Tribunal administratif de Rennes

Ordonnance du 7 novembre 2024 n° 2403202

07/11/2024

Renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE 

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 10 juin 2024 et 27 août 2024, 

la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes, représentée par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, Avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, demande au tribunal, 

dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler la décision révélée par un courrier du 15 avril 2024 de la présidente du tribunal judiciaire de Rennes et du procureur de la République près ce tribunal portant refus que la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes et ses délégués puissent exercer le droit de visite prévu par l'article 719 du code de procédure pénale dans les lieux de privation de liberté situés au sein des locaux du tribunal judiciaire de Rennes ;

2°) de mettre à la charge de l'État le versement d'une somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par deux mémoires, enregistrés les 27 août et 4 novembre 2024, la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes demande au tribunal, en application des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité à la Constitution des dispositions de l'article 719 du code de procédure pénale dans leur version issue de la loi n° 2021-1729 du 

22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire.

La bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes soutient que :

- les dispositions en cause sont applicables au litige ;

- ces dispositions n'ont jamais été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ;

- la question présente un caractère sérieux dès lors que les dispositions de l'article 719 du code de procédure pénale méconnaissent la propre compétence du législateur en affectant des droits et libertés que la Constitution garantit, en l'occurrence le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et le droit à la liberté, d'expression et de communication, et d'autre part, instaurent une différence de traitement contraire au principe constitutionnel d'égalité devant la loi ;

- s'agissant de l'incompétence négative, en s'abstenant de prévoir expressément la visite des locaux de privation de liberté situés dans les tribunaux au sein de l'article 719 du code de procédure pénale, le législateur a privé de garanties légales le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et la liberté de communication sur des sujets d'intérêt général ; en listant de manière limitative les lieux pouvant faire l'objet d'une visite par les parlementaires et bâtonniers, tout en omettant de cette liste les geôles et dépôts des tribunaux, le législateur a, de facto, empêché la visite de ces lieux par des autorités indépendantes à même de déceler des risques voire des atteintes à la dignité des personnes retenues dans ces lieux et de communiquer au public sur ce point ;

- s'agissant de la différence de traitement, l'article 719 du code de procédure pénale instaure une différence de traitement, même provisoire, entre les personnes privées de liberté placées dans un établissement pénitentiaire ou des locaux de garde à vue et celles placées dans les locaux d'un tribunal ou d'une cour d'appel le temps de leur présentation à un magistrat ; seules les premières ont la possibilité de voir l'état des locaux dans lesquels elles sont détenues contrôlé par des autorités indépendantes locales, en l'occurrence par des parlementaires et bâtonniers ; la différence de situation entre les personnes privées de liberté devant être présentées à un juge et les autres ne justifient pas que les premières soient privées de garanties contre l'indignité des conditions de leur détention si bien qu'il n'existe aucun lien direct entre la différence de situation et la différence de traitement.

Par un mémoire en défense, enregistré le 4 octobre 2024, et communiqué à la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut à la non-transmission de la question prioritaire de constitutionnalité.

Il fait valoir que le grief tiré de l'incompétence négative du législateur ne peut pas être invoqué pour contester le fait qu'il n'a pas intégré certaines situations dans un cadre législatif donné et que ce grief ainsi que celui tiré de l'atteinte au principe d'égalité ne présentent pas un caractère sérieux.

Le Conseil national des barreaux (CNB), représenté par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, a présenté un mémoire en intervention volontaire au soutien des conclusions présentées par la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes tendant à l'annulation de la décision du 15 avril 2024, enregistré le 11 octobre 2024.

Le Conseil national des barreaux (CNB), représenté par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, a présenté un mémoire en intervention volontaire au soutien des conclusions présentées par la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes tendant à la transmission au 

Conseil d'État de la question prioritaire de constitutionnalité visée plus haut, enregistré le 

11 octobre 2024.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 ;

- le code de procédure pénale ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Par un courrier du 15 avril 2024, la présidente du tribunal judiciaire de Rennes et le procureur de la République près ce tribunal ont refusé que la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes et ses délégués puissent exercer le droit de visite prévu par l'article 719 du code de procédure pénale dans les lieux de privation de liberté situés au sein des locaux du tribunal judiciaire de Rennes. Par requête enregistrée le 10 juin 2024, la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes demande l'annulation de cette décision. Par mémoire, enregistré le 27 août 2024, la même bâtonnière demande au tribunal de transmettre au Conseil d'État une question prioritaire de constitutionnalité.

