Tribunal administratif de Lyon

Jugement du 18 juin 2024 n° 2308150

18/06/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 28 septembre 2023, M. A B, représenté par Me Gallo, demande au tribunal :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 4 août 2023 par laquelle le chef d'établissement de la maison d'arrêt de Lyon-Corbas a décidé son placement initial à l'isolement ;

2°) de mettre à la charge de l'État les dépens ainsi qu'une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la décision a été adoptée à l'issue d'une procédure irrégulière, le chef d'établissement n'ayant pas répondu à la question prioritaire de constitutionnalité présentée le 4 août 2023 ;

- la décision méconnaît les dispositions de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire, dès lors qu'elle est fondée sur des faits non établis et qu'elle est entachée d'une erreur d'appréciation quant aux risques pour la sécurité.

Par un mémoire distinct, enregistré le 28 septembre 2023, M. B demande au tribunal, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation de la décision du 4 août 2023 du chef d'établissement de la maison d'arrêt de Lyon-Corbas portant placement initial à l'isolement, de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire.

Il soutient que ces dispositions, applicables au litige et n'ayant jamais été déclarées conformes à la Constitution, contreviennent au droit à un procès équitable et au principe d'impartialité qui découlent de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Par un mémoire enregistré le 20 octobre 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice, soutient que les conditions posées par l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies, en particulier que la question prioritaire de constitutionnalité est dépourvue de caractère sérieux, et qu'il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'État.

Par un mémoire en défense enregistré le 3 mai 2024, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les moyens tirés de l'irrégularité de procédure, de l'inexactitude matérielle des faits et de l'erreur manifeste d'appréciation ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 6 mai 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 24 mai 2024.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code pénitentiaire ;

- le code de procédure pénale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Maubon,

- et les conclusions de M. Borges-Pinto, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. M. B, incarcéré depuis le 25 juillet 2023 à la maison d'arrêt de Lyon-Corbas, demande l'annulation de la décision du 4 août 2023 par laquelle le chef de cet établissement a décidé son placement initial à l'isolement à compter du 1er août 2023 pour trois mois.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

En ce qui concerne la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. / Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. " Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat (), le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. () / () ". Aux termes de l'article 23-2 de cette loi organique : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat (). Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : / 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; / 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; / 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. / En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'Etat (). / La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d'Etat () dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou les conclusions des parties. Elle n'est susceptible d'aucun recours. Le refus de transmettre la question ne peut être contesté qu'à l'occasion d'un recours contre la décision réglant tout ou partie du litige. "

3. Il résulte de ces dispositions que le tribunal, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

4. M. B soulève, à l'appui de sa requête tendant à l'annulation de la décision du 4 août 2023 par laquelle le chef d'établissement de la maison de d'arrêt de Lyon-Corbas a prononcé son placement à l'isolement sur le fondement de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire, la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire. Il soutient que cet article est contraire au principe d'impartialité en ce que l'autorité qui constate le comportement de nature à justifier le placement à l'isolement est la même que celle qui prononce le placement à l'isolement, qui est assimilable à une sanction, et en ce que l'autorité qui décide du placement initial à l'isolement est la même que celle qui a décidé du placement provisoire à l'isolement.

