Non conformité totale - effet différé - réserve transitoire
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 11 juillet 2025 par le Conseil d’État (décision n° 503940 du 10 juillet 2025), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Enter Air par Me Bruno Richard, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1171 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 6361-14 du code des transports.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– la loi organique n° 2017-54 du 20 janvier 2017 relative aux autorités administratives indépendantes et autorités publiques indépendantes ;
– le code des transports ;
– la loi n° 2018-699 du 3 août 2018 visant à garantir la présence des parlementaires dans certains organismes extérieurs au Parlement et à simplifier les modalités de leur nomination ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations présentées pour la société requérante par Me Richard, enregistrées le 18 juillet 2025 ;
– les observations présentées pour l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 23 juillet 2025 ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
– les secondes observations présentées pour l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 1er août 2025 ;
– les nouvelles observations présentées pour l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 18 août 2025 ;
– les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Richard, pour la société requérante, Me Frédéric Thiriez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires, et M. Thibault Cayssials, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 30 septembre 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l’article L. 6361-14 du code des transports dans sa rédaction résultant de la loi du 3 août 2018 mentionnée ci-dessus.
2. L’article L. 6361-14 du code des transports, dans cette rédaction, prévoit :« Les fonctionnaires et agents mentionnés à l’article L. 6142-1 constatent les manquements aux mesures définies à l’article L. 6361-12. Ces manquements font l’objet de procès-verbaux qui, ainsi que le montant de l’amende encourue, sont notifiés à la personne concernée et communiqués à l’autorité. Les procès-verbaux font foi jusqu’à preuve contraire.
« Aucune poursuite ne peut être engagée plus de deux ans après la commission des faits constitutifs d’un manquement.
« L’instruction et la procédure devant l’autorité sont contradictoires.
« L’instruction est assurée par des fonctionnaires et agents mentionnés à l’article L. 6142-1 autres que ceux qui ont constaté le manquement, qui peuvent entendre toutes personnes susceptibles de contribuer à l’information et se faire communiquer tous documents nécessaires.
« Après s’être assuré que le dossier d’instruction est complet, le rapporteur permanent le notifie à la personne concernée et l’invite à présenter ses observations écrites dans un délai d’un mois, par tout moyen, y compris par voie électronique. À l’issue de cette procédure contradictoire, le rapporteur permanent clôt l’instruction et peut soit classer sans suite le dossier si est vérifié au moins un des cas limitativement énumérés par décret en Conseil d’État, soit transmettre le dossier complet d’instruction à l’autorité. Cette décision est notifiée à la personne concernée.
« L’autorité convoque la personne concernée et la met en mesure de se présenter devant elle, ou de se faire représenter, un mois au moins avant la délibération. Elle délibère valablement dans le cas où la personne concernée néglige de comparaître ou de se faire représenter.
« Dans l’exercice de ses fonctions, le rapporteur ne peut recevoir de consignes ou d’ordres. Devant le collège de l’autorité, il a pour mission d’exposer les questions que présente à juger chaque dossier et de faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l’espèce et les règles de droit applicables, ainsi que son opinion sur la solution à apporter.
« Après avoir entendu le rapporteur et, le cas échéant, la personne concernée ou son représentant, l’autorité délibère hors de leur présence.
« Les membres associés participent à la séance. Ils ne participent pas aux délibérations et ne prennent pas part au vote ».
3. La société requérante reproche à ces dispositions de ne pas prévoir, à l’issue de l’enquête, que la personne mise en cause devant l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires est informée de son droit de se taire, alors que ses observations pendant l’instruction et ses déclarations devant le collège de l’autorité sont susceptibles d’être utilisées à son encontre dans le cadre de cette procédure de sanction. Il en résulterait, selon elle, une méconnaissance des exigences résultant de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « et l’invite à présenter ses observations écrites » figurant à la première phrase du cinquième alinéa de l’article L. 6361-14 du code des transports, ainsi que sur les mots « et, le cas échéant, la personne concernée ou son représentant » figurant au huitième alinéa du même article.
– Sur le fond :
5. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition.
6. Selon l’article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Ni le principe de la séparation des pouvoirs, ni aucun autre principe ou règle de valeur constitutionnelle, ne font obstacle à ce qu’une autorité administrative ou publique indépendante, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de sa mission, dès lors que l’exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis.
7. Selon le second alinéa de l’article 1er de la loi organique du 20 janvier 2017 mentionnée ci-dessus, pris sur le fondement du dernier alinéa de l’article 34 de la Constitution, la loi « fixe les règles relatives … aux attributions … des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes ».
8. En vertu des articles L. 6361-9 et L. 6361-12 du code des transports, l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires dispose d’un pouvoir de sanction et peut, à ce titre, prononcer des amendes administratives à l’encontre de personnes exerçant une activité aérienne lorsqu’elles ne respectent pas certaines mesures prises par l’autorité administrative sur un aérodrome. Selon l’article L. 6361-14 du même code, après notification à la personne concernée d’un procès-verbal constatant un tel manquement, l’instruction et la procédure devant l’autorité sont contradictoires.
9. Lorsqu’il s’est assuré que le dossier d’instruction est complet, le rapporteur permanent le notifie à la personne concernée. En application des dispositions contestées, il l’invite à présenter ses observations écrites.
10. Si le rapporteur permanent décide de transmettre le dossier d’instruction à l’autorité, celle-ci convoque la personne concernée et la met en mesure de se présenter devant elle ou de se faire représenter. Avant de délibérer, le collège de l’autorité entend le rapporteur et, en vertu des dispositions contestées, la personne en cause ou son représentant.
11. En revanche, ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne prévoient que la personne mise en cause est informée de son droit de se taire.
12. Lorsqu’elle produit des observations écrites en réponse à la notification du dossier d’instruction ou lorsqu’elle est entendue devant le collège de l’autorité, la personne mise en cause peut être amenée à reconnaître les manquements qui lui sont reprochés, y compris dans le cas où la poursuite se fonde sur des faits constatés par procès-verbal. En outre, le fait même qu’elle soit invitée à présenter ses observations ou entendue peut être de nature à lui laisser croire qu’elle ne dispose pas du droit de se taire.
13. Or l’autorité prend connaissance des observations de la personne mise en cause en réponse à la notification du dossier d’instruction et reçoit les déclarations qui sont faites devant elle.
14. Dès lors, en ne prévoyant pas que la personne mise en cause doit être informée de son droit de se taire lorsqu’elle est invitée à présenter ses observations écrites et lorsqu’elle comparaît devant le collège de l’autorité, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
– Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
15. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
17. Par ailleurs, la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – Les mots « et l’invite à présenter ses observations écrites » figurant à la première phrase du cinquième alinéa de l’article L. 6361-14 du code des transports, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-699 du 3 août 2018 visant à garantir la présence des parlementaires dans certains organismes extérieurs au Parlement et à simplifier les modalités de leur nomination, ainsi que les mots « et, le cas échéant, la personne concernée ou son représentant » figurant au huitième alinéa du même article, sont contraires à la Constitution.
Article 2. – La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 16 à 17 de cette décision.
Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 9 octobre 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
Rendu public le 10 octobre 2025 .
Abstracts
4.23.8.3
Droit de se taire
En vertu des articles L. 6361-9 et L. 6361-12 du code des transports, l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires dispose d’un pouvoir de sanction et peut, à ce titre, prononcer des amendes administratives à l’encontre de personnes exerçant une activité aérienne lorsqu’elles ne respectent pas certaines mesures prises par l’autorité administrative sur un aérodrome. Selon l’article L. 6361-14 du même code, après notification à la personne concernée d’un procès-verbal constatant un tel manquement, l’instruction et la procédure devant l’autorité sont contradictoires. Lorsqu’il s’est assuré que le dossier d’instruction est complet, le rapporteur permanent le notifie à la personne concernée. En application des dispositions contestées, il l’invite à présenter ses observations écrites. Si le rapporteur permanent décide de transmettre le dossier d’instruction à l’autorité, celle-ci convoque la personne concernée et la met en mesure de se présenter devant elle ou de se faire représenter. Avant de délibérer, le collège de l’autorité entend le rapporteur et, en vertu des dispositions contestées, la personne en cause ou son représentant. En revanche, ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne prévoient que la personne mise en cause est informée de son droit de se taire. Lorsqu’elle produit des observations écrites en réponse à la notification du dossier d’instruction ou lorsqu’elle est entendue devant le collège de l’autorité, la personne mise en cause peut être amenée à reconnaître les manquements qui lui sont reprochés, y compris dans le cas où la poursuite se fonde sur des faits constatés par procès-verbal. En outre, le fait même qu’elle soit invitée à présenter ses observations ou entendue peut être de nature à lui laisser croire qu’elle ne dispose pas du droit de se taire. Or l’autorité prend connaissance des observations de la personne mise en cause en réponse à la notification du dossier d’instruction et reçoit les déclarations qui sont faites devant elle. Dès lors, en ne prévoyant pas que la personne mise en cause doit être informée de son droit de se taire lorsqu’elle est invitée à présenter ses observations écrites et lorsqu’elle comparaît devant le collège de l’autorité, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
2025-1171 QPC, 10 octobre 2025, paragr. 8 9 10 11 12 13 14
11.6.3.5.1
Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que les dispositions renvoyées.
2025-1171 QPC, 10 octobre 2025, paragr. 4
11.8.6.2.2.2
Abrogation reportée dans le temps
L’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour effet de priver la personne mise en cause de la possibilité de présenter des observations et d’être entendue dans le cadre de la procédure de sanction devant l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er octobre 2026 la date de l’abrogation de ces dispositions.
2025-1171 QPC, 10 octobre 2025, paragr. 16
11.8.6.2.3.2
Réserve transitoire avant abrogation
L’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles des mots « et l’invite à présenter ses observations écrites » figurant à la première phrase du cinquième alinéa de l’article L. 6361-14 du code des transports, ainsi que les mots « et, le cas échéant, la personne concernée ou son représentant » figurant au huitième alinéa du même article, est reportée dans le temps. Afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, la personne mise en cause dans le cadre de la procédure de sanction devant l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires doit être informée de son droit de se taire.
2025-1171 QPC, 10 octobre 2025, paragr. 16
11.8.6.2.4.2.1
Pour les instances en cours ou en cours et à venir
Le Conseil juge que la déclaration d’inconstitutionnalité portant sur les mots « et l’invite à présenter ses observations écrites » figurant à la première phrase du cinquième alinéa de l’article L. 6361-14 du code des transports, ainsi que les mots « et, le cas échéant, la personne concernée ou son représentant » figurant au huitième alinéa du même article, peut être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement.
2025-1171 QPC, 10 octobre 2025, paragr. 17