Conformité
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 17 septembre 2024 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 1196 du 11 septembre 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour l’association Stop Homophobie par Me Jean-Baptiste Boué-Diacquenod, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1113 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 2-6 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2024-420 du 10 mai 2024 visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l’accompagnement des victimes.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– le code de procédure pénale ;
– la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes ;
– la loi n° 2024-420 du 10 mai 2024 visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l’accompagnement des victimes ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations présentées pour l’association requérante par Me Boué-Diacquenod et la SAS Hannotin avocats, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 8 octobre 2024 ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
– les observations en intervention présentées pour l’association Ligue des droits de l’homme par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
– les secondes observations présentées pour M. Mathieu D., partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Pauline Alexandre, avocate au barreau de Paris, enregistrées le 22 octobre 2024 ;
– les secondes observations en intervention présentées pour l’association Ligue des droits de l’homme par la SCP Spinosi, enregistrées le même jour ;
– les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Boué-Diacquenod, pour l’association requérante, Me Alexandre, pour la partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 13 novembre 2024 ;
Au vu des pièces suivantes :
– la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 15 novembre 2024 ;
– la note en délibéré présentée pour l’association requérante par Me Boué-Diacquenod, enregistrée le 18 novembre 2024 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article 2-6 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 10 mai 2024 mentionnée ci-dessus, prévoit :« Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant par ses statuts de combattre les discriminations fondées sur le sexe, sur les mœurs, sur l’orientation sexuelle ou sur l’identité de genre, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les discriminations réprimées par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal et les articles L. 1146-1 et L. 1155-2 du code du travail, lorsqu’elles sont commises en raison du sexe, de la situation de famille, des mœurs, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre de la victime ou à la suite d’un harcèlement sexuel.
« Toutefois, en ce qui concerne les discriminations commises à la suite d’un harcèlement sexuel, l’association n’est recevable dans son action que si elle justifie avoir reçu l’accord écrit de la personne intéressée, ou, si celle-ci est mineure et après l’avis de cette dernière, celui du titulaire de l’autorité parentale ou du représentant légal.
« L’association peut également exercer les droits reconnus à la partie civile en cas d’atteintes volontaires à la vie ou à l’intégrité de la personne et de destructions, dégradations et détériorations réprimées par les articles 221-1 à 221-4, 222-1 à 222-18, 225-4-13 et 322-1 à 322-13 du code pénal, lorsque ces faits ont été commis en raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou des mœurs de la victime, dès lors qu’elle justifie avoir reçu l’accord de la victime ou, si celle-ci est un mineur ou un majeur protégé, celui de son représentant légal.
« Par dérogation au troisième alinéa du présent article, lorsque les faits prévus à l’article 225-4-13 du code pénal sont commis au préjudice d’une personne dont l’état de sujétion psychologique ou physique, au sens de l’article 223-15-3 du même code, est connu de leur auteur, l’accord de la victime ou, le cas échéant, de son représentant légal n’est pas exigé.
« L’association peut également exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l’infraction prévue à l’article L. 4163-11 du code de la santé publique.
« Toute fondation reconnue d’utilité publique peut exercer les droits reconnus à la partie civile dans les mêmes conditions et sous les mêmes réserves que l’association mentionnée au présent article.
« En cas d’atteinte volontaire à la vie, si la victime est décédée, l’association doit justifier avoir reçu l’accord de ses ayant-droits ».
2. L’association requérante, rejointe par l’association intervenante, reproche à ces dispositions de ne pas permettre aux associations dont l’objet est de combattre les discriminations fondées sur le sexe, les mœurs, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, d’exercer les droits reconnus à la partie civile en cas de séquestration, de vol ou d’extorsion commis à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre de la victime. Ce faisant, elles priveraient ces associations d’accès au juge pour ces infractions, en méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif.
3. Elles reprochent également à ces dispositions d’instaurer une différence de traitement injustifiée entre ces associations et celles habilitées à exercer les droits reconnus à la partie civile en cas de séquestration, de vol ou d’extorsion par les articles 2-2, 2-8 et 2-17 du code de procédure pénale. Il en résulterait une méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et devant la justice.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le troisième alinéa de l’article 2-6 du code de procédure pénale.
5. L’association intervenante fait par ailleurs valoir que les dispositions contestées instaureraient une différence de traitement injustifiée en permettant aux associations de lutte contre les discriminations sexuelles et sexistes d’exercer les droits reconnus à la partie civile en cas de violences commises pour un tel motif et non en cas de séquestration, de vol ou d’extorsion. Elle soutient en outre que ces dispositions restreindraient de façon injustifiée l’exercice du droit d’agir en justice de ces associations, en méconnaissance de la liberté d’association.
