Tribunal administratif de Dijon

Décision du 25 juin 2024 n° 2301440

25/06/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE 

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Lecture du mardi 25 juin 2024

N° 2301440 
2ème chambre 
Inédit au recueil Lebon 


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 23 mai 2023 et 30 mai 2024, le syndicat Solidaires 89 et M. E B, représentés par l'association d'avocats à responsabilité professionnelle individuelle Andotte Avocats, demandent au tribunal : 

1°) d'annuler la décision par laquelle le recteur de l'académie de Dijon a fait le choix de procéder au recrutement de Mme A en qualité d'agent contractuel en remplacement de M. E B, professeur de philosophie au lycée de Tonnerre, dans le cadre de l'exercice, par ce dernier, de son droit de grève ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 100 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. 

Ils soutiennent que :

- la décision est entachée d'incompétence ; 

- elle porte atteinte au droit de grève ;

- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation ; l'article L. 1242-6 du code du travail prévoit qu'aucun recrutement sur un contrat à durée déterminée ne peut intervenir pour remplacer une personne dont l'acte d'engagement est suspendu à la suite d'un conflit collectif de travail, et ne fait que rappeler un principe général qui est applicable à l'ensemble des relations de travail ; le Conseil d'Etat a pu proscrire le recours aux recrutements de personnels employés temporairement pour remplacer des agents grévistes ; l'article L. 322-6 du code général de la fonction publique fait obstacle au recrutement d'un agent non titulaire à des fins de remplacement d'un agent gréviste ; le statut ne peut donc servir de fondement légal au recrutement d'un agent non titulaire en charge de remplacer un fonctionnaire gréviste ;

- au sein du service public de l'éducation nationale, le droit de grève et les mouvements de cessation d'activité ne font l'objet d'aucune interdiction ni de restriction législative ou statutaire. 

Par un mémoire en défense enregistré le 2 mai 2024, le recteur de l'académie de Dijon conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par les requérants ne sont pas fondés.

Par un mémoire distinct, enregistré le 30 mai 2024, le syndicat Solidaires 89 et M. E B, représentés par l'association d'avocats à responsabilité professionnelle individuelle Andotte Avocats, demandent au tribunal, en application de l'article 61-1 de la Constitution et de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité à la Constitution des dispositions des articles L. 332-2 et L. 114-2 du code général de la fonction publique et de l'article 2 de la loi n° 50-400 du 3 avril 1950 portant réforme de l'auxiliariat.

Ils soutiennent que :

- les dispositions visées par la présente question sont applicables au litige ;

- aucune décision du Conseil constitutionnel n'a déjà déclaré conformes à la Constitution les dispositions des articles L. 332-2 et L. 114-2 du code général de la fonction publique ;

- les dispositions litigieuses sont entachées d'inconstitutionnalité au regard de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et du septième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 en tant qu'elles excluent les agents de droit public du bénéfice des dispositions du 1°) de l'article L. 1242-6 du code du travail ; elles instaurent une différence de traitement entre les agents de droit public et les agents de droit privé au regard de l'interdiction de recrutement d'un contractuel pour remplacer les personnels grévistes ; au regard du droit de grève, les agents de droit public et de droit privé ne se trouvent pas nécessairement dans une situation factuelle distincte ; aucun motif d'intérêt général ne justifie de traiter distinctement l'intégralité des agents de droit public, comparativement à ceux soumis au code du travail ; la différence de traitement n'étant ni justifiée par une différence de situation en rapport direct avec l'objet des normes qui l'instituent, ni justifiée par un motif d'intérêt général en rapport direct avec cet objet, elle apparaît contraire au principe constitutionnel d'égalité ; en n'interdisant pas le remplacement de l'agent public gréviste par un agent contractuel, le législateur a, par son incompétence négative, porté une atteinte inconstitutionnelle au droit de grève. 

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution du 4 octobre 1958 et son préambule ;

- le code de l'éducation ;

- le code général de la fonction publique ;

- le code du travail ;

- l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la loi n° 50-400 du 3 avril 1950 ;

- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;

- le décret n° 2016-1171 du 29 août 2016 ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. Hugez, premier conseiller, en application de l'article R. 222-17 du code de justice administrative. 

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Hamza Cherief, 

- les conclusions de M. Thierry Bataillard, rapporteur public.

Une note en délibéré a été enregistrée, le 17 juin 2024, pour le syndicat solidaire 89 et M. B mais n'a pas été communiquée.

