Tribunal administratif de Rennes

Ordonnance du 24 juillet 2024 n° 2303898

24/07/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

 

 

Par un mémoire, enregistré le 6 juin 2024, et un mémoire, enregistré le 22 juillet 2024 et non communiqué, la société CPV Sun 50, représentée par Me Versini-Campinchi (cabinet LPA-CGR Avocats), demande au tribunal administratif, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation de la décision du 23 mai 2023 par laquelle la société Electricité de France Obligation d'Achat (EDF OA) a mis à sa charge la somme de 621 637,99 euros au titre de l'avoir de rattrapage pour 2022, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution, de l'article 230 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.

Elle soutient que :

- ces dispositions, alors même qu'elles sont postérieures à la décision attaquée, sont applicables au litige, dès lors qu'elles sont indissociables des dispositions à l'origine du litige et s'appliquent aux contrats en cours de validité à compter du 1er janvier 2022 ;

- elles n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution ;

- elles portent atteinte au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles modifient rétroactivement et jusqu'à leur terme des contrats en cours sans que la disposition contestée ait un objet d'intérêt général ni ne soit proportionnée à l'objectif d'intérêt général poursuivi ;

- elles méconnaissent le principe de liberté contractuelle et portent atteinte au droit au maintien de l'économie des conventions légalement conclues résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;

- elles méconnaissent le principe de garantie des droits résultant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles modifient rétroactivement et jusqu'à leur terme des contrats en cours et remettent en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de contrats légalement conclus ;

- elles méconnaissent le principe d'égalité résultant de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles introduisent une différence de traitement entre les producteurs d'électricité bénéficiant de contrats de complément de rémunération et les producteurs opérant sans ces contrats spécifiques ;

- elles méconnaissent l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce que la validation législative rétroactive qu'elles prévoient n'est pas justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ;

- ces questions ne sont pas dépourvues de caractère sérieux.

Par un mémoire en réponse, enregistré le 5 juillet 2024, et un mémoire, enregistré le

12 juillet 2024 et non communiqué, la société Electricité de France, représentée par Me Cabanes et Me Perche (Baker et Mc Kenzie AARPI), soutient que les conditions posées par l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies et qu'il n'y a pas lieu de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société CPV Sun 50.

Elle fait valoir que :

- l'article 230 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 est applicable au litige et n'a pas été déclaré conforme à la Constitution ;

- la question posée est dépourvue de caractère sérieux.

La procédure a été communiquée à la Secrétaire générale du Gouvernement et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires qui n'ont pas produit d'observations.

Par ordonnance du 8 juillet 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 22 juillet 2024.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son article 61-1 et son Préambule ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de l'énergie ;

- la loi n° 2022-1157 du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 ;

- la loi n° 2022-1726 du 30 décembre 2022 de finances pour 2023 ;

- la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 ;

- l'arrêté du 28 décembre 2022 fixant le prix seuil pris en application de l'article 38 de la loi n° 2022-1157 du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 ;

- la décision n° 2023-1065 QPC du Conseil constitutionnel du 26 octobre 2023 ;

- la décision n° 471674 du 13 février 2024 du Conseil d'Etat ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. La société CPV Sun 50, qui exploite une centrale solaire au sol d'une puissance de 2,53 MWc sur le territoire de la commune de Saint-Mayeux dans les Côtes-d'Armor, lauréate de la quatrième période de l'appel d'offres organisé par la Commission de Régulation de l'Energie, bénéficie du dispositif de " complément de rémunération " prévu par les articles L. 311-12 et suivants du code de l'énergie en vertu d'un contrat signé le 30 août 2021. Le contrat de complément de rémunération, conclu pour une durée de vingt ans, prévoit un tarif cible de

61 euros/MWh hors taxe à compter du 1er juillet 2021. L'article 38 de la loi n° 2022-1157 du

16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 a modifié le dispositif de complément de rémunération en instituant un mécanisme de prix seuil fixé par un arrêté ministériel après avis de la Commission de Régulation de l'Energie. Il supprime également, dans certaines hypothèses, le plafonnement des avoirs dont le producteur d'électricité est redevable lorsque la prime à l'énergie mensuelle est négative, lesquels ne pouvaient excéder le montant total des aides versées par EDF Obligation d'Achat (OA) depuis le début du contrat en vertu des articles L. 311-12, L. 314-18 et R. 314-19 du code de l'énergie et ce à compter du 1er janvier 2022 pour tous les contrats offrant un complément de rémunération en cours d'exécution. Ce reversement est désormais calculé en fonction du prix seuil. En application de ces dispositions, EDF OA, par une facture du

