Non renvoi
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique enregistrés le 22 février 2022 et le 4 octobre 2023, Mme D G, M. E G, Mme B G, M. C G et M. A G, représentés par Me Nunès, demandent au tribunal :
1°) de condamner l'État à leur verser la somme de 250 000 euros en raison de la spoliation d'État des prestations sociales de 1963 à 1984 et 100 000 euros au titre du préjudice moral subi avec intérêts de retard à compter du 1er janvier 2021 et capitalisation de ces derniers à compter du 1er février 2021 ;
2°) de mettre à la charge de l'État la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- d'une part, il ne ressort pas des travaux parlementaires que le législateur, en adoptant la loi n° 2022-229 du 23 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis, ait entendu prendre en compte la spoliation des prestations sociales des familles de harkis du camp de Bias dans le barème de calcul de la réparation des conditions indignes d'accueil ; d'autre part, les modalités de réparation forfaitaire limitées aux conditions d'accueil indigne fixées aux articles 1er et 3 de la loi et complétées par le barème fixé par le décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 méconnaissent le principe de réparation intégrale garanti par le droit français et l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales combiné à l'article 14 de la même convention ;
- la prescription quadriennale ne peut leur être opposée, en vertu de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, dès lors qu'ils ignoraient légitimement l'existence de leur créance ; par ailleurs, Mme [...], signataire du mémoire en défense, n'était pas compétente pour opposer la prescription quadriennale au nom de l'Etat ;
- le détournement des prestations sociales auxquelles avaient droit les consorts G durant la période courant de 1963 à 1984, au cours de laquelle ils étaient internés au camp de Bias, en méconnaissance de l'article 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, est constitutif d'une faute de l'Etat ;
- cette faute leur a causé des préjudices matériels et moraux.
Par un mémoire en défense, enregistré le 6 septembre 2023, le ministre des armées conclut au rejet de la requête des consorts G.
Il fait valoir que
- la requête est irrecevable ; d'une part, les requérants ont déjà été indemnisés par la commission nationale indépendante de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis (CNIH) ;
- les moyens soulevés par la requête ne sont pas fondés.
Par des mémoires en intervention enregistrés le 4 octobre et le 30 novembre 2023, le Comité Harkis et Vérité, représenté par son secrétaire général, demande que le tribunal fasse droit aux conclusions de la requête n° 2201062.
Il soutient que
- le ministre des armées reconnaît la spoliation des allocations familiales sur vingt ans dont a été victime la famille G ;
- la prescription quadriennale ne peut être opposée ; les requérants sont fondés à se prévaloir de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, étant dans l'ignorance des spoliations.
Par un mémoire distinct enregistré le 2 décembre 2023 et un mémoire complémentaire, enregistré le 9 février 2024, les consorts G demandent au tribunal, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux articles 4 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen des dispositions de l'article 3 de la loi n° 2022-229 du 23 février 2022.
Par un mémoire, enregistré le 16 janvier 2024, le ministre des armées conclut à l'absence de renvoi au Conseil d'Etat de la question prioritaire de constitutionnalité.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ainsi que son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2022-229 du 23 février 2022 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Pinturault, rapporteur,
- et les conclusions de M. Frézet, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Mme D G, M. E G, Mme B G, M. C G et M. A G sont les enfants de M. F G, ancien supplétif de l'armée française en Algérie, décédé le 11 février 1991. La famille G est arrivée en France en 1962, peu après la signature des accords d'Evian et a résidé au sein du camp de Bias (Lot-et-Garonne) à compter de 1963. Par un courrier du 26 décembre 2020, les consorts G ont demandé l'indemnisation des préjudices résultant du détournement de prestations sociales au profit de la gestion du camp pour la période comprise entre 1968 et 1984, période durant laquelle ils ont résidé au camp de Bias. Après rejet implicite de leur réclamation préalable, ils demandent au tribunal la condamnation de l'Etat à la somme globale de 350 000 euros.
Sur l'intervention du comité Harkis et Vérité :
2. Aux termes de l'article R. 431-2 du code de justice administrative : " Les requêtes et les mémoires doivent, à peine d'irrecevabilité, être présentés soit par un avocat, soit par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, lorsque les conclusions de la demande tendent au paiement d'une somme d'argent, à la décharge ou à la réduction de sommes dont le paiement est réclamé au requérant ou à la solution d'un litige né de l'exécution d'un contrat. ".
3. Les mémoires en intervention du Comité Harkis et vérités, représenté par son président, enregistrés au greffe du tribunal les 7 septembre et 4 octobre 2023, ont été présentés sans ministère d'avocat alors qu'ils viennent en soutien d'une action indemnitaire tendant à la condamnation de l'Etat au paiement d'une somme d'argent. Par suite, le Comité Harkis et Vérités est irrecevable à intervenir.