Sur l'intervention :

2. Par deux mémoires enregistrés le 11 octobre 2024, le conseil national des barreaux, représenté par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, a présenté deux mémoires en intervention volontaire au soutien des conclusions présentées par la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes tendant respectivement à l'annulation de la décision du 15 avril 2024 et à la transmission au Conseil d'État de la question prioritaire de constitutionnalité enregistrée le 

27 août 2024. Le conseil national des barreaux ayant intérêt à l'annulation de la décision du 

15 avril 2024, son intervention est recevable.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité posée par la requérante :

3. Aux termes de l'article R. 771-7 du code de justice administrative : " () les présidents de formation de jugement des tribunaux () peuvent, par ordonnance, statuer sur 

la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité. ".

4. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 

de l'ordonnance visée ci-dessus du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, présenté dans un mémoire distinct et motivé, statue par une décision motivée sur la transmission de la question 

prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État et procède à cette transmission à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question présente un caractère sérieux.

5. En premier lieu, aux termes de l'article 719 du code de procédure pénale : " Les députés, les sénateurs, les représentants au Parlement européen élus en France, les bâtonniers sur leur ressort ou leur délégué spécialement désigné au sein du conseil de l'ordre sont autorisés à visiter à tout moment les locaux de garde à vue, les locaux des retenues douanières définies à l'article 323-1 du code des douanes, les lieux de rétention administrative, les zones d'attente, les établissements pénitentiaires et les centres éducatifs fermés mentionnés à l'article L. 113-7 du code de la justice pénale des mineurs. / A l'exception des locaux de garde à vue, les députés, les sénateurs et les représentants au Parlement européen mentionnés au premier alinéa du présent article peuvent être accompagnés par un ou plusieurs journalistes titulaires de la carte d'identité professionnelle mentionnée à l'article L. 7111-6 du code du travail, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat. ". Il résulte de l'instruction que pour refuser à la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes et ses délégués un droit de visite dans les lieux de privation de liberté situés au sein des locaux du tribunal judiciaire de Rennes, la présidente du tribunal judiciaire de Rennes et le procureur de la République près ce tribunal se sont fondés sur le motif tiré de ce que l'article 719 du code de procédure pénale n'autorise pas la visite de 

ces locaux par les sénateurs, les représentants au Parlement européen élus en France, les bâtonniers sur leur ressort ou leur délégué spécialement désigné au sein du conseil de l'ordre. 

Les dispositions de l'article 719 du code de procédure pénale sont donc bien applicables au présent litige.

6. En deuxième lieu, si le Conseil constitutionnel s'est prononcé à plusieurs reprises sur des griefs tirés de la méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine à l'occasion d'affaires relatives à des mesures privatives de liberté, les dispositions précitées, n'ont toutefois pas déjà été déclarées conformes à la Constitution selon les modalités prévues au 2° de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.

7. En troisième et dernier lieu, en soutenant que les dispositions de l'article 719 du code de procédure pénale dans leur rédaction issue de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021, d'une part, portent atteinte, à la propre compétence du législateur en affectant des droits et libertés que la Constitution garantit, en l'occurrence le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et le droit à la liberté d'expression et de communication, et d'autre part, instaurent une différence de traitement contraire au principe constitutionnel d'égalité devant la loi, la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes pose des questions qui ne sont pas dépourvues de caractère sérieux. 

8. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes.

O R D O N N E :

Article 1er : L'intervention du conseil national des barreaux est admise.

Article 2 : La question de la conformité à la Constitution des dispositions l'article 719 du code de procédure pénale dans leur rédaction issue de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 est transmise au Conseil d'État.

Article 3 : Il est sursis à statuer sur la requête de la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes, jusqu'à la réception de la décision du Conseil d'État ou, s'il a été saisi, jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la bâtonnière de l'ordre des avocats du barreau de Rennes et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Copie en sera adressée, pour information, à la présidente du tribunal judiciaire de Rennes, au procureur de la République près le tribunal judiciaire de Rennes et au Conseil national des barreaux.

Fait à Rennes, le 7 novembre 2024.

Le président de la 6ème chambre,

Signé

G. Descombes

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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