23 mai 2023, a mis à la charge de la société CPV Sun 50 la somme de 621 637,99 euros correspondant au reversement de la prime à compter du 1er janvier 2022. Par une décision

n° 2023-1065 QPC du 26 octobre 2023, le Conseil constitutionnel a déclaré l'article 38 de la loi n° 2022-1157 du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 contraire à la Constitution, faute pour le législateur d'avoir fixé lui-même les critères de détermination du prix seuil. Par une décision du 13 février 2024, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé l'arrêté du

28 décembre 2022 fixant le prix seuil, pris sur le fondement de l'article 38 de la loi n° 2022-1157 du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022. Enfin, l'article 230 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 a institué un déplafonnement total et rétroactif des contrats de complément de rémunération en cours d'exécution à compter du 1er janvier 2022. Par un mémoire distinct et motivé, la société CPV Sun 50 soutient que cet article porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution.

2. Aux termes de l'article R. 771-7 du code de justice administrative : " Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d'appel, le vice-président du tribunal administratif de Paris, les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours ou les magistrats désignés à cet effet par le chef de juridiction peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité. ".

3. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux. Le second alinéa de l'article 23-2 de la même ordonnance précise que : " En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'Etat (). ".

4. Aux termes de l'article 230 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 : " Le présent article s'applique à tous les contrats offrant un complément de rémunération conclus en application des articles L. 311-12 et L. 314-18 du code de l'énergie qui prévoient une limite supérieure aux sommes dont le producteur est redevable lorsque la prime à l'énergie mensuelle est négative. / A compter du 1er janvier 2022, les contrats mentionnés au premier alinéa du présent article sont ainsi modifiés : lorsque, pour un mois donné, la prime à l'énergie mensuelle est négative, le producteur est redevable de l'intégralité de la somme correspondante pour l'énergie produite. ".

5. En premier lieu, d'une part, par sa décision du 26 octobre 2023 relative à l'article 38 de la loi du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022, sur le fondement duquel EDF OA a émis la facture litigieuse, le Conseil constitutionnel a relevé que, dans le contexte de la très forte augmentation des prix de l'électricité sur le marché à partir de septembre 2021, qui était imprévisible lors de la conclusion des contrats de complément de rémunération, les producteurs qui ont bénéficié de ce soutien public en application des articles L. 311-12 et L. 314-18 du code de l'énergie ont pu augmenter considérablement leur profit. Il a jugé, qu'alors même que l'article 38 de la loi du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 portait atteinte au droit au maintien des conventions légalement conclues en modifiant en cours d'exécution les modalités contractuelles déterminant le montant des reversements dus par les producteurs lorsque la prime à l'énergie mensuelle est négative, le législateur avait poursuivi un objectif d'intérêt général en corrigeant les effets d'aubaine dont ont bénéficié ces producteurs pour atténuer l'effet préjudiciable de cette hausse pour le consommateur final. Il a également précisé que si la modification des modalités de calcul des reversements dus par les producteurs d'électricité bénéficiant d'un complément de rémunération affecte un élément essentiel de leurs contrats, il résulte de l'article L. 314-20 du code de l'énergie que leur est garantie, quelle que soit l'évolution des prix du marché, une rémunération raisonnable des capitaux immobilisés tenant compte des risques inhérents à leur exploitation jusqu'à l'échéance de leur contrat. Il a ainsi écarté le moyen dont il était saisi, tiré de ce que l'article 38 de la loi du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 portait une atteinte disproportionnée au droit au maintien des conventions légalement conclues.