5. Aux termes de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire : " Toute personne détenue majeure peut être placée par l'autorité administrative, pour une durée maximale de trois mois, à l'isolement par mesure de protection ou de sécurité soit à sa demande, soit d'office. Cette mesure ne peut être renouvelée pour la même durée qu'après un débat contradictoire, au cours duquel la personne intéressée, qui peut être assistée de son avocat, présente ses observations orales ou écrites. / L'isolement ne peut être prolongé au-delà d'un an qu'après avis de l'autorité judiciaire. / Le placement à l'isolement n'affecte pas l'exercice des droits prévus par les dispositions de l'article L. 6, sous réserve des aménagements qu'impose la sécurité. Lorsqu'une personne détenue est placée à l'isolement, elle peut saisir le juge des référés en application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. ". Aux termes du premier alinéa de l'article R. 213-18 de ce code : " La mise à l'isolement d'une personne détenue, par mesure de protection ou de sécurité, qu'elle soit prise d'office ou sur demande de la personne détenue, ne constitue pas une mesure disciplinaire. " Aux termes de l'article R. 213-22 du même code : " En cas d'urgence, le chef de l'établissement pénitentiaire peut décider le placement provisoire à l'isolement d'une personne détenue, si la mesure est l'unique moyen de préserver la sécurité des personnes ou de l'établissement. Le placement provisoire à l'isolement ne peut excéder cinq jours. / () ". Aux termes de l'article R. 213-23 du même code : " Le chef de l'établissement pénitentiaire décide de la mise à l'isolement pour une durée maximale de trois mois. Il peut renouveler la mesure une fois pour la même durée. / Il rend compte sans délai de sa décision au directeur interrégional des services pénitentiaires. ". Aux termes de l'article R. 213-24 du même code : " Au terme d'une durée de six mois, le directeur interrégional des services pénitentiaires peut prolonger l'isolement pour une durée maximale de trois mois. La décision est prise sur rapport motivé du chef de l'établissement pénitentiaire. / Cette décision peut être renouvelée une fois pour la même durée. ". Aux termes de l'article R. 213-25 du même code : " Lorsqu'une personne détenue est à l'isolement depuis un an à compter de la décision initiale, le garde des sceaux, ministre de la justice, peut prolonger l'isolement pour une durée maximale de trois mois renouvelable. / La décision est prise sur rapport motivé du directeur interrégional des services pénitentiaires saisi par le chef de l'établissement pénitentiaire selon les modalités prévues par les dispositions de l'article R. 213-21. / () ".

6. Selon l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ". La garantie des droits, proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789, figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit et peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité. Le principe de la séparation des pouvoirs, ni aucun autre principe ou règle de valeur constitutionnelle, ne font obstacle à ce qu'une autorité administrative ou publique indépendante ou une autorité administrative non soumise au pouvoir hiérarchique du ministre, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse prononcer des sanctions ayant le caractère d'une punition dans la mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission, dès lors que l'exercice de ce pouvoir respecte notamment les principes d'indépendance et d'impartialité découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789.

7. Toutefois, il résulte des dispositions précitées de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire que les décisions de placement à l'isolement d'un détenu, qui sont adoptées " par mesure de protection ou de sécurité ", soit à la demande de la personne détenue, soit d'office, ne constituent pas des sanctions ayant le caractère d'une punition. Dès lors, quelle que soit l'autorité compétente pour adopter de telles décisions, le principe constitutionnel d'impartialité, applicable aux juridictions et, ainsi qu'il a été rappelé, aux autorités administratives indépendantes ou non soumises au pouvoir hiérarchique du ministre agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique lorsqu'elles prononcent des sanctions, n'est pas applicable à de telles décisions.

8. Ainsi, le moyen tiré de ce que ces dispositions méconnaitraient le principe d'impartialité est dépourvu de caractère sérieux.

9. Dès lors, il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire.

En ce qui concerne les autres moyens :

10. En premier lieu, il résulte des termes mêmes de l'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 cités au point 2 que les dispositions de cet article ne s'appliquent qu'aux juridictions. Le chef d'établissement d'un établissement pénitentiaire, autorité administrative soumise au pouvoir hiérarchique du ministre, n'est pas une juridiction. Par suite, le moyen tiré de ce que la décision a été adoptée à l'issue d'une procédure irrégulière, faute pour la délégataire du chef d'établissement d'avoir répondu à la question prioritaire de constitutionnalité présentée devant elle, ne peut qu'être écartée comme inopérant.

11. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 213-8 du code pénitentiaire : " Toute personne détenue majeure peut être placée par l'autorité administrative, pour une durée maximale de trois mois, à l'isolement par mesure de protection ou de sécurité soit à sa demande, soit d'office. Cette mesure ne peut être renouvelée pour la même durée qu'après un débat contradictoire, au cours duquel la personne intéressée, qui peut être assistée de son avocat, présente ses observations orales ou écrites. / L'isolement ne peut être prolongé au-delà d'un an qu'après avis de l'autorité judiciaire. / Le placement à l'isolement n'affecte pas l'exercice des droits prévus par les dispositions de l'article L. 6, sous réserve des aménagements qu'impose la sécurité. Lorsqu'une personne détenue est placée à l'isolement, elle peut saisir le juge des référés en application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. ".

12. La décision contestée, qui est motivée par la considération que la mesure d'isolement apparaît comme le seul moyen de garantir une prise en charge adaptée du profil de l'intéressé, pour la sécurité du personnel et pour la sécurité de l'établissement, est fondée sur plusieurs éléments de fait, qui sont contestés par M. B.

