Conseil constitutionnel

  • Commentaire QPC
  • Fiscalité
  • Droit fiscal
  • Droit pénal
  • fraude fiscale
  • jugement
  • juge
  • contribuable
  • journal officiel
  • publication
  • affichage

Commentaire de la décision 2010-72/75/82 QPC

09/12/2022

Non conformité totale

 

 

La Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel, le 22 septembre 2010, deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) portant sur le quatrième alinéa de l'article 1741 du code général des impôts (CGI) qui impose au juge de prononcer la peine de publication et d'affichage du jugement de condamnation pour le délit de fraude fiscale. Par arrêt du 5 octobre 2010, la Cour a de nouveau soumis au Conseil une QPC portant sur ce même article.

 

Les deux premières questions ont été soulevées à l'occasion de pourvois en cassation. La troisième est renvoyée au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation à qui le tribunal correctionnel de Vienne avait transmis la question soulevée par un prévenu.

 

 

I. – Disposition contestée

 

Le quatrième alinéa de l'article L. 1741 du CGI impose au juge de prononcer la publication et l'affichage de la décision de condamnation pour fraude fiscale.

 

Si l'existence d'un droit fiscal répressif est aussi ancienne que le droit fiscal lui-même, la nécessité de créer un délit général réprimant le fait de se soustraire ou de tenter de se soustraire à l'établissement ou au recouvrement de l'impôt s'est révélée avec le développement d'une fiscalité directe, en particulier après la création de l'impôt sur le revenu en 1914. L'article 112 de la loi du 25 juin 1920 portant création de nouvelles ressources fiscales créa ce délit. Dès l'origine, il était réprimé par la peine complémentaire de publication du jugement qui était alors facultative. C'est la loi de finances pour 19521 qui a conféré à cette peine complémentaire un caractère obligatoire en donnant aux articles 1749 et 1835, alinéa 3, du CGI une rédaction proche de la rédaction actuelle du quatrième alinéa de l'article 1741 soumis à l'examen du Conseil dans la présente QPC.

 

La peine complémentaire de publication du jugement est prévue dans son principe par l'article 131-35 du code pénal. Prononcée par le juge, elle est mise en application par le ministère public et son coût est recouvré contre le condamné dans la limite du maximum de l'amende encourue (en l'espèce, pour le délit de fraude fiscale, 37 500 euros ou le double en cas de répression aggravée). S'agissant du condamné pour fraude fiscale, la Cour de cassation juge que la dernière phrase du quatrième alinéa de l'article 1741 ne fait pas obstacle à cette règle qui plafonne le coût de la publication mis à la charge du condamné2.

 

Les peines complémentaires sont en principe facultatives et ne peuvent être prononcées que pour les infractions pour lesquelles la loi le prévoit (article 131–10 du code pénal). Il existe, dans divers codes, de nombreuses peines d'affichage ou de publication du jugement pour les professionnels condamnés. Toutefois, elles sont généralement facultatives : c'est le cas en matière d'appellation d'origine contrôlée (article L. 115-16 du code de la consommation), de loteries publicitaires (article L. 121-41), de conformité des produits et services (article L. 216-3), de crédit à la consommation (L. 311-34), d'intermédiation au règlement des dettes (article L. 32281) ou d'usure (article L. 313-5).

 

L'obligation de publier le jugement de fraude fiscale, comme l'obligation prévue par l'article L. 121-4 du code de la consommation de publier le jugement de condamnation pour des faits de publicité mensongère, est donc une exception.

 

La Cour de cassation juge de manière constante qu'il s'agit d'une peine complémentaire obligatoire dont le quantum échappe à l'appréciation du juge qui n'est donc pas tenu de préciser la durée ou le coût des insertions.3

 

 

II. – Griefs et examen de la constitutionnalité

 

Le Conseil est saisi de cet article afin de vérifier s'il est conforme aux principes de nécessité et d'individualisation des peines en ce qu'il institue une peine que le juge est tenu de prononcer. La Cour de cassation demandait ainsi au Conseil constitutionnel de préciser sa jurisprudence sur la prohibition des peines automatiques.

