Autre
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La société Infocom France a demandé au tribunal administratif de Marseille de prononcer la décharge des cotisations de taxe sur les véhicules de sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre de la période du 1er octobre 2012 au 30 septembre 2015 ainsi que des pénalités correspondantes. Par une ordonnance n° 1907577 du 10 juillet 2020, la présidente de la
6ème chambre de ce tribunal a refusé de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article 1010 du code général des impôts. Par un jugement n° 1907577 du 12 mars 2021, ce tribunal a rejeté sa demande.
Par une ordonnance n° 21MA01757 du 6 juillet 2021, le président de la
3ème chambre de la cour administrative d'appel de Marseille a refusé de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Infocom France. Par un arrêt n° 21MA01753 du 13 avril 2023, cette cour a rejeté l'appel formé par la société contre le jugement du tribunal administratif de Marseille du 12 mars 2021.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 12 juin et 12 septembre 2023 ainsi que le 22 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Infocom France demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Bastien Lignereux, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Capron, avocat de la société Infocom France ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Infocom France, qui commercialise des espaces publicitaires affichés sur des véhicules qu'elle met à la disposition de tiers, a fait l'objet de deux vérifications de comptabilité à l'issue desquelles elle a été assujettie à la taxe sur les véhicules de société au titre de la période du 1er octobre 2012 au 30 septembre 2015. Elle se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 13 avril 2023 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a rejeté son appel contre le jugement du tribunal administratif de Marseille du 12 mars 2021 rejetant sa demande tendant à la décharge de ces cotisations ainsi que des pénalités correspondantes. A l'appui de ce pourvoi, elle conteste, par un mémoire distinct, le refus, que lui a opposé cette cour, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité qu'elle a soulevée à l'encontre des dispositions de l'article 1010 du code général des impôts.
Sur le cadre juridique du litige :
2. D'une part, aux termes de l'article 1010 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige : " Les sociétés sont soumises à une taxe annuelle à raison des véhicules de tourisme qu'elles utilisent en France, quel que soit l'Etat dans lequel ils sont immatriculés, ou qu'elles possèdent et qui sont immatriculés en France. / () / La taxe n'est toutefois pas applicable aux véhicules destinés exclusivement soit à la vente, soit à la location de courte durée, soit à l'exécution d'un service de transport à la disposition du public, lorsque ces opérations correspondent à l'activité normale de la société propriétaire. () / Lorsqu'elle est exigible en raison des véhicules pris en location, la taxe est à la charge de la société locataire. Les conditions d'application du présent alinéa sont fixées par décret ". Aux termes du III de l'article 406 bis de l'annexe III à ce code, dans sa rédaction applicable au litige : " () En ce qui concerne toutefois les véhicules loués, la taxe n'est due que si la durée de la location excède une période d'un mois civil ou de trente jours consécutifs () ". Pour les véhicules dont la première mise en circulation intervient à compter du 1er juin 2004 et qui n'étaient pas possédés ou utilisés par la personne redevable avant le 1er janvier 2006, les dispositions de l'article 1010 du code général des impôts fixent le tarif de la taxe en fonction du taux d'émission de dioxyde de carbone. Pour les autres véhicules, le tarif applicable croît en fonction de la puissance fiscale du véhicule, exprimée en chevaux-vapeur. A compter du 30 mai 2014, s'ajoute une composante relative aux émissions de polluants atmosphériques, dont le tarif est déterminé en fonction du type de carburant et de l'année de première mise en circulation du véhicule.
3. D'autre part, aux termes du premier alinéa de l'article 1654 du même code : " Les établissements publics, les exploitations industrielles ou commerciales de l'Etat ou des collectivités locales () doivent sous réserve des dispositions des articles 133, 207, 208, 1040, 1382, 1394 et 1449 à 1463 acquitter, dans les conditions de droit commun, les impôts et taxes de toute nature auxquels seraient assujetties des entreprises privées effectuant les mêmes opérations() ".
4. Il résulte du premier alinéa de l'article 1010 du code général des impôts cité au point 2 que les sociétés sont soumises à une taxe annuelle à raison des véhicules de tourisme qu'elles utilisent en France, quel que soit l'Etat dans lequel ils sont immatriculés, ou qu'elles possèdent et qui sont immatriculés en France. Il en va de même, en vertu de l'article 1654 du même code cité au point 3, des personnes publiques exerçant une activité qui relève, eu égard à son objet ou aux conditions particulières dans lesquelles elle est exercée, d'une exploitation à caractère lucratif. Toutefois, en vertu du dernier alinéa de cet article 1010 et du III de l'article 406 bis de l'annexe III à ce code, la taxe due à raison de véhicules pris en location pour une durée qui excède une période d'un mois civil ou de trente jours consécutifs n'est due que par le locataire lorsqu'il est lui-même assujetti à la taxe en vertu du premier alinéa de ce même article 1010 ou de l'article 1654 précité.
