Renvoi
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
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1/2/1 nationalité A
N° RG 24/12919
N° Portalis 352J-W-B7I-C6EIB
N° MINUTE :
Assignation du : 23 Octobre 2024
M.M.
JUGEMENT
rendu le 24 Octobre 2024
DEMANDEURS
Madame [P] [F] [W] [Z]
[Adresse 5]
[Adresse 5]
[Localité 13] (ROYAUME UNI)
Monsieur [U] [Z]
[Adresse 1]
[Localité 8] (R.U)
Monsieur [O] [L] [Z]
[Adresse 2]
[Localité 7] (R. U)
Monsieur [V] [Z]
[Adresse 9]
[Adresse 9]
[Localité 6] (ROYAUME UNI)
intervenants volontaires agissant à titre personnel et venant aux droits de Madame [T] [G], décédée le 16 mai 2020 à [Localité 6]
représentés par Maître Sandrine MADANI de la SELARL TOUZERY MADANI BEUSQUART-VUILLEROT AVOCATS, avocats au barreau de PARIS, avocats postulant, vestiaire #D1694, Me Mathilde KOUJI DECOURT, avocat au barreau de DRAGUIGNAN, avocat plaidant
DEFENDERESSE
LA PROCUREURE DE LA REPUBLIQUE
Parquet 01 Nationalités
[Adresse 12]
[Localité 3]
Monsieur Arnaud FENEYROU, vice-procureur
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Maryam Mehrabi, Vice-présidente
Présidente de la formation
Madame Victoria Bouzon, Juge
Madame Clothilde Ballot-Desproges, Juge
Assesseurs
assistées de Madame Christine Kermorvant, Greffière
DEBATS
A l’audience du tenue publiquement
JUGEMENT
Contradictoire
en premier ressort
Rendu publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Signé par Madame Maryam Mehrabi, vice-présidente et par Madame Christine Kermorvant, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par la magistrate signataire.
Vu l’article 455 du code de procédure civile,
Vu l'assignation délivrée le 28 avril 2020 par [T] [G] au procureur de la République,
Vu les conclusions d'intervention volontaire des consorts [Z], agissant à titre personnel et en qualité d'héritiers d'[T] [G], notifiées par la voie électronique le 4 août 2020,
Vu le mémoire et les conclusions de transmission de question prioritaire de constitutionnalité des consorts [Z] notifiés par la voie électronique le 31 août 2020,
Vu le mémoire en réponse à question prioritaire de constitutionnalité du ministère public notifié par la voie électronique le 25 novembre 2020,
Vu l'ordonnance du juge de la mise en état en date du 24 juin 2021 ayant constaté le décès d'[T] [G] survenu le 16 mai 2020 à [Localité 6] (Royaume-Uni), rejeté la demande de reprise de l'action par les ayants droit d'[T] [G] et constaté l'extinction de l'action par l'effet du décès d'[T] [G],
Vu l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 21 février 2023 ayant annulé l'ordonnance du 24 juin 2021 du juge de la mise en état, constaté la reprise par les consorts [Z] de l'instance engagée par [T] [G] par un acte du 28 avril 2020, renvoyé le dossier devant le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris, rejeté les demandes tendant à voir juger qu'[T] [G] est de nationalité française et dit n'y avoir lieu à renvoyer la question prioritaire d'inconstitutionnalité devant le conseiller de la mise en état,
Vu le dernier mémoire des consorts [Z] notifié par la voie électronique le 16 novembre 2023,
Vu l'ordonnance de clôture rendue le 6 juin 2024 ayant fixé l'affaire à l'audience de plaidoiries du 12 septembre 2024,
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la question prioritaire de constitutionnalité
Aux termes de l’article 61-1 de la Constitution de la Ve République du 4 octobre 1958, lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.
En application de l’article 126-3 du code de procédure civile, le juge qui statue sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité est celui qui connaît de l'instance au cours de laquelle cette question est soulevée.
Aux termes de l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, tel que modifié par la loi organique n°2009-1523 du 10 décembre 2009, devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Devant une juridiction relevant de la Cour de cassation, lorsque le ministère public n'est pas partie à l'instance, l'affaire lui est communiquée dès que le moyen est soulevé afin qu'il puisse faire connaître son avis.
Aux termes de l’article 23-2 de la même ordonnance, la juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation.
Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :
1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;
2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.
En l'espèce, suivant assignation délivrée au ministère public le 28 avril 2020, [T] [G], née le 11 mai 1924 à Paris (14e), a saisi le présent tribunal aux fins de voir dire qu’elle était de nationalité française sans que l'acquisition d'une autre nationalité, à l'occasion de son mariage, l'ait privée de sa nationalité française.
[T] [G] est décédée le 16 mai 2020 à [Localité 6] (Royaume-Uni).
