Cour administrative d'appel de Toulouse

Arrêt du 24 octobre 2024 n° 23TL01461

24/10/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. E H, Mme J H, Mme B H, M. G H, M. A H, M. F H, Mme D H et Mme C H ont demandé au tribunal administratif de Toulouse d'annuler la décision implicite du 1er mars 2021 par laquelle le Premier ministre a rejeté leur demande indemnitaire préalable et de condamner l'État à leur verser, à chacun, la somme de 100 000 euros en raison des préjudices subis en conséquence de leur abandon sur le sol algérien puis de leur internement dans le camp de Bias.

Par un jugement n° 2201184 du 20 avril 2023, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 21 juin 2023, les consorts H, représentés par Me Nunes, demandent à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulouse du 20 avril 2023 ;

2°) d'annuler la décision implicite du Premier ministre rejetant leur demande ;

3°) de condamner l'État à verser la somme de 50 000 euros, majorée des intérêts moratoires à compter du 1er janvier 2021 avec capitalisation des intérêts, à chacun d'entre eux en réparation des préjudices subis du fait des six années de captivité endurées par M. I H ;

4°) de condamner l'État à verser à chacun d'entre eux la somme de 50 000 euros, majorée des intérêts moratoires à compter du 1er janvier 2021 avec capitalisation des intérêts, en raison des préjudices subis lors de leur présence au camp d'internement de Bias de 1968 à 1984 ;

5) de mettre à la charge de l'État le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- le jugement attaqué est irrégulier en ce qu'il méconnaît le principe du contradictoire ;

- le jugement est également entaché d'irrégularité, en ce que les premiers juges ont omis de statuer sur l'admission de l'intervention du Comité harkis et vérité ;

- le jugement des premiers juges est entaché d'irrégularité, en ce qu'ils ont omis de se prononcer sur l'inconventionnalité de plusieurs articles de la loi n° 2022-229 du 23 février 2022 ;

- le jugement est également entaché d'une insuffisance de motivation ;

- le jugement est par ailleurs entaché d'une irrégularité, en ce que les premiers juges n'ont pas sursis à statuer, alors qu'une demande d'aide juridictionnelle était pendante devant le bureau d'aide juridictionnelle ;

- c'est à tort que le tribunal a relevé son incompétence pour connaître des conclusions tendant à la réparation des préjudices subis sur le territoire algérien postérieurement à l'indépendance de l'Algérie après les accords d'Évian ;

- le tribunal a commis une erreur de droit, en estimant que les dispositions de la loi n° 2022-229 du 23 février 2022 feraient obstacle à ce que la responsabilité de l'État pût être examinée sur le fondement des règles de droit commun de la responsabilité de la puissance publique s'agissant des préjudices nés de l'abandon des harkis et de leurs familles sur le sol algérien et des conditions de leur accueil ensuite en France ; ainsi le premier alinéa de l'article 1er de cette loi reconnaît cette responsabilité ;

- les articles 3 et 4 de la loi précitée du 23 février 2022 sont incompatibles avec les articles 3, 5, 6 §1 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales combinés avec l'article 1er du 1er protocole additionnel à cette convention ;

- la prescription ne leur est pas opposable, en vertu des dispositions de l'article 3 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 septembre 2024, le ministre des armées et des anciens combattants conclut au rejet de la requête.

Il soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.

Par un mémoire distinct, enregistré le 6 octobre 2024, les consorts H demandent à la cour de transmettre au Conseil d'État une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article 3 de la loi n° 2022-229 du 23 février 2022.

Ils soutiennent que :

- l'article 3 de la loi du 22 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d'Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de l'indignité de leurs conditions d'accueil et de vie dans certaines structures sur le territoire français méconnaît l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elle ne permet pas la réparation intégrale des préjudices qu'ils ont subis ;

- l'article précité de la loi du 22 février 2022 méconnaît les articles 1er et 6 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 1er de la Constitution en ce qu'il porte atteinte au principe d'égalité de traitement des citoyens.

