Tribunal judiciaire de Paris

Jugement du 16 octobre 2024 n° 24/54537

16/10/2024

Non renvoi

TRIBUNAL

JUDICIAIRE

DE PARIS

N° RG 24/54537 - N° Portalis 352J-W-B7I-C5G3A

N° : 1/MC

Assignation du : 08 et 13 mars 2024

Mémoire QPC visé le : 24 Juin 2024

JUGEMENT DE REFUS DE TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

rendu le 16 octobre 2024

par Anne-Charlotte MEIGNAN, Vice-Président au Tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du Président du Tribunal,

Assistée de Marion COBOS, Greffier.

DEMANDEURS

Monsieur [O N]

[Adresse 1]

représenté par Maître Frédéric-Pierre VOS de la SELEURL PERSIGNY CONSEIL, avocat au barreau de PARIS 

[Société A]

[adresse 2] représentée par Maître Frédéric-pierre VOS de la SELEURL PERSIGNY CONSEIL, avocat au barreau de PARIS 

DEFENDERESSE

VILLE DE PARIS PRISE EN LA PERSONNE DE MADAME LA MAIRE DE Paris, Madame Anne HIDALGO

[Adresse 3]

représentée par Maître Colin MAURICE de la SELARL CM & L AVOCATS, avocat au barreau de PARIS 

EN PRESENCE DE :

MADAME LA PROCUREURE DE LA REPUBLIQUE DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE PARIS

Tribunal judiciaire de Paris - Parvis du tribunal de Paris

75859 Paris CEDEX 17

DÉBATS

A l’audience du 17 Septembre 2024, tenue publiquement, présidée par Anne-Charlotte MEIGNAN, Vice-Président, assistée de Marion COBOS, Greffier,

Nous, Président,

Le Président, après avoir entendu les conseils des parties ;

Par exploits délivrés les 8 et 13 mars 2024, la Ville de Paris a fait citer Monsieur [O N] et la [Société A] devant le président du tribunal judiciaire de Paris, statuant selon la procédure accélérée au fond, sur le fondement notamment des dispositions de l’article L. 631-7 du code de la construction et de l’habitation, concernant l'appartement situé [Adresse 4].

Aux termes d'un mémoire distinct et motivé déposé et visé à l'audience du 24 juin 2024, la [Société A] et Monsieur [O N] ont demandé au président de transmettre à la Cour de cassation les deux questions prioritaires de constitutionnalité suivantes :

- « les dispositions des articles L.631-7, L.651-2, L.651-6 et L.651- 7 du code de la construction et de l'habitation portent-elles atteinte aux droits de la défense garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et au principe selon lequel « nul n'est tenu de s'accuser » garanti par l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 en ce qu'elles instituent une procédure préalable à la saisine du juge judiciaire au cours de laquelle un agent assermenté procède à une visite domiciliaire afin de constater si l'occupation d'un logement à usage d'habitation est conforme à cet usage et réunit l'ensemble des éléments permettant à la ville de Paris de saisir le juge judiciaire afin que soit prononcée à l'encontre du propriétaire de l'immeuble visité et de son occupant une sanction ayant le caractère de punition, à savoir une amende civile d'un montant de 50 000 euros sans que l'un et l'autre soient informés de leur droits de se taire au cours de cette procédure préalable et que les textes prévoient même qu'ils ne doivent pas faire obstacle à la visite des locaux et doivent transmettre l'ensemble des éléments demandés par l'autorité compétente sous peine de se voir infliger une amende civile de 2 250 euros,

– L'article L.651-2 du code de la construction et de l'habitation méconnaît-il le principe de nécessité des délits et des peines garantis par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'il permet le prononcé d'une sanction disproportionnée par rapport à la gravité des faits poursuivis ? »

Ils font valoir en substance que les trois conditions de recevabilité des questions sont réunies :

(i) les dispositions contestées sont applicables au litige ou à la procédure, dès lors qu'elles constituent le fondement de l'assignation qui leur a été délivrée aux fins de les voir condamnés à payer une amende civile de 50.000€ à la suite d'une inspection diligentée par les services municipaux du logement ;