 

La Cour de cassation a, quant à elle, eu l'occasion d'affirmer la compatibilité de l'article 1741 du CGI avec les principes de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle a jugé que le prononcé des peines est subordonné à la reconnaissance de la culpabilité de l'auteur d'une fraude fiscale par le juge pénal après un examen de la cause par un tribunal indépendant et impartial4. Toutefois, les exigences résultant du droit au procès équitable, garanti par la CEDH, ne conduisent pas à la reconnaissance du principe constitutionnel d'individualisation des peines au sens que le Conseil constitutionnel donne à ce principe.

 

Le 11 juin 2010, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution l'article L. 7 du code électoral pour les motifs suivants :

 

« Considérant que l'interdiction d'inscription sur la liste électorale imposée par l'article L. 7 du code électoral vise notamment à réprimer plus sévèrement certains faits lorsqu'ils sont commis par des personnes dépositaires de l'autorité publique, chargées d'une mission de service public ou investies d'un mandat électif public ; qu'elle emporte une incapacité d'exercer une fonction publique élective d'une durée égale à cinq ans ; qu'elle constitue une sanction ayant le caractère d'une punition ; que cette peine privative de l'exercice du droit de suffrage est attachée de plein droit à diverses condamnations pénales sans que le juge qui décide de ces mesures ait à la prononcer expressément ; qu'il ne peut davantage en faire varier la durée ; que, même si l'intéressé peut être, en tout ou partie, y compris immédiatement, relevé de cette incapacité dans les conditions définies au second alinéa de l'article 132-21 du code pénal, cette possibilité ne saurait, à elle seule, assurer le respect des exigences qui découlent du principe d'individualisation des peines ; que, par suite, l'article L. 7 du code électoral méconnaît ce principe et doit être déclaré contraire à la Constitution. »5

 

Par deux décisions du 29 septembre 2010, le Conseil a, en revanche, déclaré conformes à la Constitution deux dispositions qui instauraient des peines complémentaires obligatoires.

 

– S'agissant de l'obligation d'annuler le permis de conduire en cas de récidive de conduite en état alcoolique, le Conseil a jugé : « 4. Considérant qu'en instituant une peine obligatoire directement liée à un comportement délictuel commis à l'occasion de la conduite d'un véhicule, l'article L. 234-13 du code de la route vise, aux fins de garantir la sécurité routière, à améliorer la prévention et renforcer la répression des atteintes à la sécurité des biens et des personnes provoquées par la conduite sous l'influence de l'alcool ;

 

« 5. Considérant que, si, conformément aux dispositions de l'article L. 234-13 du code de la route, le juge qui prononce une condamnation pour de telles infractions commises en état de récidive légale est tenu de prononcer l'annulation du permis de conduire avec interdiction de solliciter la délivrance d'un nouveau permis de conduire, il peut, outre la mise en œuvre des dispositions du code pénal relatives aux dispense et relevé des peines, fixer la durée de l'interdiction dans la limite du maximum de trois ans ; que, dans ces conditions, le juge n'est pas privé du pouvoir d'individualiser la peine ; qu'en conséquence, les dispositions de l'article L. 234-13 du code de la route ne sont pas contraires à l'article 8 de la Déclaration de 1789. »6

 

– S'agissant de l'obligation de publier le jugement de condamnation en cas de publicité mensongère, le Conseil a jugé : « 4. Considérant qu'en instituant une peine obligatoire directement liée à un comportement délictuel commis par voie de publicité, l'article L. 121-4 du code de la consommation vise à renforcer la répression des délits de publicité mensongère et à assurer l'information du public de la commission de tels délits ;

 

« 5. Considérant que le juge qui prononce une condamnation pour le délit de publicité mensongère est tenu d'ordonner la publication du jugement de condamnation ; que, toutefois, outre la mise en œuvre des dispositions du code pénal relatives à la dispense de peine, il lui appartient de fixer, en application de l'article 131-35 du code pénal, les modalités de cette publication ; qu'il peut ainsi en faire varier l'importance et la durée ; que, dans ces conditions, le juge n'est pas privé du pouvoir d'individualiser la peine ; que, par suite, l'article L. 121-4 du code de la consommation n'est pas contraire à l'article 8 de la Déclaration de 1789. »7

 

De cette jurisprudence, il s'évince deux critères principaux pour apprécier la constitutionnalité d'une peine qui n'est pas laissée à l'appréciation du juge :

 

– la peine est-elle ou non prononcée par le juge? Ce critère conduit à la censure des peines accessoires, mais non de toute peine obligatoire ; 

 

– le juge a-t-il la faculté de faire varier le quantum de la peine ?

