Non conformité totale - effet différé - réserve transitoire
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 16 juillet 2025 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 584 du 9 juillet 2025), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée pour M. Chakib G. par Me Marie Milly, avocate au barreau de Seine–Saint-Denis, Me Alice Battaglia, avocate au barreau des Hauts–de–Seine, Mes Léo Boxelé et Nina Galmot, avocats au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025–1172 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 741-1 et L. 741-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2024–42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
– la loi n° 97-396 du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l’immigration ;
– la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations en intervention présentées pour l’association SOS Soutien ô sans papiers par Me Henri Braun, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 4 août 2025 ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 5 août 2025 ;
– les observations présentées pour le requérant par Me Isabelle Zribi, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et par Mes Milly, Battaglia, Boxelé et Galmot, enregistrées le 6 août 2025 ;
– les observations en intervention présentées pour M. Farid A. par Mes Battaglia et Boxelé, enregistrées le même jour ;
– les observations en intervention présentées pour le syndicat des avocats de France par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
– les secondes observations présentées pour le requérant par Mes Zribi, Milly, Battaglia, Boxelé et Galmot, enregistrées le 20 août 2025 ;
– les secondes observations présentées pour le préfet de police de Paris, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Aimilia Ioannidou, avocate au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
– les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Mes Zribi, Galmot et Milly, pour le requérant, Me Braun, pour l’association SOS Soutien ô sans papiers, Mes Battaglia et Boxelé, pour M. A., et M. Thibault Cayssials, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 7 octobre 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article L. 741-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction résultant de la loi du 26 janvier 2024 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« L’autorité administrative peut placer en rétention, pour une durée de quatre jours, l’étranger qui se trouve dans l’un des cas prévus à l’article L. 731-1 lorsqu’il ne présente pas de garanties de représentation effectives propres à prévenir un risque de soustraction à l’exécution de la décision d’éloignement et qu’aucune autre mesure n’apparaît suffisante à garantir efficacement l’exécution effective de cette décision.
« Le risque mentionné au premier alinéa est apprécié selon les mêmes critères que ceux prévus à l’article L. 612-3 ou au regard de la menace pour l’ordre public que l’étranger représente ».
2. L’article L. 741-7 du même code, dans la même rédaction, prévoit :
« La décision de placement en rétention ne peut être prise avant l’expiration d’un délai de sept jours à compter du terme d’un précédent placement prononcé en vue de l’exécution de la même mesure ou, en cas de circonstance nouvelle de fait ou de droit, d’un délai de quarante-huit heures. Toutefois, si ce précédent placement a pris fin en raison de la soustraction de l’étranger aux mesures de surveillance dont il faisait l’objet, l’autorité administrative peut décider d’un nouveau placement en rétention avant l’expiration de ce délai ».
3. Le requérant et les parties intervenantes reprochent à ces dispositions de ne pas limiter en nombre ni en durée la possibilité pour l’autorité administrative de décider d’un nouveau placement en rétention d’un étranger en exécution d’une même décision d’éloignement. Ce faisant, le législateur aurait privé d’effet la garantie légale que constitue la durée maximale d’une telle privation de liberté. En outre, ils critiquent le fait que l’administration ne soit soumise à aucune exigence particulière de nature à assurer la proportionnalité de la mesure lorsqu’elle décide d’une réitération du placement en rétention. Il en résulterait une méconnaissance de la liberté individuelle, de la liberté d’aller et de venir, du droit au respect de la vie privée et du droit de mener une vie familiale normale.
4. Par ailleurs, le requérant, rejoint par certaines parties intervenantes, soutient qu’en permettant à l’autorité administrative de placer de nouveau en rétention un étranger que le juge judiciaire a remis en liberté, les dispositions renvoyées porteraient atteinte à l’autorité de la chose jugée.
5. Enfin, pour les mêmes motifs, ces dispositions seraient entachées d’incompétence négative et méconnaîtraient, selon l’une des parties intervenantes, le principe de la séparation des pouvoirs, dans des conditions affectant les exigences constitutionnelles précitées.
