pouvant constituer aisément des moyens tant de fraude que d'évasion fiscale.
Le Conseil a donc jugé que « le taux de 40 % de l'article 1759 du code général des impôts n'est pas manifestement disproportionné » (cons. 5).
Pour apprécier le respect de l'individualisation des peines, le Conseil constitutionnel a tout d'abord considéré que la majoration de 40 % de l'article 1759 pouvait se combiner avec l'une des majorations prévues par l'article 1729 du CGI sanctionnant les inexactitudes ou omissions de déclaration : 40 % « si la mauvaise foi de l'intéressé est établie » ; 80 % « s'il s'est rendu coupable de manœuvres frauduleuses ou d'abus de droit ». En l'espèce, le requérant avait été condamné en première instance à la majoration de 40 % au titre de l'article 1759 du CGI ainsi qu'à une majoration de 40 % au titre de l'article 1729. En appel, seule la première majoration avait été maintenue par le juge. La loi offrait ainsi au juge saisi d'un litige relatif à un défaut de déclaration de sommes ayant transité par l'étranger la possibilité d'adapter la sanction en fonction de l'intention du contribuable. Le Conseil constitutionnel en a déduit que « le législateur assure ainsi une modulation des peines en fonction de la gravité des comportements réprimés » (cons. 5).
Par ailleurs, l'article 1759 du CGI sanctionne les manquements aux articles 1649 A et 1649 quater A du CGI qui disposent respectivement que constituent, « sauf preuve contraire », des revenus imposables, les « sommes, titres ou valeurs transférés à l'étranger ou en provenance de l'étranger », soit « par l'intermédiaire de comptes non déclarés », soit non déclarées elles-mêmes dans les conditions légalement fixées. En d'autres termes, la présomption de revenus imposables des sommes non déclarées est simple. Par conséquent, le justiciable peut toujours, afin d'échapper à la majoration de l'article 1759 du CGI, prouver le caractère non imposable des sommes non déclarées, le juge de l'impôt étant amené, dans une telle hypothèse, à décharger ce justiciable de la majoration de 40 %. Le Conseil constitutionnel a donc considéré que « le juge décide, dans chaque cas, après avoir exercé son plein contrôle sur les faits invoqués et la qualification retenue par l'administration, soit de maintenir la majoration de 40 % prévue par l'article 1759 du code général des impôts, soit d'en dispenser le contribuable s'il estime que ce dernier apporte la preuve que les sommes, titres et valeurs transférés de ou vers l'étranger en méconnaissance des obligations déclaratives ne constituent pas des revenus imposables ; qu'il peut ainsi proportionner les pénalités selon la nature et la gravité des agissements commis par le contribuable » (cons. 5).
S'agissant, enfin, du lien entre la peine et le comportement réprimé, il faut noter que la majoration de 40 % frappe le contribuable qui a tenté d'échapper totalement ou partiellement à l'acquittement de l'impôt sur le revenu en ne respectant pas certaines obligations déclaratives. Le lien entre la peine et le comportement qu'elle sanctionne a ainsi été reconnu par le Conseil constitutionnel, qui a considéré que « la disposition contestée institue une sanction financière proportionnelle et dont la nature est directement liée à celle du manquement constaté » (cons. 5).
L'article 1759 du CGI ne contrevenait par conséquent ni au principe de proportionnalité, ni au principe d'individualisation des peines.
Le Conseil constitutionnel a donc déclaré conforme à la Constitution l'article 1759 du CGI, dans sa rédaction issue de l'article 98 de la loi n°89-935 du 29 décembre 1989 de finances pour 1990.
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1 Décision n° 82-155 DC du 30 décembre 1982, Loi de finances rectificative pour 1982, cons. 33 et 34. Plus récemment, décisions nos 2011-103 QPC, Société SERAS II (Majoration fiscale de 40 % pour mauvaise foi), 2011-104 QPC, Epoux B. (Majoration fiscale de 80 % pour activité occulte) et 2011-105/106 QPC, M. César S. et autre (Majoration fiscale de 40 % après mise en demeure) du 17 mars 2011.
2 Décision n° 2010-604 DC du 25 février 2010, Loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d'une mission de service public, cons. 14.
3 Décision n° 87-237 DC du 30 décembre 1987, Loi de finances pour 1988, cons. 16.
4 Décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997, Loi de finances pour 1998, cons. 39.
5 Id., cons. 40.
6 Décision n° 2003-489 DC du 29 décembre 2003, Loi de finances pour 2004, cons. 13.
7 Décisions n° 78-97 DC du 27 juillet 1978, Loi portant réforme de la procédure pénale sur la police judiciaire et le jury d'assises, cons. 4.
8 Décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, cons. 15 et 16.
9 Décision n° 2005-520 DC du 22 juillet 2005, Loi précisant le déroulement de l'audience d'homologation de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, cons. 3.
10 Décision n° 2007-553 DC du 3 mars 2007, Loi relative à la prévention de la délinquance, cons. 28.
11 Décisions n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010, M. Stéphane A. et autres (Article L. 7 du code électoral), cons. 5 ; n° 2010-72/75/82 QPC du 10 décembre 2010, M. Alain D. et autres (Publication et affichage du jugement de condamnation), cons. 3 à 5.
12 Décisions n° 2010-40 QPC du 29 septembre 2010, M. Thierry B. (Annulation du permis de conduire), cons. 3 à 5 ; n° 2010-41 QPC du 29 septembre 2010, Société Cdiscount et autre (Publication du jugement de condamnation), cons. 3 à 5.
13 Décisions nos 2011-103 QPC, 2011-104 QPC et 2011-105/106 QPC du 17 mars 2011 précitées.
14 Décision n° 2011-103 QPC du 17 mars 2011 précitée, cons. 6. Dans la décision n° 2011-105/106 QPC du 17 mars 2011 précitée, relative à l'article 1728 du CGI, le Conseil constitutionnel use d'un considérant quasiment identique (cons. 7).
15 Décision n° 2011-162 QPC du 16 septembre 2011, Société LOCAWATT (Minimum de peine applicable en matière d'amende forfaitaire), cons. 5.
16 Décision n° 2010-41 QPC du 29 septembre 2010 précitée, cons. 4.
17 Le Conseil a ainsi déjà jugé qu'une majoration de 10 % en cas de retard de paiement des impositions versées aux comptables du Trésor « ne revêt pas le caractère d'une punition » mais « a pour objet la compensation du préjudice subi par l'Etat du fait du paiement tardif des impôts directs » (décision n° 2011-124 QPC du 29 avril 2011, Mme Catherine B. (Majoration de 10 % pour retard de paiement de l'impôt), cons. 3).