Par une décision du 20 décembre 2023, le bureau d'aide juridictionnelle du tribunal judiciaire de Toulouse a accordé à Mme B H le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule ainsi que son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- la loi n° 2022-229 du 23 février 2022 ;

- le décret n° 2018-1320 du 28 décembre 2018 ;

- le décret n° 2022-393 du 18 mars 2022 ;

- le décret n° 2022-394 du 18 mars 2022 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Rey-Bèthbéder,

- et les conclusions de Mme Restino, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. E H, Mme J H, M. G H, M. A H, M. F H, Mme D H et Mme C H sont les enfants de Mme B H et de M. I H, aujourd'hui décédé. Ce dernier est arrivé en France en 1968 après avoir été retenu en captivité en Algérie de l'été 1962 à la fin de l'année 1967. Rapatriée en France, la famille H a été internée à son arrivée sur le sol français au camp de Bias (Lot-et-Garonne) et y a vécu jusqu'en 1984. Chacun des membres précités de cette famille a demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner l'État à leur verser, à chacun, la somme de 100 000 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis en conséquence de leur abandon sur le sol algérien puis de leur internement dans le camp de Bias de 1968 à 1984, assortie des intérêts moratoires à compter du 1er janvier 2021 et de la capitalisation de ces intérêts. Ils font appel du jugement du 21 juin 2023 par lequel le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leurs demandes.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. Aux termes de l'article R. 613-1 du code de justice administrative : " Le président de la formation de jugement peut, par une ordonnance, fixer la date à partir de laquelle l'instruction sera close () ". Aux termes de l'article R. 613-2 du même code : " Si le président de la formation de jugement n'a pas pris une ordonnance de clôture, l'instruction est close trois jours francs avant la date de l'audience indiquée dans l'avis d'audience prévu à l'article R. 711-2 () ".

3. Lorsqu'il décide de soumettre au contradictoire une production de l'une des parties après la clôture de l'instruction, le président de la formation de jugement du tribunal administratif doit être regardé comme ayant rouvert l'instruction. Si la réouverture de l'instruction provoquée par la communication des pièces nouvelles a été effectuée plus de trois jours francs avant l'audience, le président n'est pas tenu de prendre une nouvelle ordonnance pour clore l'instruction, celle-ci se trouvant automatiquement close trois jours avant l'audience, en application de l'article R. 613-2 du code de justice administrative.

4. Il ressort des pièces du dossier de première instance que la clôture de l'instruction a eu lieu le 20 février 2023 et qu'un mémoire en défense présenté par le ministre des armées et enregistré au greffe le vendredi 24 mars 2023 a été communiqué aux consorts H, ce même jour, par le tribunal administratif de Toulouse. Si cette communication a eu pour effet de rouvrir l'instruction, cette dernière s'est trouvée automatiquement close trois jours francs avant l'audience, soit le dimanche soir 26 mars à minuit, ce qui ne laissait que deux jours, le samedi et le dimanche, aux consorts H pour en prendre connaissance et y répondre. Dans les circonstances de l'espèce, la communication de ce mémoire a préjudicié aux droits des requérants et a, par suite, méconnu le caractère contradictoire de l'instruction. Il suit de là que le jugement attaqué est irrégulier et doit être annulé.

5. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur les demandes présentées par les requérants devant le tribunal administratif de Toulouse.

Sur les conclusions relatives aux préjudices liés au défaut d'intervention de la France en Algérie pour protéger les anciens supplétifs de l'armée française et au défaut de rapatriement en France :

6. Si les requérants recherchent la responsabilité de l'État au titre de leur captivité en Algérie, de 1962 à 1968, toutefois, les préjudices invoqués, à les supposer établis, ne sont pas détachables de la conduite des relations entre la France et l'Algérie et ne sauraient par suite engager la responsabilité de l'État sur le fondement de la faute. À ce titre, si le 1er alinéa de l'article 1er de la loi du 23 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d'Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de l'indignité de leurs conditions d'accueil et de vie dans certaines structures sur le territoire français prévoit que : " La Nation exprime sa reconnaissance envers les harkis, les moghaznis et les personnels des diverses formations supplétives et assimilés de statut civil de droit local qui ont servi la France en Algérie et qu'elle a abandonnés ", cette disposition n'a ni pour objet ni pour effet d'engager la responsabilité de l'État au titre de préjudices subis sur le territoire algérien postérieurement à l'indépendance de l'Algérie intervenue en 1962. Par suite et en tout état de cause, cette demande doit être rejetée comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître. Au demeurant, il n'est pas établi en l'espèce que M. I H, époux ou père des requérants, aurait été effectivement privé du droit d'entrer sur le territoire de l'État dont il était le ressortissant, en méconnaissance des stipulations du § 2 de l'article 3 du protocole n° 4 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Sur les préjudices subis en France de 1968 à 1984 :

7. Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État () toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". L'article 3 de la même loi dispose que : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. Le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître l'origine de ce dommage ou du moins de disposer d'indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable du fait de l'administration. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré. Aux termes enfin de l'article 6 de la même loi : " Les autorités administratives ne peuvent renoncer à opposer la prescription qui découle de la présente loi. / Toutefois, par décision des autorités administratives compétentes, les créanciers de l'État peuvent être relevés en tout ou en partie de la prescription, à raison de circonstances particulières et notamment de la situation du créancier () ".

8. Les requérants doivent être regardés comme étant, dès leur période d'internement au sein du camp de Bias de 1968 à 1984 ou en tout état de cause à la date de la majorité de la plus jeune des requérantes, Mme C H, née le 16 février 1977, en mesure de disposer d'indications suffisantes selon lesquelles un dommage aurait pu être imputable à l'État français du fait des conditions indignes dans lesquelles ils avaient vécu avec leur famille dans le camp de Bias, pour apprécier la réalité et l'étendue des préjudices en résultant. Ils ne peuvent ainsi soutenir qu'ils auraient été dans l'ignorance de la créance dont ils demandent l'indemnisation. Le point de départ de la prescription de cette créance ne saurait être la survenance de décisions du juge administratif ayant fait droit à des actions en responsabilité dirigées contre l'État par des personnes placées dans des situations similaires à la leur, de telles décisions juridictionnelles ne constituant pas le fait générateur de cette créance. Il en est de même de l'intervention du décret n° 2018-1320 du 28 décembre 2018 instituant un dispositif d'aide à destination des enfants d'anciens harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives de statut civil de droit local et assimilés.

9. Il résulte de ce qui vient d'être exposé qu'à supposer même que ne soit pas applicable aux demandes des intéressés, en tant qu'elles concernent la période entre leur arrivée à Bias et le 31 décembre 1975, le dispositif d'indemnisation prévu par la loi du 23 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d'Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de l'indignité de leurs conditions d'accueil et de vie dans certaines structures sur le territoire français, les créances des requérants au titre des préjudices allégués pour la période comprise entre 1968 et 1984 sont prescrites, en toute hypothèse.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

10. Aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites

11. Si les consorts H soutiennent que les dispositions de l'article 3 de la loi du 22 février 2022 méconnaissent l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles ne permettent pas la réparation intégrale des préjudices qu'ils ont subis, ainsi que les articles 1er et 6 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 1er de la Constitution, en ce qu'elles portent atteinte au principe d'égalité de traitement des citoyens, ces dispositions ne sont pas applicables au litige en ce que la solution de ce dernier repose sur un autre fondement. En conséquence, il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.

12. Il résulte de tout ce qui précède que les consorts H ne sont pas fondés à demander la condamnation de l'État à leur verser les sommes qu'ils réclament.

Sur les frais liés au litige :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'État, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, le versement de quelque somme que ce soit sur leur fondement.

D É C I D E :

Article 1er : Le jugement du 20 avril 2023 du tribunal administratif de Toulouse est annulé.

Article 2 : Les demandes présentées au tribunal administratif de Toulouse et tendant à la condamnation de l'État à indemniser les consorts H des préjudices subis par eux de 1968 à 1984 et les conclusions de première instance et d'appel de ces derniers présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. E H, à Mme J H, à Mme B H, à M. G H, à M. A H, à M. F H, à Mme D H et à Mme C H et au ministre des armées et des anciens combattants.

Délibéré après l'audience du 10 octobre 2024, où siégeaient :

M. Rey-Bèthbéder, président,

M. Lafon, président-assesseur,

Mme Fougères, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 24 octobre 2024.

Le président-assesseur,

N. Lafon

Le président-rapporteur,

É. Rey-Bèthbéder

Le greffier,

F. Kinach

La République mande et ordonne au ministre des armées et des anciens combattants en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Code publication

C