– Sur les griefs tirés de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif et de la liberté d’association :
6. Aux termes de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Est garanti par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif.
7. Selon l’article 2 du code de procédure pénale, l’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction.
8. L’article 2-6 du même code habilite en outre toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant par ses statuts de combattre les discriminations fondées sur le sexe, sur les mœurs, sur l’orientation sexuelle ou sur l’identité de genre, à exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions qu’il détermine.
9. En particulier, les dispositions contestées de cet article prévoient que l’association peut exercer ces droits pour certaines atteintes volontaires à la vie ou à l’intégrité de la personne et certaines destructions, dégradations et détériorations, lorsque ces faits ont été commis en raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou des mœurs de la victime. En revanche, cette faculté ne lui est pas reconnue pour les infractions de séquestration, de vol ou d’extorsion.
10. Ces dispositions visent à permettre à l’association d’exercer devant le juge pénal les droits reconnus à la partie civile afin de mettre en mouvement l’action publique ou de venir au soutien de la poursuite, à raison d’une infraction commise à l’encontre de la victime. Elles sont sans incidence sur le droit de la victime d’obtenir, devant le juge pénal ou civil, réparation du dommage que lui ont personnellement causé les faits.
11. Dès lors, le législateur a pu réserver à des infractions limitativement énumérées la faculté des associations de lutte contre les discriminations sexuelles et sexistes d’exercer devant le juge pénal les droits reconnus à la partie civile, sans l’étendre à la séquestration, au vol ou à l’extorsion. Le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif doit donc être écarté.
12. Par ailleurs, les dispositions contestées, qui n’ont ni pour objet ni pour effet de remettre en cause la capacité d’agir en justice des associations, ne portent aucune atteinte au principe fondamental reconnu par les lois de la République de la liberté d’association. Le grief tiré de la méconnaissance de ce principe ne peut donc qu’être écarté.
– Sur les griefs tirés de la méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et devant la justice :
13. Aux termes de l’article 6 de la Déclaration de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Son article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales.
14. En premier lieu, en réservant la faculté des associations de lutte contre les discriminations sexuelles et sexistes d’exercer les droits reconnus à la partie civile à certains crimes et délits, dont ne font pas partie la séquestration, le vol et l’extorsion, les dispositions contestées instaurent une différence de traitement selon la nature des infractions.
15. Toutefois, il ressort des travaux préparatoires de la loi du 15 juin 2000 mentionnée ci-dessus, à l’origine des dispositions contestées, que le législateur a entendu permettre à ces associations d’agir aux côtés des victimes d’atteintes volontaires à la vie ou à l’intégrité de la personne ou de destructions, dégradations et détériorations, commises à raison du sexe ou des mœurs, eu égard à la nécessité de renforcer l’effectivité de la répression de tels faits.
16. D’une part, au regard de la nature distincte des infractions de séquestration, vol ou extorsion, la différence de traitement instaurée par ces dispositions est justifiée par une différence de situation.
17. D’autre part, les victimes de ces infractions disposent, comme les victimes des infractions entrant dans le champ des dispositions contestées, de la possibilité d’obtenir, devant le juge compétent, réparation du dommage que leur ont personnellement causé les faits.
18. En second lieu, en application des articles 2-2, 2-8 et 2-17 du code de procédure pénale, les associations de lutte contre les violences sexuelles, le harcèlement sexuel ou les violences exercées sur un membre de la famille, les associations de défense des personnes malades, handicapées ou âgées, et les associations de défense des droits et libertés individuels et collectifs sont autorisées à exercer les droits reconnus à la partie civile, selon les cas, pour certains faits de séquestration, de vol ou d’extorsion. Il en résulte une différence de traitement entre ces associations et celles concernées par les dispositions contestées.
19. Toutefois, ces différentes associations se distinguent au regard de l’objet qu’elles se proposent de poursuivre par leurs statuts ainsi que des circonstances dans lesquelles les faits doivent être commis pour qu’elles puissent exercer les droits reconnus à la partie civile.
20. Dès lors, la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport direct avec l’objet de la loi.
21. Il résulte de ce qui précède que les griefs tirés de la méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et devant la justice doivent être écartés.
22. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – Le troisième alinéa de l’article 2-6 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2024-420 du 10 mai 2024 visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l’accompagnement des victimes, est conforme à la Constitution.
Article 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 21 novembre 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
Rendu public le 22 novembre 2024.