Les consorts [Z] sont intervenus volontairement à l'instance le 28 avril 2020, en leur nom personnel et en qualité d'héritiers d'[T] [G].
Ils contestent la constitutionnalité de l’article 9 de l'ordonnance n°45-2441 du 19 octobre 1945, dans sa version applicable du 20 octobre 1945 au 1er juin 1951, en ce qu'il institue une distinction, fondée sur le sexe, de perte de nationalité française en cas d'acquisition d'une nationalité étrangère, comme étant contraire au principe d'égalité prévu par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 27 août 1789 et le principe issu du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 garantissant à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme.
Sur la recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité
Conformément à l'article 126-2 du code de procédure civile, la partie qui soutient qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présente ce moyen dans un écrit distinct et motivé, y compris à l'occasion d'un recours contre une décision réglant tout ou partie du litige dans une instance ayant donné lieu à un refus de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité. Le juge doit relever d'office l'irrecevabilité du moyen qui n'est pas présenté dans un écrit distinct et motivé. En outre, les autres observations des parties sur la question prioritaire de constitutionnalité doivent, si elles sont présentées par écrit, être contenues dans un écrit distinct et motivé. A défaut, elles ne peuvent être jointes à la décision transmettant la question à la Cour de cassation.
En l'espèce, la demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité a bien fait l'objet d'un écrit distinct et motivé.
Le ministère public conteste toutefois la recevabilité de l'intervention volontaire des consorts [Z] en faisant valoir que ces derniers ne justifient pas de leur qualité à agir.
Or, aux termes de l'arrêt précité du 21 février 2023, la cour d'appel de Paris, après avoir relevé que les consorts [Z] justifiaient de leur qualité d'héritiers d'[T] [G], a constaté la reprise de l'instance par ceux-ci. Il est en outre justifié du caractère définitif de cet arrêt par la production du certificat de non pourvoi délivré le 11 septembre 2023.
La question prioritaire de constitutionnalité, soutenue par les consorts [Z], est donc recevable.
Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation
Sur l'applicabilité des dispositions contestées au litige
[T] [G] est née le 11 mai 1924 à [Localité 11], d'[M] [H] [G] né le 6 avril 1899 à [Localité 10] et de [S] [A] [N] née le 18 mai 1902 à [Localité 4] (Angleterre). Le 22 octobre 1949, elle a épousé [E] [D] [Z], de nationalité britannique. Le 31 mars 1950, elle a acquis la nationalité britannique.
En application de l'article 87 de l'ordonnance n° 45-2441 du 9 octobre 1945 portant code de la nationalité française « Perd la nationalité française le Français majeur qui acquiert volontairement une nationalité étrangère. »
L'article 88 de cette ordonnance prévoyait à cet égard que pendant 15 ans à compter de la date à laquelle les hommes étaient dégagés des obligations du service militaire, la perte de la nationalité française était soumise à une autorisation du Gouvernement.
Toutefois, selon l'article 9 de la même ordonnance, « Jusqu'à une date qui sera fixée par décret, et au plus tard à l'expiration du délai de cinq ans suivant la fin de la cessation légale des hostilités, l'acquisition d'une nationalité étrangère par un Français du sexe masculin, âgé de moins de 50 ans, ne lui fait perdre la nationalité française qu'avec l'autorisation du Gouvernement français. »
En vertu de la loi n°46-991 du 10 mai 1946 la date légale de la fixation des hostilités a été fixée au 1er juin 1946.
Ainsi, entre le 20 octobre 1945, date d'entrée en vigueur de l'ordonnance du 19 octobre 1945, et le 1er juin 1951, soit cinq ans après la cessation légale des hostilités, étaient applicables les dispositions de l'article 9 dans sa rédaction précitée.
Dès lors, au regard de la date d'acquisition de la nationalité britannique par [T] [G], étaient applicables les dispositions de l'article 87 de l'ordonnance du 19 octobre 1945 et l'article 9 de la même ordonnance dans sa version initiale.
La constitutionnalité de cette dernière disposition a ainsi une incidence sur l'instance en cours devant le tribunal judiciaire de Paris puisqu'elle conditionne la perte de la nationalité française par [T] [G] à la suite de l'acquisition de la nationalité britannique par celle-ci.
Sur le caractère nouveau de la question
Le ministère public rappelle que dans sa décision n° 2013-360 QPC du 9 janvier 2014, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la conformité à la Constitution de l'article 9 de l'ordonnance du 19 octobre 1945 dans sa rédaction résultant de la loi du 9 avril 1954 et a considéré que les mots “du sexe masculin” étaient contraires à la Constitution.