 

Dans le cas d'espèce, le premier critère est satisfait : la disposition contestée, comme les dispositions que le Conseil constitutionnel a examinées le 29 septembre 2010, n'institue pas une peine accessoire, mais une peine complémentaire obligatoire.

 

L'appréciation du second critère pose en revanche difficulté. À la différence de l'article L. 121-4 du code de la consommation, que le Conseil a déclaré conforme à la Constitution, le 29 septembre 2010, la faculté du juge de faire varier l'importance et la durée de la publication du jugement de condamnation pour fraude fiscale est limitée à plusieurs titres :

 

– premièrement, la liberté du juge de choisir le support de la publication est limitée (la publication au Journal officiel est obligatoire) ;

 

– deuxièmement, la disposition n'impose pas seulement la publication mais l'affichage ;

 

– troisièmement, les conditions de cet affichage sont imposées au juge, s'agissant tant de la durée (trois mois) que des conditions (panneaux officiels de la commune et porte extérieure de l'immeuble du ou des établissements professionnels des contribuables condamnés).

 

En définitive, le juge n'est maître que du choix entre une publication intégrale ou par extraits et, s'agissant de la publication, des autres journaux où il ordonne, le cas échéant, la publication. La Cour de cassation veille au respect scrupuleux par le juge des prescriptions de l'article 1741 du CGI : elle censure les tentatives de sévérité accrue (par exemple pour une décision ordonnant l'affichage sur la porte du domicile8) comme les tentatives du juge de moduler la peine, qu'il s'agisse ou non de faire preuve de mansuétude : « Mais attendu qu'en se prononçant ainsi, alors qu'il lui était interdit d'ordonner l'affichage de la décision dans des lieux autres que ceux prévus par le texte précité ainsi que d'en réduire la durée et qu'elle avait l'obligation d'ordonner la publication de sa décision, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé (i.e. l'article 1741 du CGI). »9

 

Enfin, s'agissant d'une peine de publication, la faculté d'un relèvement immédiat par le tribunal n'est pas possible, l'article 132-21 du code pénal ne prévoyant une telle possibilité de relèvement immédiat que pour les peines de déchéance, interdiction ou incapacité10. Seule paraît ouverte la possibilité de demander le relèvement postérieurement à la condamnation en application de l'article 702-1 du code de procédure pénale (si toutefois la peine n'a pas déjà été exécutée).

 

Pour apprécier la conformité à la Constitution des mesures restreignant la liberté du juge de faire varier le quantum de la peine, le Conseil constitutionnel prend en compte la sévérité de la peine, la gravité des faits qu'elle réprime et le lien matériel entre la peine et la commission du délit.

 

– S'agissant de la gravité des faits, dans sa décision sur l'annulation du permis de conduire pour des faits de conduite en état alcoolique en récidive, le Conseil a manifesté la prise en compte de la particulière gravité des faits en cause en rappelant que le principe d'individualisation des peines « ne saurait toutefois faire obstacle à ce que le législateur fixe des règles assurant une répression effective des infractions »11. Une telle précision ne figurait pas dans la décision relative à la publication du jugement pour condamnation pour le délit de publicité mensongère car la peine était encourue même en cas de primo-délinquance ; la gravité de l'atteinte à l'intérêt social est apparue, dans ce cas, moindre.

 

– S'agissant du fait que la peine, par sa nature, est « directement liée » à la commission de l'infraction, le Conseil l'avait relevé au considérant n° 4 précité de ses deux décisions du 29 septembre 2010.

 

Le quatrième aliéna de l'article 1741 du CGI ne satisfait pas aux exigences constitutionnelles ainsi rappelées : la sanction est sévère (en particulier par les modalités infamantes de l'affichage), la restriction du pouvoir du juge de moduler la peine est substantielle, la peine n'est pas directement liée à la commission de l'infraction et cette peine obligatoire est applicable à tous les délits de fraude fiscale indépendamment de leur gravité.