6. D'autre part, il résulte de l'exposé des motifs de l'amendement ayant conduit à l'adoption de l'article 230 de la loi de finances pour 2024 que le législateur a entendu " corriger les effets d'aubaine " dont ont bénéficié les producteurs d'électricité qui ont reçu un soutien public dans une situation de prix de marché durablement élevés tout en garantissant aux producteurs, quelle que soit l'évolution des prix du marché, une rémunération raisonnable des capitaux immobilisés tenant compte des risques inhérents à leur exploitation jusqu'à l'échéance de leur contrat. Ces motifs sont ainsi similaires à ceux de l'article 38 de la loi du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 qui ont fait l'objet de la décision du 26 octobre 2023 du Conseil constitutionnel jugeant qu'ils répondaient à un motif d'intérêt général. Par ailleurs, l'article

L. 314-20 du code de l'énergie qui, ainsi que l'a précisé le Conseil constitutionnel par cette même décision, garantit, quelle que soit l'évolution des prix du marché, une rémunération raisonnable des capitaux immobilisés tenant compte des risques inhérents à l'exploitation des installations d'électricité produites à partir d'énergies renouvelables jusqu'à l'échéance du contrat, n'a pas été substantiellement modifié entre l'adoption de l'article 38 de la loi du 16 août 2022 de finances rectificative pour 2022 et celle de l'article 230 de la loi de finances pour 2024. En outre, ce dernier article met fin au plafonnement initialement prévu par les contrats de complément de rémunération conclus en application des articles L. 311-12 et L. 314-18 du code de l'énergie en cas de prime mensuelle négative, sans remettre en cause le soutien public dont bénéficient les producteurs ayant conclu un tel contrat lorsque le prix du marché auquel ils vendent leur production est inférieur au tarif de référence fixé par le contrat ou par arrêté.

7. Par suite, les moyens tirés, d'une part, de la méconnaissance du principe de liberté contractuelle et d'atteinte au droit au maintien de l'économie des conventions légalement conclues résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et, d'autre part, du principe de garantie des droits résultant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce que l'article 230 de la loi de finances pour 2024 modifie rétroactivement et jusqu'à leur terme des contrats en cours et remet en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de contrats légalement conclus, ne présentent pas un caractère sérieux.

8. En deuxième lieu, la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Aux termes de son article 17 : " La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. ". En l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

9. Pour les motifs exposés au point 6, le moyen tiré de ce que les dispositions de l'article 230 de la loi de finances pour 2024 portent atteinte au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles modifient rétroactivement et jusqu'à leur terme des contrats en cours sans que cet objectif ne soit d'intérêt général ni proportionné à l'objectif d'intérêt général poursuivi, ne présente pas un caractère sérieux.

10. En troisième lieu, selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

11. Ainsi qu'il est dit au point 6, il résulte des travaux parlementaires relatifs à la loi de finances pour 2024, que le législateur a entendu corriger les effets d'aubaine dont ont bénéficié les producteurs qui ont reçu un complément de rémunération en application des articles L. 311-12 et L. 314-18 du code de l'énergie, dans le contexte de la très forte augmentation des prix de l'électricité sur le marché à partir de septembre 2021, qui était imprévisible lors de la conclusion de ces contrats et a permis aux producteurs bénéficiant d'un contrat de complément de rémunération d'augmenter sensiblement leur profit. Les producteurs qui ont reçu un soutien public en concluant des contrats de complément de rémunération sont placés, au regard de l'objet de la loi, dans une situation différente de celle des producteurs qui n'ont pas conclu de tels contrats et, alors même qu'ils ont également bénéficié de l'augmentation du prix du marché de l'électricité, n'ont pas bénéficié de l'effet d'aubaine résultant du mécanisme de plafonnement initialement prévu par les contrats de complément de rémunération. Par ailleurs, la différence de traitement entre les producteurs ayant conclu un contrat de complément de rémunération et les autres est en rapport direct avec l'objet de la loi. Par suite, le moyen tiré de ce que les dispositions de l'article 230 de la loi du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 méconnaissent le principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne présente pas un caractère sérieux.

12. En dernier lieu, il ne résulte ni des travaux parlementaires, ni de ses termes mêmes que l'article 230 de la loi du 29 décembre 2023 de finances pour 2024, alors même qu'il tire les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 26 octobre 2023 en édictant une nouvelle base légale pour le reversement par les producteurs du montant correspondant à celui de la prime mensuelle négative perçue, pourrait être qualifié de loi de validation. Par suite, le moyen tiré de ce que ces dispositions méconnaissent l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 en ce que la validation législative rétroactive qu'elles prévoient n'est pas justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ne présente pas un caractère sérieux.

13. Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité présentée par la société CPV Sun 50.

O R D O N N E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité présentée par la société CPV Sun 50.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société CPV Sun 50, à Electricité de France Obligation d'Achat, à la Secrétaire générale du Gouvernement et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Fait à Rennes, le 24 juillet 2024.

Le président du tribunal,

Signé

A. Poujade

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.