Non renvoi
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par un mémoire, enregistré le 5 mars 2024 en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1167 du 7 novembre 1958, la société Gestion Immobilière de Provence, représentée par Me Righi, demande au tribunal administratif de Marseille, à l'appui de sa requête tendant à la décharge des cotisations d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre de l'année 2020, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du 3ème alinéa du I de l'article 209 du code général des impôts.
Elle soutient que les dispositions du 3ème alinéa du I de l'article 209 du code général des impôts portent atteinte au principe d'égalité en matière fiscale, en méconnaissance des articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 garantissant les principes d'égalité devant la loi et les charges publiques, en effet :
- ces dispositions instaurent une différence de traitement entre, d'une part, les sociétés qui disposent d'un bénéfice reposant sur une reprise de provision fiscale qui ne génère pas de liquidités propres, d'autre part, les sociétés qui justifient d'un bénéfice reposant sur des liquidités propres et disposant ainsi d'une trésorerie permettant de payer l'impôt ; elles entraînent une rupture d'égalité selon que la reprise de provision fiscale est supérieure ou inférieure à la somme de 1 million d'euros ;
- ces dispositions entrent en contradiction avec l'objectif initial poursuivi par le législateur qui voulait préserver les petites et moyennes entreprises, en faisant porter l'effort contributif sur les grandes entreprises ; elles emportent une charge excessive au regard de la capacité contributive des contribuables.
Par un mémoire en défense enregistré le 13 mai 2024, la directrice du contrôle fiscal Sud-Est Outre-Mer conclut au rejet de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, en faisant valoir que la question posée ne présente pas de caractère sérieux.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, notamment son article 61-1 ;
- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment ses articles 23-1 à 23-3 ;
- le décret n° 2010-148 du 16 février 2010 portant application de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative, notamment ses articles R. 771-5 et R. 771-7.
Considérant ce qui suit :
1. La société Gestion Immobilière de Provence a saisi le 21 novembre 2022 le tribunal administratif de Marseille d'une requête aux fins de décharge des cotisations d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre de l'année 2020. Le 5 mars 2024, la requérante saisit le tribunal d'une demande de transmission au Conseil d'Etat d'une question prioritaire de constitutionalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions précitées du 3ème alinéa du I de l'article 209 du code général des impôts.
2. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsqu'à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé () ".
3. Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance susvisée du 7 novembre 1958 : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté par un écrit distinct et motivé. () ". Aux termes de l'article 23-2 de la même ordonnance : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux () ". L'article 23-3 de cette ordonnance dispose que : " Lorsque la question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à réception de la décision du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel. Le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. () ". Enfin, aux termes de l'article R. 771-6 du code de justice administrative : " La juridiction n'est pas tenue de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil d'Etat ou le Conseil constitutionnel est déjà saisi. En cas d'absence de transmission pour cette raison, elle diffère sa décision sur le fond, jusqu'à ce qu'elle soit informée de la décision du Conseil d'Etat ou, le cas échéant, du Conseil constitutionnel ".
4. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, présenté dans un mémoire distinct et motivé, statue par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.
5. La requérante fait valoir que les dispositions du 3ème alinéa du I de l'article 209 du code général des impôts portent atteinte au principe d'égalité en matière fiscale, en méconnaissance des articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 garantissant les principes d'égalité devant la loi et les charges publiques.
6. D'une part, aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : " La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ". Aux termes de l'article 13 du même texte : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ".
7. Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.
8. En outre, en vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.
9. Enfin, les principes d'égalité devant la loi et les charges publiques résultant des articles 6 et 13 précités de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen visent seulement à proscrire les différences de traitement non justifiées par une différence de traitement ou un motif d'intérêt général, et non à obliger le législateur à traiter différemment des personnes placées dans une situation différente.