Considérant ce qui suit :

1. M. B est agent titulaire de la fonction publique d'Etat et professeur de philosophie au lycée général et technologique Chevalier d'Eon, situé sur le territoire de la commune de Tonnerre. Dans le cadre du mouvement initié par plusieurs organisations syndicales contre la réforme des retraites, M. B a été en grève à plusieurs reprises sur une période comprise entre le 19 janvier 2023 et le 14 juin 2023. Le requérant, ainsi que le syndicat Solidaires 89, demandent au tribunal d'annuler la décision par laquelle le recteur de l'académie de Dijon a décidé de procéder au recrutement de Mme A en qualité d'agent contractuel en remplacement de M. B, pour la période du 4 mai 2023 au 7 juillet 2023.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. ". En vertu des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, la juridiction, saisie d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstance, et qu'elle ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

3. En premier lieu, il ne ressort pas des pièces du dossier que le contrat litigieux serait fondé sur les dispositions de l'article 2 de la loi du 3 avril 1950 portant réforme de l'auxiliariat ou même que le recteur de l'académie de Dijon aurait décidé de procéder au recrutement en litige en fonction de ces dispositions législatives qui ne sauraient, par conséquent, être regardées comme applicables au litige.

4. En deuxième lieu, les dispositions de l'article L. 332-2 du code général de la fonction publique n'ont pas pour objet de réglementer le droit de grève mais de préciser les situations dans lesquelles l'administration est autorisée, par exception, à recourir à des agents non titulaires pour répondre à des besoins permanents, en particulier lorsque les besoins du service le justifient. Elles n'ont pas non plus pour effet d'interdire ou d'autoriser, par elles-mêmes, un tel recrutement afin d'assurer la continuité du service public, notamment en cas d'interruption due à la grève des agents du service public. Par ailleurs, la seule circonstance que le législateur n'ait pas étendu à la fonction publique d'Etat, par le biais des dispositions de l'article L. 114-2 du code général de la fonction publique, l'interdiction prévue par les dispositions de l'article L. 1242-6 du code du travail, n'est pas de nature, à elle seule, à entacher ces dispositions d'incompétence négative, dès lors que la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public, et qu'en l'état actuel de la législation il appartient au gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, sous le contrôle du juge, en ce qui concerne ces services, la nature et l'étendue desdites limitations. Par suite, la question soumise au tribunal est, sur ce point, dépourvue de caractère sérieux.

5. En troisième lieu, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel, notamment dans sa décision n° 2011-134 QPC du 17 juin 2011, le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Dès lors que les fonctionnaires sont dans une situation différente de celle des salariés du secteur privé, en ne prévoyant pas, pour les fonctionnaires, les garanties identiques à celles existant pour les salariés du secteur privé dans l'exercice du droit de grève, le législateur n'a pas méconnu le principe d'égalité devant la loi. Par suite, la question soumise au tribunal est, également sur ce point, dépourvue de caractère sérieux. 

6. Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

7. En premier lieu, par un arrêté du 28 mars 2022, régulièrement publié le 4 avril 2022 au recueil des actes administratifs spécial de la préfecture de la région Bourgogne Franche-Comté référencé BFC-2022-042, M. C F, recteur de l'académie de Dijon, a donné délégation à M. H G, chef de la division des personnels enseignants, en cas d'absence ou d'empêchement de Mme [...], secrétaire générale de l'académie, à l'effet de signer notamment les actes, décisions et correspondances relatifs à la gestion des personnels enseignants et d'éducation. Les requérants n'établissent pas, ni même n'allèguent, que Mme D n'était pas absente ou empêchée le jour de la signature du contrat en litige. Par suite, le moyen tiré de ce que le contrat de recrutement de Mme A a été signé par une autorité incompétente doit être écarté.