Sur la contestation du refus de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité :
5. Les dispositions de l'article 23-2 de l'ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958 prévoient que, lorsqu'une juridiction relevant du Conseil d'Etat est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution, elle transmet au Conseil d'Etat la question de constitutionnalité ainsi posée à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et qu'elle ne soit pas dépourvue de caractère sérieux. Il résulte en outre des dispositions de l'article 23-5 de cette ordonnance que, lorsque le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est soulevé à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
6. La société Infocom France conteste le refus que lui a opposé le président de la 3ème chambre de la cour administrative d'appel de Marseille, par une ordonnance du 6 juillet 2021, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité qu'elle avait soulevée à l'encontre des dispositions de l'article 1010 du code général des impôts en tant qu'elles excluraient du bénéfice de l'exonération des loueurs de véhicules résultant de son dernier alinéa ceux dont le locataire n'est pas une société. Elle soutient que la différence de traitement instituée entre loueurs en fonction de la forme juridique du locataire serait sans rapport avec l'objectif poursuivi par la taxe et, par suite, méconnaîtrait les principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
7. Toutefois, il résulte de ce qui a été dit au point 4 que les loueurs de véhicules bénéficient de l'exonération résultant du dernier alinéa de l'article 1010 du code général des impôts à raison des véhicules loués tant à une société qu'à toute autre personne assujettie à cette taxe, de sorte que les dispositions contestées n'instituent une différence de traitement entre loueurs que selon que leur locataire est, ou non, lui-même assujetti à cette taxe, et non en fonction de la forme juridique de ce locataire. Cette différence de traitement, qui vise à éviter que des véhicules polluants mis en location ne soient taxés ni au nom du loueur, ni au nom du locataire, est justifiée par l'objectif d'intérêt général que la taxe a pour objet même de poursuivre, consistant à inciter à l'acquisition ou à l'utilisation de véhicules émettant moins de polluants atmosphériques.
8. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré d'une méconnaissance du principe d'égalité devant la loi n'est pas sérieux. Il en va de même de la méconnaissance alléguée du principe d'égalité devant les charges publiques, dès lors que le critère sur lequel s'est fondé le législateur pour définir le champ de l'exonération du loueur, tiré de la circonstance que le locataire est lui-même assujetti à cette taxe, présente un caractère objectif et rationnel au regard de l'objectif tendant à soumettre à cette taxe l'ensemble des véhicules polluants possédés ou utilisés par une personne entrant dans son champ.
9. Par suite, la société Infocom France n'est pas fondée à demander l'annulation de l'ordonnance par laquelle le président de la 3ème chambre de la cour administrative d'appel de Marseille a refusé de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité qu'elle a soulevée.
Sur les autres moyens du pourvoi :
10. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour juger que la société requérante ne pouvait bénéficier de l'exonération des loueurs résultant du dernier alinéa de l'article 1010 du code général des impôts, la cour s'est fondée sur la circonstance que les véhicules étaient utilisés par des collectivités territoriales, dont elle a estimé qu'elles ne se livraient pas à des activités industrielles ou commerciales au sens et pour l'application de l'article 1654 du code général des impôts, au motif que les véhicules étaient utilisés par leurs agents, ou pour le transport d'écoliers, de sportifs ou de personnes âgées, ou encore étaient mis à la disposition d'associations.
11. Il résulte de ce qui a été dit au point 4 que, pour déterminer si une société qui loue des véhicules à des personnes publiques bénéficie de l'exonération résultant du dernier alinéa de l'article 1010 du code général des impôts, il y a lieu de rechercher si ces personnes les utilisent pour les besoins d'activités qui relèvent, eu égard à leur objet ou aux conditions particulières dans lesquelles elles sont exercées, d'une exploitation à caractère lucratif les rendant redevables de la taxe. Par suite, en se fondant, pour refuser le bénéfice de cette exonération, sur les seules circonstances que les véhicules étaient utilisés par les agents des collectivités, ou pour des activités de transport, ou mis à la disposition d'associations, sans rechercher si ces activités présentaient un caractère lucratif, alors que la société requérante soutenait devant elle que les véhicules étaient utilisés pour des prestations payantes, la cour a commis une erreur de droit.
12. La société Infocom France est, par suite et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de son pourvoi, fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Infocom France au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : La contestation du refus de transmission au Conseil d'Etat de la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article 1010 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige, est rejetée.
Article 2 : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 13 avril 2023 est annulé.
Article 3 : L'affaire est renvoyée devant la cour administrative d'appel de Marseille.
Article 4 : L'Etat versera à la société Infocom France la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Infocom France et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 24 mai 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, conseillers d'Etat, M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire, et M. Bastien Lignereux, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 18 juin 2024.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Bastien Lignereux
La secrétaire :
Signé : Mme Fehmida Ghulam
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :
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