(ii) elles n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, étant précisé que dans l'hypothèse où le Conseil constitutionnel se serait déjà prononcé sur la conformité d'une des dispositions litigieuses, une nouvelle question demeure recevable si le Conseil n'a pas, dans sa précédente décision, examiné la disposition législative au regard de la portée effective que lui confère l'interprétation jurisprudentielle constante invoquée par la question, notamment en cas de modification de la jurisprudence constitutionnelle ; qu'un changement de circonstances est caractérisé en l'espèce en ce que, par décision du 8 décembre 2023, le Conseil constitutionnel a consacré pour la première fois le fait que les exigences tirées de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont le droit de se taire, s'appliquaient non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition ;

(iii) les questions ne sont pas dépourvues de caractère sérieux, dans la mesure où :

• les dispositions du code de la construction et de l'habitation prises en leur ensemble portent atteinte aux droits de la défense garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et au principe selon lequel « nul n'est tenu de s'accuser » garanti par l'article 9 de cette déclaration, dès lors qu’elles ne prévoient pas l'information du propriétaire et du locataire de leur droit de se taire durant la visite domiciliaire et qu'elles leur imposent même de contribuer à leur propre incrimination puisqu'ils sont tenus de fournir à la commune tous documents établissant les conditions d'occupation du logement et de laisser visiter le logement sous peine d'amende;

• la mission de l'agent assermenté le conduit à évoquer avec le propriétaire des lieux et ou l'occupant les faits reprochés, les déclarations de ces derniers étant par la suite portées à la connaissance de la juridiction qui doit en connaître ;

• l'amende de 50.000€ prévue par l'article L.651-2 du code de la construction et de l'habitation apparaît disproportionnée eu égard à la gravité des faits poursuivis dès lors qu'elle ne tient pas compte de la perte que subit la commune du fait de l'absence de demande d'autorisation ni de l'avantage qu'en retire le propriétaire ou l'occupant.

L'affaire a été renvoyée à l'audience du 3 septembre puis du 17 septembre 2024.

Par avis notifié le 08 juillet 2024, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris s'en rapporte à la décision du président.

A l'audience du 17 septembre 2024, les requérants ont repris oralement les termes de leurs écritures.

Aux termes de ses écritures visées à l'audience du 17 septembre 2024, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé des moyens, la Ville de Paris demande au président de rejeter la demande de transmission des deux questions prioritaires de constitutionnalité, comme étant dépourvues de caractère nouveau et de caractère sérieux. Elle sollicite la condamnation des requérants à lui verser la somme de 1500 euros au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens.

Elle expose en substance :

– que seuls les articles L.651-6 et L.651-7 du code de la construction et de l'habitation qui délimitent les pouvoirs des agents assermentés, sont concernés par la première question prioritaire de constitutionnalité ;

– que l'article L.631-7 a déjà été déclaré conforme à la Constitution ; que pour prétendre à un changement de circonstances, il faut justifier d'une modification jurisprudentielle et d'une modification majeure de la lettre de l'article déjà examiné, ce qu'un élargissement du champ d'application du texte ne caractérise pas ;

– que l'article L.651-6, dans sa nouvelle rédaction en vigueur depuis le 1er janvier 2020, et l'article L.651-7 ont déjà été déclarés conformes à la Constitution ; que le changement de circonstances invoqué par les requérants sur le fondement de la décision du 8 décembre 2023 préexistait puisque le Conseil avait déjà implicitement reconnu, le 8 juillet 2016, que le droit de se taire devait s'appliquer aux sanctions ayant le caractère d'une punition, soit avant la déclaration de conformité des articles L.651-6 et L.651-7 le 5 avril 2019 ;