13. Il ressort des pièces du dossier que M. B a été placé en détention provisoire depuis le 6 octobre 2022 dans le cadre d'une affaire de tentative de meurtre d'une personne dépositaire de l'autorité publique, faits qui ont alors reçu un écho médiatique national et pour lesquels le procès n'a pas encore eu lieu à la date de la décision attaquée. Si la mention figurant dans la décision contestée que M. B serait " familier avec la détention " n'est pas de nature à justifier en soi un placement à l'isolement, il n'est cependant pas contesté que M. B a déjà fréquenté plusieurs établissements pénitentiaires et qu'il est connu pour avoir participé activement à des trafics et des mouvements collectifs. Il ressort des pièces du dossier, notamment des pièces produites en défense, que plusieurs incidents ont concerné M. B dans le cadre de sa détention au centre pénitentiaire de Grenoble-Varces durant la période d'octobre 2022 à juillet 2023, notamment en fin de période, puisqu'il a fait l'objet d'une sanction disciplinaire le 17 juillet 2023 pour des violences commises le 10 juillet 2023, qu'il a détérioré du matériel le 14 juin 2023 et qu'il a proféré des propos menaçants notamment le 14 juin 2023 en exposant être " en train de vriller " et envisager s'en prendre aux surveillants.

14. M. B soutient qu'il doit être présumé innocent pour les faits qui lui sont reprochés, pour lesquels il n'a pas été condamné, que la médiatisation de ces faits a été temporaire, qu'il a été détenu depuis plusieurs mois depuis le 6 octobre 2022 et plusieurs fois antérieurement sans pour autant avoir été placé à l'isolement, qu'il conteste les faits d'agression et de menaces qui lui sont reprochés, que le tribunal correction de Grenoble l'a relaxé le 28 juillet 2023 des faits de menaces, que les prétendus faits de détérioration de matériel n'ont donné lieu à aucun signalement ni aucune poursuite, qu'on ne saurait lui reprocher d'être véhément, que sa capacité à mobiliser à l'extérieur est inexistante. Toutefois, il ressort des pièces du dossier que la décision n'est pas fondée sur un seul motif ou sur plusieurs motifs pris séparément mais résulte d'une appréciation globale du risque que fait peser la détention de M. B en régime normal sur la sécurité de l'établissement. Si le fait que le tribunal correctionnel de Grenoble ait relaxé M. B de certains faits n'est pas contesté, le tribunal n'est pas en mesure, faute pour le requérant de produire une copie de cette décision juridictionnelle, d'apprécier les conséquences à en tirer, notamment en ce qui concerne la matérialité des faits en cause, sur la légalité de la décision contestée. Enfin, si le garde des sceaux, ministre de la justice ne produit aucune pièce susceptible d'établir la matérialité des faits reprochés du 18 et du 24 juillet 2023, le ministre produit des pièces, notamment le rappel des comparutions en commission de discipline de M. B, le 13 février, le 15 juin puis le 11 juillet 2023, qui sont de nature à étayer l'affirmation portée par la décision contestée selon laquelle le comportement de celui-ci " s'est fortement dégradé " depuis plusieurs semaines au centre pénitentiaire de Grenoble-Varces. Le moyen tiré de l'inexactitude matérielle de certains faits reprochés doit dans ces conditions être écarté.

15. Eu égard en particulier à la répétition et la fréquence des incidents mettant en cause M. B dans le cadre de son établissement de détention précédent, le chef d'établissement de la maison d'arrêt de Lyon Corbas, qui ne s'est pas estimé lié par l'appréciation portée par le chef d'établissement du précédent établissement de détention de M. B et pouvait prendre en considération des éléments de faits antérieurs à son transfert, n'a pas commis d'erreur d'appréciation en décidant du placement à l'isolement de M. B.

16. Il résulte de ce qui précède que les conclusions à fin d'annulation de la requête doivent être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

17. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la somme demandée par M. B soit mise à la charge de l'État, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.

D E C I D E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B.

Article 2 : La requête de M. B est rejetée.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à M. A B et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience du 4 juin 2024, à laquelle siégeaient :

M. Drouet, président,

Mme Maubon, première conseillère,

M. Gilbertas, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 18 juin 2024.

La rapporteure,

G. Maubon

Le président,

H. Drouet La greffière,

C. Amouny

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Une greffière,

Code publication

C