Sur les conclusions indemnitaires :
4. A l'appui de leur demande de réparation, les consorts G mettent en cause la responsabilité pour faute de l'Etat du fait des détournements des prestations sociales lors de leur séjour au camp de Bias pour la période de 1963 à 1984.
5. Aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription quadriennale dispose : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. (...) ". Selon l'article 3 de cette loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes de l'article 9 de la même loi : " Les dispositions de la présente loi sont applicables aux créances nées antérieurement à la date de son entrée en vigueur et non encore atteintes de déchéance à cette même date. Les causes d'interruption et de suspension prévues aux articles 2 et 3, survenues avant cette date, produisent effet à l'égard de ces mêmes créances ".
6. De première part, le mémoire en défense aux termes duquel le ministre des armées oppose l'exception de prescription à la demande des consorts a été signé par Mme [...], conseillère d'administration de la défense, cheffe du bureau du contentieux de la fonction militaire qui, par une décision du 17 octobre 2022, régulièrement publiée au journal officiel de la République française (JORF) le 20 octobre 2022, modifiée par une décision du 31 mars 2023, publiée au JORF le 2 avril 2023, a reçu du ministre des armées délégation à l'effet de signer, au nom de la ministre, " tous actes, décisions, correspondances courantes, recours et mémoires devant les juridictions, à l'exception de ceux qui sont présentés devant le Tribunal des conflits et le Conseil d'Etat, ainsi que les actes, décisions, pièces comptables et administratives concernant les affaires contentieuses ", dans la limite des attributions du bureau. Dès lors, les consorts G ne peuvent valablement soutenir que l'exception de prescription quadriennale n'aurait pas valablement été opposée à leur demande tendant à la condamnation de l'Etat.
7. De seconde part, les requérants invoquent la faute commise par l'Etat du fait du détournement des prestations sociales commises lors de leur séjour dans le camp de Bias. Toutefois, il ne résulte pas de l'instruction que les consorts G n'auraient pas été en mesure à la date de fermeture du camp, soit le 31 décembre 1975, ou au plus tard à la date de la majorité du plus jeune des requérants, soit 1989, d'apprécier les préjudices, qui pouvaient être exactement mesurés, résultant du détournement des prestations sociales imputables à l'Etat français. Si les requérants soutiennent qu'ils auraient été dans l'ignorance de la créance dont ils demandent l'indemnisation compte tenu de sa nature cachée, plusieurs rapports, dont celui publié le 22 janvier 2007 par le Conseil économique et social intitulé " La situation sociale des enfants de harkis ", ont mis en lumière la réaffectation des prestations sociales destinées aux harkis au financement de dépenses de fonctionnement des camps, en particulier dans le camp de Bias. Contrairement à ce qui est soutenu, le point de départ de la prescription de cette créance ne saurait être la survenance de décisions du juge administratif ayant fait droit à des actions en responsabilité dirigées contre l'État par des personnes placées dans des situations similaires à la leur, de telles décisions juridictionnelles ne constituant pas le fait générateur. Dès lors, le ministre des armées est fondé à soutenir qu'en application des dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968, la créance dont se prévaut les consorts G était prescrite à la date de leur réclamation préalable, le 26 décembre 2020.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
8. Aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites. "
9. Si les consorts G soutiennent que les dispositions de l'article 3 de la loi du 22 février 2022 méconnaissent les articles 4 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles ne permettent pas la réparation intégrale des préjudices qu'ils ont subis, ces dispositions ne sont pas applicables au litige en ce que la solution de ce dernier repose sur un autre fondement. En conséquence, il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.
10. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir opposées en défense, que les consorts G ne sont pas fondés à demander la condamnation de l'État à leur verser les sommes qu'ils réclament.
Sur les frais liés au litige :
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'État, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, le versement de quelque somme que ce soit sur leur fondement.
DÉCIDE :
Article 1er : L'intervention du Comité Harkis et Vérités n'est pas admise.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité sur la conformité de l'article 3 de la loi du 23 février 2022 aux articles 4 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête des consorts G est rejeté.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à Mme D G, à M. E G, à Mme B G, à M. C G, à M. A G, à l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 22 janvier 2025 où siégeaient :
Mme Cabanne, présidente,
M. Roussel Cera, premier conseiller,
M. Pinturault, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 12 février 2025.
Le rapporteur,
M. PINTURAULT
La présidente,
C. CABANNE
La greffière,
M-A. PRADAL
La République mande et ordonne au ministre des armées, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
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