 

S'agissant du lien entre l'infraction et la peine, on ne pouvait retenir l'argumentation du Gouvernement selon lequel la publication du jugement est en lien avec la fraude fiscale en ce qu'elle réprime « un comportement qui consiste à reporter sur autrui la charge de l'impôt en se soustrayant volontairement à ses obligations déclaratives ». Dans ses deux décisions du 29 septembre 2010, le Conseil a constaté l'existence d'un lien spécial entre la nature de la peine et les éléments constitutifs de l'infraction. Toute infraction est, certes, par nature, une atteinte aux intérêts collectifs. Cela ne justifie pas pour autant la publication automatique de tous les jugements de condamnation…

 

Le cas d'espèce correspondant à une des questions renvoyées illustrait la difficulté posée : il s'agit d'une personne condamnée pour avoir omis plusieurs années de suite de déclarer ses revenus. L'altération des facultés mentales résultant d'une maladie avait été constatée dans le jugement et, en appel, la cour d'appel l'avait dispensée de l'inscription de sa condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire12. Si une telle dispense a pour effet d'opérer relèvement immédiat de toutes les incapacités qui sont attachées de plein droit à la condamnation13, elle n'a aucun effet sur la peine de publication et d'affichage. On peut raisonnablement penser que la juridiction qui a dispensé de l'inscription de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire estimait qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, une publicité restreinte devait être donnée à cette condamnation. Le quatrième alinéa de l'article 1741 du CGI s'oppose toutefois à ce choix.

 

Enfin, s'agissant des professionnels condamnés, la peine d'affichage sur la porte des locaux professionnels, même si on ne doute pas qu'elle puisse avoir de puissants effets dissuasifs, apparaît comme la survivance d'un pilori d'un autre âge. Sa sévérité paraît incompatible avec son application automatique à tous les professionnels condamnés.

 

Par conséquent, le Conseil constitutionnel a jugé que le quatrième alinéa de l'article 1741 du CGI n'est pas conforme au principe d'individualisation des peines. Il l'a déclaré contraire à la Constitution.

 

Si, dans sa décision du 11 juin 2010 sur l'article L. 7 du code électoral, le Conseil constitutionnel avait précisé, que les personnes déjà condamnées définitivement sur le fondement de cet article pouvaient demander immédiatement leur inscription sur la liste électorale14, une précision comparable n'est pas apparue nécessaire s'agissant de la peine de publication dont l'exécution n'est pas continue. La disparition de cette peine de l'ordre juridique implique simplement qu'elle ne peut plus être prononcée ni ramenée à exécution.

_______________________________________

1  Loi n°52-401 du 14 avril 1952 loi de finances pour l'exercice 1952, article 48.

2  Cass. Crim. 28 mars 1996, n° 95-81921, Bull. crim. 1996,  n° 144, p. 418.

3  Cass. Crim., 23 février 1972, n° 71-90912, Bull. crim. n° 73, p. 173 et, récemment, Cass. crim., 28 mars 2007, n° 06-85071.

4  Cass. crim 7 mars 2001, n° 00-82538, Bull. crim. 2001, n° 60, p. 202.

5  Décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010, M. Stéphane A. et autres (Article L. 7 du code électoral), cons. 5.

6  Décision n° 2010-40 QPC du 29 septembre 2010, M. Thierry B., cons. 4 et 5.

7  Décision n° 2010-41 QPC du 29 septembre 2010, Société Cdiscount et autre, cons. 4 et 5.

8  Cass. crim., 17 juillet 1991, n° 90-83905.

9  Cass. crim., 6 octobre 2004, n° 03-85847.

10 Cass. crim., 3 juin 2004, n° 03-87508, Bull. crim. 2004, n° 153, p. 572.

11 Décision n° 2010-40 QPC, précitée, cons. 3.

12 C'est en raison de ces circonstances que le Président du Conseil constitutionnel a accédé à la demande de l'avocat du requérant aux fins qu'en application de l'article 9 du règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel, l'audience publique ne fasse pas l'objet d'une diffusion sur le site Internet du Conseil constitutionnel.

13 Deuxième aliéna de l'article 775-1 du CPP.

14 Décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010 précitée, cons. 6.