Non conformité totale - effet différé
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 29 janvier 2025 par le Conseil d’État (décision n° 498798 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour le bâtonnier de l’ordre des avocats de Rennes et l’ordre des avocats de Rennes par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1134 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 719 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– le code de procédure pénale ;
– la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes ;
– la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations présentées pour le Conseil national des barreaux, partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Thomas Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 18 février 2025 ;
– les observations présentées pour les requérants par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, enregistrées le 19 février 2025 ;
– les observations présentées pour l’association des avocats pénalistes, partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
– les observations en intervention présentées pour les associations Ligue des droits de l’homme et Section française de l’observatoire international des prisons par la SCP Spinosi, enregistrées le même jour ;
– les observations en intervention présentées pour le syndicat des avocats de France par Me Gérard Tcholakian, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
– les secondes observations présentées pour l’association des avocats pénalistes par la SCP Spinosi, enregistrées le 5 mars 2025 ;
– les secondes observations en intervention présentées pour les associations Ligue des droits de l’homme et Section française de l’observatoire international des prisons par la SCP Spinosi, enregistrées le même jour ;
– les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Catherine Glon, avocate au barreau de Rennes, et Me Paul Mathonnet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les requérants, Me Thomas Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour le Conseil national des barreaux, Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour l’association des avocats pénalistes, l’association Ligue des droits de l’homme et l’association Section française de l’observatoire international des prisons, Me Juan Prosper, avocat au barreau de Paris, pour le syndicat des avocats de France, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 8 avril 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article 719 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 22 décembre 2021 mentionnée ci-dessus, prévoit :« Les députés, les sénateurs, les représentants au Parlement européen élus en France, les bâtonniers sur leur ressort ou leur délégué spécialement désigné au sein du conseil de l’ordre sont autorisés à visiter à tout moment les locaux de garde à vue, les locaux des retenues douanières définies à l’article 323-1 du code des douanes, les lieux de rétention administrative, les zones d’attente, les établissements pénitentiaires et les centres éducatifs fermés mentionnés à l’article L. 113-7 du code de la justice pénale des mineurs.
« À l’exception des locaux de garde à vue, les députés, les sénateurs et les représentants au Parlement européen mentionnés au premier alinéa du présent article peuvent être accompagnés par un ou plusieurs journalistes titulaires de la carte d’identité professionnelle mentionnée à l’article L. 7111-6 du code du travail, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État ».
2. Les requérants, rejoints par les parties à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée et les parties intervenantes, reprochent à ces dispositions de ne pas inclure les geôles et dépôts des juridictions judiciaires parmi les lieux de privation de liberté pouvant faire l’objet du droit de visite reconnu aux bâtonniers.
3. Ce faisant, elles institueraient une différence de traitement injustifiée entre personnes privées de liberté, en méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et devant la justice.
4. Ils soutiennent également qu’elles méconnaîtraient « l’exigence d’un contrôle indépendant et effectif des lieux de privation de liberté et l’exigence d’une intervention effective de l’autorité judiciaire » découlant, selon eux, du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, et priveraient de garanties légales ce principe. Pour les mêmes raisons, ces dispositions seraient entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant ce même principe.
5. Les requérants estiment en outre que ces dispositions seraient entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant la liberté d’expression et de communication, faute de permettre la bonne information du public sur les conditions de privation de liberté dans les geôles et dépôts.
6. Enfin, l’association des avocats pénalistes et le Conseil national des barreaux considèrent que cette incompétence négative affecterait le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense des personnes privées de liberté dans ces locaux.
7. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l’article 719 du code de procédure pénale.
– Sur le fond :
8. Selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.
9. Selon les dispositions contestées, les députés, sénateurs, représentants au Parlement européen élus en France et bâtonniers, sur leur ressort, sont autorisés à visiter à tout moment les locaux de garde à vue, les locaux des retenues douanières, les lieux de rétention administrative, les zones d’attente, les établissements pénitentiaires et les centres éducatifs fermés. En revanche, les lieux de privation de liberté situés au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel ne figurent pas au nombre de ceux pouvant faire l’objet du droit de visite prévu par ces dispositions.
10. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 15 juin 2000 mentionnée ci-dessus, à l’origine de ces dispositions, que le législateur a entendu instaurer, en faveur de certaines autorités, un droit de visite des lieux où une personne est privée de liberté dans le cadre d’une procédure pénale ou administrative.
11. Or les dispositions contestées ne prévoient pas l’exercice de ce droit de visite dans les lieux de privation de liberté situés au sein des juridictions judiciaires où des personnes sont maintenues à la disposition de la justice, dans l’attente de leur présentation à un magistrat ou à une formation de jugement, à l’occasion de telles procédures.
12. Dès lors, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées est sans rapport avec l’objet de la loi. Par conséquent, ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité devant la loi.
13. Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, elles doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.
– Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
14. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
15. D’une part, le Conseil constitutionnel ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement. Il ne lui appartient pas d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée. En l’espèce, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour effet de supprimer le droit de visite des lieux de privation de liberté reconnu aux députés, sénateurs, représentants au Parlement européen élus en France, et bâtonniers. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, afin de permettre au législateur de tirer les conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité de ces dispositions, il y a lieu de reporter au 30 avril 2026 la date de l’abrogation de ces dispositions.
16. D’autre part, les mesures prises avant cette date en application de ces dispositions ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – Le premier alinéa de l’article 719 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, est contraire à la Constitution.
Article 2. – La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 15 et 16 de cette décision.
Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 29 avril 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
Rendu public le 29 avril 2025.
Abstracts
5.1.6.6
Droit pénal et procédure pénale
Selon les dispositions contestées, les députés, sénateurs, représentants au Parlement européen élus en France et bâtonniers, sur leur ressort, sont autorisés à visiter à tout moment les locaux de garde à vue, les locaux des retenues douanières, les lieux de rétention administrative, les zones d’attente, les établissements pénitentiaires et les centres éducatifs fermés. En revanche, les lieux de privation de liberté situés au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel ne figurent pas au nombre de ceux pouvant faire l’objet du droit de visite prévu par ces dispositions. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 15 juin 2000, à l’origine de ces dispositions, que le législateur a entendu instaurer, en faveur de certaines autorités, un droit de visite des lieux où une personne est privée de liberté dans le cadre d’une procédure pénale ou administrative. Or les dispositions contestées ne prévoient pas l’exercice de ce droit de visite dans les lieux de privation de liberté situés au sein des juridictions judiciaires où des personnes sont maintenues à la disposition de la justice, dans l’attente de leur présentation à un magistrat ou à une formation de jugement, à l’occasion de telles procédures. Dès lors, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées est sans rapport avec l’objet de la loi. Par conséquent, ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité devant la loi. Censure.
2025-1134 QPC, 29 avril 2025, paragr. 9 10 11 12
11.6.3.5.1
Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que la disposition renvoyée.
2025-1134 QPC, 29 avril 2025, paragr. 7
11.7.2.2.4
Référence aux travaux préparatoires d'une loi ordinaire (autre que la loi déférée)
Il ressort des travaux préparatoires de la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes, à l’origine des dispositions contestées de l'article 719 du code de procédure pénale, que le législateur a entendu instaurer, en faveur de certaines autorités, un droit de visite des lieux où une personne est privée de liberté dans le cadre d’une procédure pénale ou administrative.
2025-1134 QPC, 29 avril 2025, paragr. 10
11.8.6.2.2.2
Abrogation reportée dans le temps
Le Conseil constitutionnel ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement. Il ne lui appartient pas d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée. En l’espèce, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour effet de supprimer le droit de visite des lieux de privation de liberté reconnu aux députés, sénateurs, représentants au Parlement européen élus en France, et bâtonniers. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, afin de permettre au législateur de tirer les conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité de ces dispositions, il y a lieu de reporter au 30 avril 2026 la date de l’abrogation de ces dispositions.
2025-1134 QPC, 29 avril 2025, paragr. 15
11.8.6.2.4.1
Maintien des effets
Le Conseil juge que juge que les mesures prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution avant la date de leur abrogation ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
2025-1134 QPC, 29 avril 2025, paragr. 16