– qu'en tout état de cause, la première question ne présente aucun caractère sérieux, dès lors que le principe selon lequel nul n'est tenu de s'auto-incriminer ne signifie pas qu'un individu peut légitimement dissimuler ou refuser de transmettre les documents requis par les organes d'enquête même si ces documents sont de nature à le compromettre, sauf à consacrer un droit de la personne contrôlée à faire obstacle à la recherche des infractions ; qu'en l'espèce, les agents de la Ville de Paris n'ont ni un pouvoir d'exécution forcée pour obtenir la remise des documents ni un pouvoir général d'audition ou de perquisition, le fait qu'une amende puisse être imposée en cas de refus de communication des documents ne conférant pas une portée différente aux pouvoirs qui leur sont dévolus ; qu'enfin, le droit d'exiger la communication des documents ne tend pas à l'obtention d'un aveu mais sont nécessaires à la conduite du contrôle sur l'usage du bien et/ou le respect des prescriptions relatives à la location des résidences principales ; que ces documents ne suffisent pas à obtenir la condamnation des propriétaires, puisque l'amende reste soumise à l'appréciation d'un juge ce qui n'est pas le cas d'autres procédures,

– que l'article L.651-2 du code de la construction et de l'habitation a déjà été soumis au contrôle du Conseil sans que celui-ci ne descelle une inconstitutionnalité du texte ; que la question n'est pas sérieuse, ce qu'a déjà jugé la Cour de cassation.

MOTIFS

Aux termes de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

Sur la recevabilité des moyens tirés de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution

En application de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

En l’espèce, les moyens tirés de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution ont été présentés le 24 juin 2024 dans un écrit distinct des écritures de la [Société A] et de Monsieur [N], et motivés.

Ils sont donc recevables.

Sur la première question prioritaire de constitutionnalité tirée de l’atteinte portée aux droits et libertés garantis par la Constitution par les dispositions des articles L.631-7, L.651-2, L.651-6 et L.651-7 du code de la construction et de l'habitation et la demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation

Sur le bien-fondé de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité

L’article 23-2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

1̊ la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2̊ elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3̊ la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

* sur la condition d'applicabilité des dispositions contestées

L'article L.631-7 du code de la construction et de l'habitation dispose que :

« La présente section est applicable aux communes de plus de 200 000 habitants et à celles des départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Dans ces communes, le changement d'usage des locaux destinés à l'habitation est, dans les conditions fixées par l'article L. 631-7-1, soumis à autorisation préalable.

Constituent des locaux destinés à l'habitation toutes catégories de logements et leurs annexes, y compris les logements-foyers, logements de gardien, chambres de service, logements de fonction, logements inclus dans un bail commercial, locaux meublés donnés en location dans les conditions de l'article L. 632-1 ou dans le cadre d'un bail mobilité conclu dans les conditions prévues au titre Ier ter de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986.

Pour l'application de la présente section, un local est réputé à usage d'habitation s'il était affecté à cet usage au 1er janvier 1970. Cette affectation peut être établie par tout mode de preuve. Les locaux construits ou faisant l'objet de travaux ayant pour conséquence d'en changer la destination postérieurement au 1er janvier 1970 sont réputés avoir l'usage pour lequel la construction ou les travaux sont autorisés.

Toutefois, lorsqu'une autorisation administrative subordonnée à une compensation a été accordée après le 1er janvier 1970 pour changer l'usage d'un local mentionné à l'alinéa précédent, le local autorisé à changer d'usage et le local ayant servi de compensation sont réputés avoir l'usage résultant de l'autorisation.

Sont nuls de plein droit tous accords ou conventions conclus en violation du présent article.

Le fait de louer un local meublé destiné à l'habitation de manière répétée pour de courtes durées à une clientèle de passage qui n'y élit pas domicile constitue un changement d'usage au sens du présent article. »

L'article L.651-2 dispose que :

« Toute personne qui enfreint les dispositions de l'article L. 631-7 ou qui ne se conforme pas aux conditions ou obligations imposées en application dudit article est condamnée à une amende civile dont le montant ne peut excéder 50 000 € par local irrégulièrement transformé.

Cette amende est prononcée par le président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond, sur assignation de la commune dans laquelle est situé le local irrégulièrement transformé ou de l'Agence nationale de l'habitat. Le produit de l'amende est intégralement versé à la commune dans laquelle est situé ce local. Le tribunal judiciaire compétent est celui dans le ressort duquel est situé le local.

Sur assignation de la commune dans laquelle est situé le local irrégulièrement transformé ou de l'Agence nationale de l'habitat, le président du tribunal ordonne le retour à l'usage d'habitation du local transformé sans autorisation, dans un délai qu'il fixe. A l'expiration de celui-ci, il prononce une astreinte d'un montant maximal de 1 000 € par jour et par mètre carré utile du local irrégulièrement transformé. Le produit en est intégralement versé à la commune dans laquelle est situé le local irrégulièrement transformé.

