Cour de cassation

Arrêt du 8 janvier 2025 n° 24-13.921

08/01/2025

Renvoi partiel

CIV. 1

COUR DE CASSATION

MY1

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QUESTION PRIORITAIRE

de

CONSTITUTIONNALITÉ

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Audience publique du 8 janvier 2025

RENVOI PARTIEL DEVANT LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL

Mme CHAMPALAUNE, président

Arrêt n° 90 FS-P

Pourvoi n° C 24-13.921

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 8 JANVIER 2025

Par mémoire spécial présenté le 10 octobre 2024, Mme [Z] [S] [V] [M] [V], domiciliée [Adresse 2] (Egypte), a formulé une question prioritaire de constitutionnalité à l'occasion du pourvoi n° C 24-13.921 qu'elle a formé contre l'arrêt rendu le 12 décembre 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 3, chambre 5), dans une instance l'opposant au procureur général près la cour d'appel de Paris, domicilié en son parquet général, [Adresse 1].

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Corneloup, conseiller, les observations de la SCP Foussard et Froger, avocat de Mme [Z] [S] [V] [M] [V], et l'avis de M. Salomon, avocat général, après débats en l'audience publique du 17 décembre 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, Mme Corneloup, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, MM. Bruyère, Ancel, Mmes Peyregne-Wable, Tréard, conseillers, Mme Robin-Raschel, conseiller référendaire, M. Salomon, avocat général, et Mme Vignes, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Mme [Z] [S] [V] [M] [V], à qui un certificat de nationalité française a été refusé, a engagé une action déclaratoire de nationalité en soutenant être française par filiation maternelle, pour être née le 19 août 1987 à [Localité 3] (Egypte) de Mme [E] [S] [O], née le 8 octobre 1951 à [Localité 4] (Egypte), laquelle a été reconnue française par un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 19 février 2015.

2. L'arrêt attaqué a jugé qu'en application de l'article 30-3 du code civil, Mme [Z] [S] [V] [M] [V] n'était pas admise à faire la preuve qu'elle avait, par filiation, la nationalité française, et a dit qu'elle était réputée avoir perdu cette nationalité le 9 octobre 2001.

3. L'article 30-3 du code civil dispose :

« Lorsqu'un individu réside ou a résidé habituellement à l'étranger, où les ascendants dont il tient par filiation la nationalité sont demeurés fixés pendant plus d'un demi-siècle, cet individu ne sera pas admis à faire la preuve qu'il a, par filiation, la nationalité française si lui-même et celui de ses père et mère qui a été susceptible de la lui transmettre n'ont pas eu la possession d'état de Français. »

4. Par un arrêt du 28 février 2018 (1re Civ., 28 février 2018, pourvoi n° 17-14.239, Bull. 2018, I, n° 38), la Cour de cassation a jugé que la possession d'état de Français du père ou de la mère du demandeur à l'action déclaratoire de nationalité s'apprécie au jour où le juge statue sur l'action de l'intéressé.

5. Par un arrêt du 13 juin 2019 (1re Civ., 13 juin 2019, pourvoi n° 18-16.838), la Cour de cassation est revenue sur cette jurisprudence en jugeant que, selon l'article 30-3 du code civil, celui qui réside ou a résidé habituellement à l'étranger, où les ascendants dont il tient par filiation la nationalité sont demeurés fixés pendant plus d'un demi-siècle, n'est pas admis à faire la preuve qu'il a, par filiation, la nationalité française si lui-même et celui de ses père et mère qui a été susceptible de la lui transmettre n'ont pas eu la possession d'état de Français. Le tribunal doit, dans ce cas, constater la perte de la nationalité française dans les termes de l'article 23-6. Le texte édicte une règle de preuve et non une fin de non-recevoir au sens de l'article 122 du code de procédure civile, de sorte qu'aucune régularisation sur le fondement de l'article 126 du même code ne peut intervenir.

6. Cet arrêt renoue avec une jurisprudence plus ancienne (1re Civ., 23 février 1977, n° 75-12.799, Bull. civ. I, n° 106), selon laquelle :

« [La cour d'appel] aurait dû rechercher, pour en tirer les conséquences que l'article 144 [devenu l'article 30-3] y attachait, si, comme il était soutenu, [C] [D] et son père n'avaient pas, pendant plus de cinquante ans, été privés de la possession d'état de Français dans le pays étranger où ils résidaient, sans qu'une immatriculation au consulat français, attestée en 1950, eut pu anéantir les effets d'une perte déjà acquise de nationalité ».