10. D'autre part, aux termes des deux premiers alinéas du I de l'article 209 du code général des impôts : " Sous réserve des dispositions de la présente section, les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés d'après les règles fixées par les articles 34 à 45, 53 A à 57, 108 à 117, 237 ter A et 302 septies A bis, et en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France, de ceux mentionnés aux a, e, e bis et e ter du I de l'article 164 B ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions. Toutefois, par dérogation aux dispositions du deuxième alinéa de l'article 37, l'impôt sur les sociétés dû par les entreprises créées à compter du 1er janvier 1984 est établi, lorsqu'aucun bilan n'est dressé au cours de la première année civile d'activité, sur les bénéfices de la période écoulée depuis le commencement des opérations jusqu'à la date de clôture du premier exercice et, au plus tard, jusqu'au 31 décembre de l'année suivant celle de la création ". Et aux termes du 3ème alinéa en litige du I du même article 209, dans sa rédaction issue des lois de finances n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 et n° 2012-1509 du 29 décembre 2012 : " Sous réserve de l'option prévue à l'article 220 quinquies, en cas de déficit subi pendant un exercice, ce déficit est considéré comme une charge de l'exercice suivant et déduit du bénéfice réalisé pendant ledit exercice dans la limite d'un montant de 1 000 000 euros majoré de 50 % du montant correspondant au bénéfice imposable dudit exercice excédant ce premier montant. Si ce bénéfice n'est pas suffisant pour que la déduction puisse être intégralement opérée, l'excédent du déficit est reporté dans les mêmes conditions sur les exercices suivants. Il en est de même de la fraction de déficit non admise en déduction en application de la première phrase du présent alinéa ".
11. Les dispositions du 3ème alinéa du I de l'article 209 du code général des impôts, prévoient, pour le report en avant des déficits subis par une entreprise soumise à l'impôt sur les sociétés, un mécanisme de plafonnement au montant de 1 million d'euros, majoré de 50 % de la fraction du bénéfice de l'exercice sur lequel le déficit est reporté et qui excède ce montant.
12. La requérante invoque une différence de traitement entre, d'une part, les sociétés qui disposent d'un bénéfice reposant sur une reprise de provision fiscale qui ne génère pas de liquidités propres, d'autre part, les sociétés qui justifient d'un bénéfice reposant sur des liquidités propres et disposant ainsi d'une trésorerie permettant de payer l'impôt. Elle invoque une rupture d'égalité selon que la reprise de provision fiscale est supérieure ou inférieure à la somme de 1 million d'euros et soutient que les petites et moyennes entreprises doivent supporter un effort contributif excessif.
13. Toutefois, d'abord, les dispositions précitées en litige se bornent à prévoir un mécanisme encadrant, pour toutes les entreprises, le report en avant des déficits. Ensuite, la requérante n'établit pas que le montant du plafonnement de 1 million d'euros pénaliserait de façon significative les petites et moyennes entreprises, leur taille financière leur permettant rarement d'atteindre un tel seuil, de sorte qu'aucune rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques n'est à relever à ce titre. Enfin, l'absence de prise en compte par le mécanisme en litige de la trésorerie de l'entreprise et de la nature des bénéfices, selon qu'elle a procédé (ou non) à une reprise de provision fiscale et qu'elle dispose (ou non) de liquidités, ne saurait non plus démontrer une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques, dans la mesure où un résultat comptable est un agrégat de charges et de produits ne se limitant pas à des reprises de provision.
14. Il résulte de ce qui précède que la société requérante ne peut sérieusement invoquer la violation, par les dispositions du 3ème alinéa du I de l'article 209 du code général des impôts, des principes d'égalité devant la loi et les charges publiques résultant des articles 6 et 13 précités de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Dans ces conditions, la question prioritaire de constitutionnalité soulevée étant dépourvue de caractère sérieux, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'État.
O R D O N N E :
Article 1er : La demande de transmission au Conseil d'Etat de la question prioritaire de constitutionnalité visant les dispositions du 3ème alinéa du I de l'article 209 du code général des impôts est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Gestion Immobilière de Provence et à la directrice du contrôle fiscal Sud-Est Outre-Mer.
Fait à Marseille, le 2 septembre 2024.
Le président de la 6ème chambre,
Signé
J.B. Brossier
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la greffière en chef,
La greffière,