Passé ce délai, l'administration peut procéder d'office, aux frais du contrevenant, à l'expulsion des occupants et à l'exécution des travaux nécessaires. »

L'article L.651-6 du code de la construction et de l'habitation dispose que :

« Les agents assermentés du service municipal du logement sont nommés par le maire. Ils prêtent serment devant le juge du tribunal judiciaire de leur résidence, au siège de ce tribunal ou, le cas échéant, de l'une de ses chambres de proximité, et sont astreints aux règles concernant le secret professionnel.

Leur nombre est fixé à 1 par 30 000 habitants ou fraction de ce chiffre. Ce nombre peut être augmenté par décision ministérielle.

Ils sont habilités à visiter les locaux à usage d'habitation situés dans le territoire relevant du service municipal du logement.

Ils doivent être munis d'un ordre de mission personnel ainsi que d'une carte d'identité revêtue de leur photographie.

La visite des locaux ne peut avoir lieu que de huit heures à dix- neuf heures ; l'occupant ou le gardien du local est tenu de laisser visiter sur présentation de l'ordre de mission ; la visite s'effectue en sa présence. »

Enfin, l'article L.651-7 dispose :

« Les agents assermentés du service municipal du logement constatent les conditions dans lesquelles sont effectivement occupés les locaux qu'ils visitent. Ils sont habilités à recevoir toute déclaration et à se faire présenter par les propriétaires, locataires ou autres occupants des lieux toute pièce ou document établissant ces conditions. Sans pouvoir opposer le secret professionnel, les administrations publiques compétentes et leurs agents ainsi que les syndics de copropriété sont tenus de communiquer aux agents du service municipal du logement tous renseignements nécessaires à l'accomplissement de leur mission de recherche et de contrôle.

Quiconque fait volontairement obstacle, en violation des prescriptions ci-dessus, à la mission des agents du service municipal du logement, est passible de l'amende civile prévue à l'article L. 651-4. »

Il est constant qu’une question prioritaire de constitutionnalité peut porter sur plusieurs dispositions législatives dès lors que chacune de ces dispositions est applicable au litige ou constitue le fondement des poursuites.

L'article L.631-7 du code de la construction et de l'habitation définit les contours du changement d'usage d'un local. L'article L.651-2 précise la sanction applicable en cas de non-respect de la législation relative au changement d'usage. Les articles L.651-6 et L.651-7 définissent les conditions dans lesquels l'agent assermenté du service du logement de la commune peut visiter les locaux litigieux et se faire transmettre des éléments sur les conditions d'occupation du logement.

Leurs constatations sont consignées dans un procès-verbal de constat, communiqué à l'appui de l'assignation délivrée par la Ville de Paris. L'ensemble du dispositif constitue bien le fondement des poursuites.

Toutefois, il n'en demeure pas moins que seules sont contestées par les requérants les prérogatives des agents assermentés de la commune qui ont accès aux locaux et peuvent enjoindre les propriétaires ou locataires à communiquer certains documents, sans les informer de leur droit de se taire.

Dès lors, la question prioritaire de constitutionnalité ne porte en réalité que sur les articles L.651-6 et L.651-7 du code de la construction et de l'habitation, dont il n'est pas contesté qu'ils sont applicables au litige.

La condition visée au 1̊ de l’article 23-2 de l’ordonnance 58-1067 du 7 novembre 1958 est donc remplie.

* sur l'absence de déclaration de conformité à la Constitution

La conformité à la Constitution des articles L.651-6 et L.651-7 du code de la construction a déjà été examinée par le Conseil constitutionnel, celui-ci ayant dans la même décision, déclaré le 6ème alinéa de l'article L.651-6, contraire à la Constitution et la deuxième phrase du premier alinéa de l'article L.651-7, conforme à la Constitution (DC n°2019-772 QPC 5 avril 2019).