7. Cette jurisprudence est appliquée de façon constante depuis 2019 (1re Civ., 10 février 2021, pourvoi n° 19-50.050, 1re Civ., 12 juillet 2023, pourvoi n° 22-16.946, publié, 1re Civ., 20 décembre 2023, pourvoi n° 21-25.474). La Cour de cassation a précisé que si l'article 30-3 du code civil n'était pas opposé à l'ascendant direct, dont la nationalité française était établie, il ne pouvait l'être à ses enfants mineurs au jour de l'introduction de l'action déclaratoire de nationalité, lesquels suivaient la condition du parent dont ils tenaient leur nationalité (1re Civ., 29 juin 2022, pourvoi n° 21-50.032, publié ; 1re Civ., 27 novembre 2024, pourvoi n° 23-19.405, publié).

Enoncé des questions prioritaires de constitutionnalité

8. A l'occasion du pourvoi qu'elle a formé contre l'arrêt rendu le 12 décembre 2023 par la cour d'appel de Paris, Mme [S] [V] [M] [V] a, par mémoire distinct et motivé, demandé de renvoyer au Conseil constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité ainsi rédigées :

« 1°/ L'article 30-3 du Code civil, tel qu'interprété par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, est-il contraire au principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel la perte de la qualité de Français par désuétude ne peut être constatée que par un jugement, en ce qu'il instaure une présomption irréfragable de perte de la nationalité française à l'expiration du délai cinquantenaire d'expatriation de l'ascendant, en l'absence de possession d'état de l'intéressé et de son ascendant durant ce délai ?

2°/ L'article 30-3 du Code civil, tel qu'interprété par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, méconnaît-il la garantie des droits, au sens de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ensemble le droit à exercer un recours juridictionnel effectif, garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789 et l'intérêt supérieur de l'enfant, protégé par les dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946, en ce que la présomption irréfragable de perte de la nationalité française qu'il instaure s'applique immédiatement, y compris lorsque l'intéressé dispose d'éléments de possession d'état qui, en l'état du droit applicable à la date à laquelle ils ont été obtenus, étaient de nature à écarter toute désuétude et lorsque, en l'état du droit applicable à la date d'expiration du délai cinquantenaire, l'intéressé, alors mineur, et son parent français, ne pouvaient raisonnablement s'attendre à ce que la nationalité française soit réputée perdue en l'absence de démarches et pouvaient légitimement penser que, tant que cette perte n'était pas judiciairement constatée, la fin de non-recevoir édictée par l'article 30-3 du Code civil pouvait être régularisée ? »

Examen des questions prioritaires de constitutionnalité

9. La disposition contestée est applicable au litige, qui concerne les conditions de perte de la nationalité française pour désuétude.

10. Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

Première question prioritaire de constitutionnalité

11. La question posée, qui porte sur l'interprétation d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République dont le Conseil constitutionnel n'a pas encore eu l'occasion de faire application, est nouvelle.

12. La question peut également être regardée comme nouvelle, au sens que le Conseil constitutionnel donne à ce critère alternatif de saisine, en ce qu'elle présente un intérêt particulier.

13. En effet, elle concerne une disposition qui suscite un contentieux important et qui emporte des conséquences graves, s'agissant pour les Français de naissance d'un cas de perte non-volontaire de la nationalité française pouvant emporter une situation d'apatridie.

14. En conséquence, il y a lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Seconde question prioritaire de constitutionnalité

15. D'une part, la question posée, ne portant pas sur l'interprétation d'une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n'aurait pas encore eu l'occasion de faire application, n'est pas nouvelle.

16. D'autre part, la question posée ne présente pas un caractère sérieux, en ce que l'interprétation jurisprudentielle de l'article 30-3 du code civil, sur laquelle le pourvoi se fonde (1re Civ., 28 février 2018, n° 17-14.239, Bull. 2018, I, n° 38) et qui a été abandonnée par la suite (1re Civ., 13 juin 2019, pourvoi n° 18-16.838, publié), a été consacrée par la Cour de cassation dans un arrêt postérieur tant à l'expiration du délai cinquantenaire, qui est survenue le 9 octobre 2001, qu'à l'obtention de certains éléments de possession d'état, qui datent de 2015 et 2016, de sorte qu'elle n'a pas pu fonder des attentes légitimes de la part de l'intéressée, qui était majeure à la date à laquelle l'article 30-3 lui a été opposé.

17. En conséquence, il n'y a pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

RENVOIE au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

« L'article 30-3 du Code civil, tel qu'interprété par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, est-il contraire au principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel la perte de la qualité de Français par désuétude ne peut être constatée que par un jugement, en ce qu'il instaure une présomption irréfragable de perte de la nationalité française à l'expiration du délai cinquantenaire d'expatriation de l'ascendant, en l'absence de possession d'état de l'intéressé et de son ascendant durant ce délai ? »

DIT N'Y AVOIR LIEU DE RENVOYER au Conseil constitutionnel la seconde question prioritaire de constitutionnalité ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du huit janvier deux mille vingt-cinq.

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