Il soutient que si le Conseil constitutionnel ne s'est en revanche pas prononcé explicitement sur la conformité à la Constitution de l'article 9 dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 19 octobre 1945, on peut estimer qu'il l'a fait implicitement et que pour le Conseil constitutionnel, la rédaction de ce texte ne pose pas question car c'est le changement de philosophie du texte adopté en 1954 qui a fondé l'inconstitutionnalité de la disposition retenue.
Comme précédemment rappelé, une question prioritaire de constitutionnalité peut être transmise à la Cour de cassation si la disposition contestée n'a jamais été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel.
A cet égard, il n'y a pas lieu de rechercher ce qui résulterait « implicitement » d'une décision du Conseil constitutionnel mais uniquement d'examiner si la disposition contestée n'a jamais été déclarée conforme à la Constitution.
Il ressort de la décision rendue le 9 janvier 2014 que le Conseil constitutionnel avait alors été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article 87 de l'ordonnance du 19 octobre 1945 et à l'article 9 de ladite ordonnance dans sa rédaction résultant de la loi n° 54-395 du 9 avril 1954. Le Conseil constitutionnel s'est ainsi exclusivement prononcé sur la conformité à la Constitution de ces dispositions.
Il résulte de l'examen des décisions du Conseil constitutionnel que l'article 9 de l'ordonnance du 19 octobre 1945, dans sa rédaction applicable du 20 octobre 1945 au 1er juin 1951, n'a pas déjà été déclaré conforme à la Constitution.
La question posée dans le cadre de la présente procédure présente donc un caractère nouveau.
Sur le caractère sérieux de la question
Le ministère public conteste le caractère sérieux de la question posée en faisant valoir qu'il résulte de la décision du Conseil constitutionnel du 9 janvier 2014, précitée, que « dans le but de faire obstacle à l'utilisation des règles relatives à la nationalité pour échapper aux obligations du service militaire, le législateur pouvait, sans méconnaître le principe d'égalité, prévoir que le Gouvernement peut s'opposer à la perte de la nationalité française en cas d'acquisition volontaire d'une nationalité étrangère pour les seuls Français du sexe masculin soumis aux obligations du service militaire ». Il soutient que c'est seulement la modification issue de la loi n°54-395 du 9 avril 1954, dont le périmètre s'applique aux Français du sexe masculin, quelle que soit leur situation au regard des obligations militaires, qui a rendu l'article 9 dans sa rédaction issue de la loi du 9 avril 1954 inconstitutionnel.
Toutefois, les dispositions de l'article 9 de l'ordonnance de 1945, dans leur version initiale, n'opéraient aucune distinction entre les Français du sexe masculin au regard leur situation quant aux obligations du service militaire.
Ainsi que le relèvent les demandeurs, ces dispositions réservaient aux seuls Français du sexe masculin, âgés de moins de 50 ans, quelle que soit leur situation au regard du service militaire, la possibilité de choisir de conserver la nationalité française lors de l'acquisition volontaire d'une nationalité étrangère. Les hommes de mois de 50 ans disposaient ainsi de la possibilité de conserver la nationalité française en cas d'acquisition d'une nationalité étrangère, sans que cette possibilité soit liée aux raisons d'ordre militaire. Les femmes, en revanche, étaient privées de cette possibilité.
Or, aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ; le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. En outre, le troisième alinéa du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1946 garantit le principe d'égalité entre les hommes et les femmes.
En l'espèce, les dispositions contestées instituent entre les femmes et les hommes une différence de traitement qui n'apparaît justifiée par aucun motif d'intérêt général. La question présente dès lors un caractère sérieux.
En conséquence, il y a lieu d’ordonner la transmission de la présente question, avec les mémoires des parties, à la Cour de cassation et de surseoir à statuer, dans l’instance pendante, dans l’attente de la décision de celle-ci, en application de l’article 379 du code de procédure civile.
Sur les dépens
Les dépens seront réservés.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal statuant publiquement, sur mémoires en question prioritaire de constitutionnalité,
Dit recevable la question prioritaire de constitutionnalité ;
Transmet à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité suivante, posée par les consorts [Z], relative à l'article 9 de l'ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 :
L'article 9 de l'ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 dans sa version initiale, applicable du 20 octobre 1945 au 1er juin 1951, en ce qu'il institue une distinction, fondée sur le sexe, de perte de la nationalité française en cas d'acquisition d'une nationalité étrangère, méconnaît-il le principe d'égalité prévu aux articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 27 août 1789 et le principe issu du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 garantissant à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme ?
Rappelle que la présente décision sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires des parties ;
Rappelle que la présente décision n'est susceptible d'aucun recours ;
Sursoit à statuer dans l’instance RG 23/03479 pendante devant la chambre de la nationalité section A du tribunal judiciaire de Paris, dans l’attente de la décision de la Cour de cassation ;
Réserve les dépens.
Fait et jugé à Paris le 24 Octobre 2024
La Greffière La Présidente
C. Kermorvant M. Mehrabi