Il en résulte qu’un seul alinéa sur ces deux dispositions a été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et dispositif de cette décision et qu'à l'exception de celui-ci, les autres alinéas peuvent être soumis au contrôle du Conseil.

En ce qui concerne l'alinéa précédemment déclaré conforme, celui- ci peut de nouveau être soumis au contrôle du Conseil s'il est démontré un changement des circonstances.

Le « changement des circonstances » permettant de soumettre au contrôle du Conseil constitutionnel une disposition législative qui a déjà été soumise à son examen, est caractérisé, selon le Conseil, « par les changements intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables ou dans les circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de la disposition législative critiquée. »

Constituent un changement des circonstances de droit, le changement des normes constitutionnelles, un changement de la jurisprudence constitutionnelle, un changement du cadre législatif et un changement de la jurisprudence des cours suprêmes.

Au contraire de ce que soutient la Ville de Paris, le Conseil constitutionnel n'exige pas, pour caractériser un changement des circonstances, que la modification de la jurisprudence constitutionnelle soit accompagnée d’une modification de la disposition législative.

Aussi, un changement de la jurisprudence constitutionnelle suffit à caractériser un changement des circonstances permettant de soumettre à nouveau au contrôle de conformité une disposition législative déjà examinée par le Conseil constitutionnel.

Dans sa décision n°2004-492 DC du 2 mars 2004 et sur le fondement de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le Conseil constitutionnel a reconnu une valeur constitutionnelle au principe selon lequel « nul n'est tenu de s'accuser ». Le 4 novembre 2016, le Conseil a précisé que découlait de ce principe, un « droit de se taire » (DC n°2016-594 QPC du 4 novembre 2016).

Le 8 décembre 2023, le Conseil constitutionnel a rappelé que découlait de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen « le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire. » Il a précisé que « Ces exigences s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition. » (DC n°2023-1074 QPC du 8 décembre 2023)

La [Société A] et Monsieur [N] en concluent qu'il s'agit d'un changement des circonstances de droit aux motifs que le Conseil constitutionnel a, pour la première fois, consacré le fait que le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire, s'appliquait également à toute sanction ayant le caractère d'une punition.

Dans sa décision du 26 juin 2024, le Conseil constitutionnel, faisant référence à sa décision n°2023-1074 du 8 décembre 2023, a lui-même jugé que cette modification de la jurisprudence constitutionnelle caractérisait un changement des circonstances (DC n°2024-1097 du 26 juin 2024).

Dès lors, sans qu'il soit besoin d'examiner l'argument de la Ville de Paris sur la reconnaissance implicite par le Conseil de l'application du principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser et du droit de se taire aux sanctions ayant le caractère d'une punition, dans sa décision DC n°2016-552 QPC du 8 juillet 2016, il convient de constater que la décision n° 2023-1074 du 8 décembre 2023 caractérise un changement des circonstances permettant de soumettre au Conseil constitutionnel les dispositions contestées.

* sur le caractère sérieux

Aux termes de sa décision n°2016-552 QPC du 8 juillet 2016 relative aux prérogatives des agents de l'Autorité de la concurrence qui peuvent, conformément aux dispositions de l'article L.450-3 du code de commerce, pénétrer entre 8 et 20 heures dans tous lieux utilisés à des fins professionnelles et dans les lieux d'exécution d'une prestation de services, ainsi qu'exiger la communication des livres, factures et autres documents professionnels, le Conseil constitutionnel a jugé que « Le droit reconnu aux agents habilités d'exiger la communication d'informations et de documents, prévu par les dispositions contestées, tend à l'obtention non de l'aveu de la personne contrôlée, mais de documents nécessaires à la conduite de l'enquête de concurrence. Il en résulte que les dispositions ne portent pas atteinte au principe mentionnée au paragraphe 11 [principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser] ».

En outre, le Conseil constitutionnel, dans sa décision portant sur la conformité des articles L.651-6 et L.651-7 du code de la construction et de l'habitation à la Constitution, a jugé que « le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser ne fait pas obstacle à ce que l'administration recueille les déclarations faites par une personne en l'absence de toute contrainte. En outre, le droit reconnu aux agents assermentés du service municipal du logement de se faire présenter des documents tend non à l'obtention d'un aveu, mais seulement à la présentation d'éléments nécessaires à la conduite d'une procédure de contrôle du respect de l'autorisation d'affectation d'usage du bien. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance de l'article 9 de la Déclaration de 1789 doit être écarté ». (DC n°2019-772 QPC du 5 avril 2019).