8. En deuxième lieu, aux termes de l'article premier du décret du 29 août 2016 relatif aux agents contractuels recrutés pour exercer des fonctions d'enseignement, d'éducation et d'orientation dans les écoles, les établissements publics d'enseignement du second degré ou les services relevant du ministre chargé de l'éducation nationale : " Des agents contractuels peuvent être recrutés pour exercer des fonctions d'enseignement, d'éducation et d'orientation dans les écoles, les établissements publics d'enseignement du second degré ou les services relevant du ministre chargé de l'éducation nationale, en application des articles 4, 6, 6 bis, 6 quater et 6 quinquies de la loi du 11 janvier 1984. Sous réserve des dispositions du décret du 17 janvier 1986 susvisé, ils sont régis par celles du présent décret. ". Aux termes de l'article 4 de ce décret : " Lorsqu'un agent contractuel est recruté dans les conditions prévues à l'article 1er du présent décret pour faire face à un besoin couvrant l'année scolaire, l'échéance du contrat est fixée à la veille de la rentrée scolaire suivante. Dans les autres cas, le contrat est conclu pour la durée du besoin à couvrir. ". Aux termes de l'article L. 332-2 du code général de la fonction publique, reprenant les dispositions précitées de l'article 4 de loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat : " Par dérogation à la règle énoncée à l'article L. 311-1, des agents contractuels de l'Etat peuvent être également recrutés dans les cas suivants : (...) / 2° Lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifient : (...) / b) Lorsque l'autorité de recrutement n'est pas en mesure de pourvoir l'emploi par un fonctionnaire de l'Etat présentant l'expertise ou l'expérience professionnelle adaptée aux missions à accomplir à l'issue du délai prévu par la procédure mentionnée à l'article L. 311-2 (...) ". Aux termes de l'article L. 332-6 du même code, qui reprend, en les modifiant les dispositions du deuxième alinéa de l'article 6 quater de de loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat : " Pour assurer le remplacement momentané d'agents publics, l'Etat et ses établissements publics à caractère administratif peuvent recruter des agents contractuels dans les cas suivants : / 1° Lorsque les agents de l'Etat sont autorisés à exercer leurs fonctions à temps partiel ; / 2° Lorsque les agents de l'Etat sont indisponibles en raison d'un congé régulièrement accordé en application du présent code. / Le contrat est conclu pour une durée déterminée. Il est renouvelable par décision expresse, jusqu'à la date de retour de l'agent public à remplacer. ". 

9. Il ressort des pièces du dossier que M. B, répondant à l'appel lancé par plusieurs syndicats contre la réforme des retraites, a entendu exercer son droit de grève du 19 au 24 janvier 2023, du 27 janvier au 3 février 2023 puis du 6 mars au 6 avril 2023 et enfin du 24 avril au 13 juin 2023. Il est constant que, durant l'année scolaire 2022/2023, l'intéressé a dispensé des enseignements de philosophie auprès des quatre classes de terminale générale que compte son établissement d'affectation, soit cent trente-et-un élèves, et de quinze groupes de terminale suivant l'enseignement de spécialité " Humanité, littérature et philosophie ". 

10. Eu égard au nombre de classes dont était chargé M. B, à la circonstance que les élèves de ces classes devaient préparer les épreuves du baccalauréat en fin d'année, et compte tenu, d'une part, des modalités d'exercice par l'intéressé de son droit de grève et, d'autre part, de la nécessité, en l'espèce, d'assurer la continuité du service, le recteur de l'académie de Dijon n'a pas porté une atteinte excessive au droit de grève en procédant au recrutement d'une agent contractuel pour la période du 4 mai 2023 au 7 juillet 2023 et n'a pas davantage commis d'erreur de droit en procédant à un tel recrutement, dès lors qu'il incombe à l'autorité administrative de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la continuité du service public, notamment en cas d'interruption due à la grève des agents de ce service. A cette fin, il était loisible au recteur de l'académie de Dijon d'embaucher un agent à titre d'appoint, pour une durée limitée, un tel recrutement pouvant se faire dans les conditions prévues, notamment, par les articles 1 et 4 du décret du 29 août 2016 susvisé, sans que les intéressés puissent utilement se prévaloir des dispositions de l'article L. 1242-6 du code du travail, dès lors que M. B, qui possède le statut de fonctionnaire, n'a pas vu son contrat de travail suspendu à la suite d'un conflit collectif de travail, ni des dispositions de l'article L. 332-6 du code général de la fonction publique. 

11. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions à fin d'annulation présentées par M. B et le syndicat Solidaires 89 doivent être rejetées ainsi que, par voie de conséquence, les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. 

D E C I D E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B et le syndicat Solidaires 89.

Article 2 : La requête de M. B et du syndicat Solidaires 89 est rejetée. 

Article 3 : Le présent jugement sera notifié au syndicat Solidaires 89, à M. E B et à la ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse.

Copie en sera transmise au recteur de l'académie de Dijon.

Délibéré après l'audience du 4 juin 2024, à laquelle siégeaient :

M. Hugez, premier conseiller faisant fonction de président,

Mme Hascoët, première conseillère,

M. Cherief, conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 25 juin 2024.

Le rapporteur,

H. CheriefLe premier conseiller 

faisant fonction de président,

I. Hugez

La greffière,

L. Curot

La République mande et ordonne à la ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, en ce qui la concerne et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent jugement.

Pour expédition conforme,

La greffière,
 

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