6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur l’article L. 741-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
– Sur le fond :
7. Aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. Les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent être restreintes par des mesures de police administrative conférant à l’autorité publique des pouvoirs étendus et reposant sur des règles spécifiques. Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figure la liberté individuelle, protégée par l’article 66 de la Constitution, qui ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire. Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis.
8. En vertu de l’article L. 741-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, l’autorité administrative peut placer en rétention l’étranger qui, faisant l’objet d’une décision d’éloignement, ne peut quitter immédiatement le territoire français, lorsque son éloignement demeure une perspective raisonnable, qu’il ne présente pas de garanties de représentation effectives propres à prévenir un risque de soustraction à l’exécution de cette décision et qu’aucune autre mesure n’apparaît suffisante à garantir efficacement une telle exécution.
9. Aux termes de l’article L. 741-3 du même code, un étranger ne peut être placé ou maintenu en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ. Cette mesure, d’une durée initiale de quatre jours, ne peut être prolongée au-delà qu’avec l’autorisation du magistrat du siège du tribunal judiciaire pour une durée ne pouvant en principe excéder soixante jours, voire à titre exceptionnel quatre-vingt-dix jours, sous les conditions et dans les limites définies aux articles L. 742-1 à L. 742-5.
10. En application des dispositions contestées, au terme d’un précédent placement en rétention, l’autorité administrative peut de nouveau placer l’étranger en rétention en vue de l’exécution d’une même décision d’éloignement à l’expiration d’un délai de sept jours ou, en cas de circonstance nouvelle, de quarante-huit heures. Ce nouveau placement en rétention peut intervenir sans délai lorsque le précédent placement a pris fin en raison d’une soustraction de l’étranger à des mesures de surveillance.
11. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 24 avril 1997 mentionnée ci-dessus qu’en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu permettre à l’autorité administrative de retenir de nouveau l’étranger qui, à l’issue d’un précédent placement en rétention, n’a pas déféré à son obligation de quitter le territoire français. Il a ainsi poursuivi l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière qui participe de la sauvegarde de l’ordre public, objectif de valeur constitutionnelle. Un tel objectif est de nature à justifier que l’administration soit autorisée à réitérer le placement en rétention d’un étranger sur le fondement d’une même décision d’éloignement.
12. Toutefois, d’une part, les dispositions contestées ne prévoient ni de limite au nombre de placements en rétention que l’autorité administrative peut décider sur le fondement d’une même décision d’éloignement, ni même de durée totale maximale durant laquelle un étranger peut ainsi être privé de liberté.
13. D’autre part, en l’absence de conditions particulières encadrant la possibilité pour l’administration de réitérer le placement en rétention d’un étranger, chacun de ces placements successifs au titre de la même décision d’éloignement se trouve soumis aux seules conditions prévues pour un premier placement en rétention.
14. Dès lors, faute de déterminer les limites et conditions applicables à la réitération d’un placement en rétention, le législateur n’a pas prévu les garanties légales de nature à assurer une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées. Les dispositions contestées méconnaissent ainsi l’article 66 de la Constitution.
15. Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, l’article L. 741-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile doit être déclaré contraire à la Constitution.
– Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
16. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
17. En l’espèce, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour conséquence d’interdire à l’autorité administrative de décider un nouveau placement en rétention d’un étranger sur le fondement d’une même décision d’éloignement, y compris lorsqu’il s’est soustrait volontairement à des mesures de surveillance ou que son comportement représente une menace pour l’ordre public. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er novembre 2026 la date de l’abrogation de ces dispositions.
18. Afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou, au plus tard, jusqu’au 1er novembre 2026, il reviendra au magistrat du siège du tribunal judiciaire, saisi d’un nouveau placement en rétention en vue de l’exécution d’une même décision d’éloignement, de contrôler si cette privation de liberté n’excède pas la rigueur nécessaire compte tenu des précédentes périodes de rétention dont l’étranger a fait l’objet.
19. Par ailleurs, les mesures prises avant la publication de la présente décision en application de ces dispositions ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – L’article L. 741-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, est contraire à la Constitution.
Article 2. – La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 17 à 19 de cette décision.
Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 16 octobre 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
Rendu public le 16 octobre 2025.