Enfin, dans sa décision n°2011-214 QPC du 27 janvier 2012, le Conseil a rappelé que « le droit de ne pas s'auto-incriminer n'implique pas le droit de faire obstacle aux pouvoirs d'enquête en retenant par devers soi des documents susceptibles de fonder sa propre mise en cause. »

Il résulte de ces décisions constitutionnelles, d'une part, que le droit des agents assermentés de se faire communiquer des documents ne tend qu'à permettre la poursuite de leur enquête et non à obtenir un aveu, de sorte que l'absence d'information du propriétaire ou locataire de son droit de se taire ne méconnaît pas l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et d'autre part, que la menace d'une amende civile ne caractérise pas la contrainte, comme l'a déjà retenu la Cour de cassation le 26 janvier 2022 à la suite de la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions de l'article L. 324-1-1 IV et V du code de tourisme (Civ 3, n°00186 du 26 janvier 2022).

En outre, si l'article L.651-7 du code de la construction et de l'habitation prévoit que les agents sont susceptibles de recevoir des déclarations, ce pouvoir ne leur confère pas un pouvoir général d'audition et ne leur permet pas d'interroger la personne.

Enfin, les éléments ou réponses communiqués par le propriétaire ou le locataire ne préjugent pas nécessairement de l'illicéité des opérations de location et n'ont pas nécessairement pour conséquence de les conduire à une auto-incrimination, dès lors qu'ils peuvent établir la mise à bail des locaux à un tiers en réalité responsable des locations, l'existence de baux mobilité ou encore, la réalité d'une compensation.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et des décisions constitutionnelles précédentes, la question soulevée apparaît dépourvue de caractère sérieux et il n'y a pas lieu de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.

Sur la seconde question prioritaire de constitutionnalité tirée de l’atteinte portée aux droits et libertés garantis par la Constitution par les dispositions de l'article L.651-2 du code de la construction et de l'habitation et la demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation

Il n'est pas contesté que l'article L.651-2 du code de la construction et de l'habitation est applicable au litige en cours. Il n'est pas non plus contesté qu'il n'a jamais été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

Aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et également appliquée. »

L'article L.651-2 prévoit une amende civile pouvant aller jusqu'à 50.000 euros.

Il y a lieu de rappeler que le contrôle du Conseil constitutionnel sur l'adéquation de la sanction à l'infraction est un contrôle de l'erreur manifeste, le Conseil examinant uniquement l'absence de disproportion manifeste entre les deux ainsi que l'objectif poursuivi par le législateur.

En l'espèce et dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité, la Cour de cassation a jugé que l'amende civile prévue par l'article L.651-2 du code de la construction et de l'habitation « est en lien direct avec l'agissement fustigé et ne paraît pas manifestement disproportionnée au regard de celui-ci et de l'objectif de lutte contre la pénurie de logements destinés à la location dans certaines zones du territoire national, lequel constitue un motif d'intérêt général » (Civ 3, n°18-40014, 5 juillet 2018).

Compte tenu de cette décision et en l'absence de démonstration juridique de nature à contredire la position de la Cour de cassation, la question soulevée apparaît dépourvue de caractère sérieux et il n'y a pas lieu de la transmettre à la Cour de cassation.

Il y a lieu de réserver au fond les frais et les dépens.

PAR CES MOTIFS :

Le président, statuant publiquement, selon la procédure accélérée au fond, par mise à disposition au greffe de la juridiction, par jugement contradictoire et insusceptible de recours,

Rejette les demandes de transmission à la Cour de cassation des deux questions prioritaires de constitutionnalité ;

Renvoie l’affaire et les parties à l’audience de Droit commun du 10 décembre 2024 à 13 heures 30 pour plaidoiries ;

Réserve les frais et les dépens.

Fait à Paris le 16 octobre 2024

Le Greffier, Le Président,

Marion COBOS Anne-Charlotte MEIGNAN

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