Tribunal administratif de Paris

Jugement du 14 juin 2024 n° 2325233

14/06/2024

Renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 2 novembre 2023 et 21 mai 2024, Mme A B, représentée par Me Krzisch, demande au tribunal :

1°) d'annuler la décision du 5 juin 2023 par laquelle la commission d'accès des personnes nées d'une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs (CAPADD) a rejeté sa demande relative à l'accès aux données identifiantes et non-identifiantes de son tiers-donneur ;

2°) d'enjoindre à la CAPADD, à titre principal, de lui fournir les données identifiantes et non-identifiantes de son tiers-donneur sous astreinte de 20 euros par jour de retard ou, à titre subsidiaire, de lui transmettre les données non-identifiantes de son tiers-donneur, sous astreinte de 50 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un mémoire distinct, enregistré le 8 novembre 2023, et un mémoire complémentaire, enregistré le 28 février 2024, Mme A B, représentée par Me Krzisch, demande au tribunal de transmettre au Conseil d'Etat, à fin de transmission au Conseil constitutionnel, la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution, des dispositions du VIII de l'article 5 de la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021.

Elle soutient que, en subordonnant, y compris en cas de décès, la délivrance par la CAPADD à la personne issue d'une assistance médicale à la procréation (AMP) réalisée antérieurement au 1er septembre 2022, date d'entrée en vigueur du dispositif issu du VIII de l'article 5 de la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, des données identifiantes et non-identifiantes du tiers donneur au consentement de celui-ci, ces dispositions méconnaissent les droits et obligations que la Constitution garantit, et notamment le droit au respect à la vie privée, le droit de mener une vie familiale normale, le principe d'égalité devant la loi et l'exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant.

Par un mémoire enregistré le 30 janvier 2024, la ministre du travail, de la santé et des solidarités conclut à ce qu'il n'y a pas lieu de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat.

Elle fait valoir que les dispositions du VIII de l'article 5 de la loi du 2 août 2021 ne sont pas applicables au litige, que les dispositions de l'article L. 2143-6 du code de la santé publique ont déjà fait l'objet d'une déclaration de conformité par le Conseil constitutionnel et que la question posée ne présente pas de caractère sérieux.

Les parties ont été invitées à transmettre leurs observations sur le point de savoir si, lorsqu'elle est saisie par une personne née d'un don de gamètes dans le cadre de la procédure prévue à l'article L. 2143-5 du code de la santé publique, la CAPADD est en situation de compétence liée pour rejeter une demande de transmission de données concernant le tiers donneur en l'absence de consentement exprès de ce dernier, y compris lorsqu'il est décédé.

Mme B a produit ses observations en réponse le 29 mai 2024.

La ministre du travail, de la santé et des solidarités a produit ses observations en réponse le 30 mai 2024.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1,

- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789,

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

- la convention internationale relative aux droits de l'enfant,

- l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 7 septembre 2023, n° 21424/16 et 45728/17 Gauvin-Fournis et Silliau c/ France,

- la décision du Conseil constitutionnel n° 2023-1052 QPC du 9 juin 2023,

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958,

- le code civil,

- le code de la santé publique,

- la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021,

- le décret n° 2022-1187 du 25 août 2022,

- le code de justice administrative.

Au cours de l'audience qui s'est tenue le 31 mai 2024, ont été entendus :

- le rapport de Mme Lambert, rapporteure,

- et les observations de Me Krzisch et de Me Balme-Leygues pour Mme B.

Une note en délibéré a été enregistrée le 31 mai 2024, à l'issue de l'audience, pour Mme B.

Considérant ce qui suit :

1. Mme B est née en 2001 d'une assistance médicale à la procréation par don de gamètes. Elle a saisi le 21 novembre 2022 la commission d'accès des personnes nées d'une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs (CAPADD) d'une demande de transmission des données identifiantes et non identifiantes de son tiers donneur. