Conformité - réserve
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 12 mars 2025 par le Conseil d’État (décision n° 499901 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Yann M. par Me Yannick Normand, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1141 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2013-431 du 28 mai 2013 portant diverses dispositions en matière d’infrastructures et de services de transports.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– le code de justice administrative ;
– le code général de la propriété des personnes publiques ;
– la loi n° 2013-431 du 28 mai 2013 portant diverses dispositions en matière d’infrastructures et de services de transports ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations présentées pour le requérant par Me Normand, enregistrées le 2 avril 2025 ;
– les observations présentées pour l’établissement public Voies navigables de France, partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SELARL Le Prado – Gilbert, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
– les secondes observations présentées pour le requérant par Me Normand, enregistrées le 16 avril 2025 ;
– les secondes observations présentées pour l’établissement public Voies navigables de France par la SELARL Le Prado – Gilbert, enregistrées le même jour ;
– les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Normand, pour le requérant, Me Élodie Le Prado, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour l’établissement public Voies navigables de France, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 20 mai 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques, dans sa rédaction résultant de la loi du 28 mai 2013 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Le présent article s’applique à tout bateau, navire, engin flottant ou établissement flottant abandonné sur le domaine public fluvial.
« L’abandon se présume, d’une part, du défaut d’autorisation d’occupation du domaine public fluvial et, d’autre part, de l’inexistence de mesures de manœuvre ou d’entretien, ou de l’absence de propriétaire, conducteur ou gardien à bord.
« L’abandon présumé du bateau, navire, engin flottant ou établissement flottant est constaté par les agents mentionnés à l’article L. 2132-23. Le constat est affiché sur le bien concerné et notifié au dernier propriétaire s’il est connu, en même temps qu’une mise en demeure de faire cesser l’état d’abandon.
« Si aucun propriétaire, gardien ou conducteur ne s’est manifesté ou s’il n’a pas pris les mesures de manœuvre ou d’entretien nécessaires pour faire cesser l’état d’abandon, dans un délai de six mois, l’autorité administrative compétente déclare abandonné le bateau, navire, engin flottant ou établissement flottant et en transfère la propriété au gestionnaire du domaine public fluvial concerné. Le gestionnaire peut procéder à la vente du bien à l’expiration d’un délai de deux mois et sous réserve des droits des créanciers privilégiés et hypothécaires ou procéder à sa destruction à l’expiration de ce même délai, si sa valeur marchande ne justifie pas sa mise en vente ».
2. Le requérant soutient tout d’abord qu’en prévoyant le transfert de la propriété d’un bateau présumé abandonné sur le domaine public fluvial au gestionnaire de ce domaine, ces dispositions institueraient une sanction ayant le caractère d’une punition. Or, faute de définir suffisamment « l’inexistence de mesures de manœuvre ou d’entretien » faisant présumer cet abandon, elles méconnaîtraient le principe de légalité des délits et des peines. Par ailleurs, dès lors que l’autorité administrative dispose d’autres pouvoirs pour mettre fin à une occupation irrégulière du domaine public fluvial et compte tenu de la gravité de cette sanction, ces dispositions contreviendraient aux exigences de nécessité et de proportionnalité des peines.
3. Il reproche ensuite à ces dispositions de permettre à l’autorité administrative de priver une personne de son bien sans intervention du juge judiciaire, ni indemnisation ou possibilité de restitution. Elles porteraient ainsi atteinte au droit de propriété en méconnaissance des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
4. Enfin, selon lui, ces dispositions autoriseraient l’expulsion de l’occupant d’un bateau utilisé comme domicile par le gestionnaire du domaine public fluvial auquel a été transférée la propriété de ce bien. Il en résulterait une méconnaissance du principe de l’inviolabilité du domicile.
5. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « de l’inexistence de mesures de manœuvre ou d’entretien » figurant au deuxième alinéa de l’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques, ainsi que sur son dernier alinéa.
- Sur les griefs tirés de la méconnaissance des exigences résultant de l’article 8 de la Déclaration de 1789 :
6. Selon l’article 8 de la Déclaration de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Les principes ainsi énoncés ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition.
7. L’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques instaure une procédure permettant de constater l’abandon d’un bateau, navire, engin ou établissement flottants sur le domaine public fluvial et d’en transférer la propriété au gestionnaire de ce domaine.
8. Selon le deuxième alinéa de cet article, un tel abandon se présume du défaut d’autorisation d’occupation du domaine public fluvial et de l’absence de propriétaire, conducteur ou gardien à bord ou, en application des dispositions contestées, de l’inexistence de mesures de manœuvre ou d’entretien.
9. En application des dispositions contestées de son dernier alinéa, lorsque l’autorité administrative déclare le bateau abandonné, elle en transfère la propriété au gestionnaire du domaine public fluvial qui peut, sous certaines conditions, procéder à sa vente ou à sa destruction.
10. Ces dispositions, qui permettent à l’autorité administrative de disposer d’un bien abandonné sur le domaine public fluvial, ont pour seul objet d’assurer la protection de ce domaine et de garantir la sécurité de la navigation fluviale. Elles n’instituent donc pas une sanction ayant le caractère d’une punition.
11. Dès lors, les griefs tirés de la méconnaissance des exigences résultant de l’article 8 de la Déclaration de 1789 ne peuvent qu’être écartés.
- Sur le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété :
12. La propriété figure au nombre des droits de l’homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. Aux termes de son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». En l’absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l’article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi.
13. En premier lieu, dès lors que le transfert de propriété que ces dispositions prévoient concerne le bateau qui a été abandonné sur le domaine public fluvial, ces dispositions n’entraînent pas une privation de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789.
14. En deuxième lieu, en conférant au gestionnaire du domaine public fluvial les moyens de libérer ses dépendances des bateaux qui y sont abandonnés, le législateur, ainsi qu’il a été dit au paragraphe 10, a entendu assurer la protection de ce domaine et garantir la sécurité de la navigation. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d’intérêt général.
15. En troisième lieu, d’une part, un bateau ne peut être présumé abandonné qu’en l’absence d’autorisation d’occupation du domaine public fluvial et en raison soit de l’inexistence de mesures de manœuvre ou d’entretien, soit de l’absence de propriétaire, conducteur ou gardien à bord. Un constat d’abandon doit être établi par les agents habilités, affiché sur le bien et adressé au dernier propriétaire connu en même temps qu’une mise en demeure de faire cesser l’état d’abandon.
16. D’autre part, l’autorité administrative ne peut déclarer le bien abandonné et transférer sa propriété au gestionnaire du domaine public fluvial qu’après l’expiration d’un délai de six mois. Son propriétaire est ainsi mis à même dans ce délai de se manifester et de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser l’état d’abandon.
17. En dernier lieu, les dispositions contestées ne privent pas le propriétaire du bateau déclaré abandonné de la possibilité d’exercer un recours contre l’acte procédant à son transfert devant le juge administratif qui, sur le fondement des articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative, peut en suspendre l’exécution ou ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale.
18. Dès lors, ces dispositions ne portent pas au droit de propriété une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi. Le grief tiré de la méconnaissance de cette exigence constitutionnelle doit donc être écarté.
- Sur le grief tiré de la méconnaissance du principe de l’inviolabilité du domicile :
19. Selon l’article 2 de la Déclaration de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». La liberté proclamée par cet article implique le droit au respect de la vie privée et, en particulier, de l’inviolabilité du domicile.
20. Il résulte des dispositions contestées du dernier alinéa de l’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques que, à l’expiration d’un délai de deux mois suivant le transfert de propriété du bateau déclaré abandonné, le gestionnaire du domaine public fluvial peut procéder à sa mise en vente ou, si sa valeur marchande ne le justifie pas, à sa destruction.
21. Ces dispositions n’ont, par elles-mêmes, ni pour objet ni pour effet d’autoriser l’expulsion de l’éventuel occupant d’un bateau à usage d’habitation.
22. Elles ne sauraient toutefois, sans méconnaître le principe de l’inviolabilité du domicile, être interprétées comme autorisant le gestionnaire du domaine public fluvial à procéder à la destruction d’un tel bien sans tenir compte de la situation personnelle ou familiale de l’occupant, lorsqu’il apparaît que ce dernier y a établi son domicile.
23. Sous cette réserve, le grief tiré de la méconnaissance du principe de l’inviolabilité du domicile doit être écarté.
24. Par conséquent, les dispositions contestées de l’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent, sous la même réserve en ce qui concerne son dernier alinéa, être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – Sous la réserve énoncée au paragraphe 22, le dernier alinéa de l’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2013-431 du 28 mai 2013 portant diverses dispositions en matière d’infrastructures et de services de transports, est conforme à la Constitution.
Article 2. – Les mots « de l’inexistence de mesures de manœuvre ou d’entretien » figurant au deuxième alinéa de l’article L. 1127-3 du code général de la propriété des personnes publiques, dans la même rédaction, sont conformes à la Constitution.
Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 5 juin 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
Rendu public le 6 juin 2025.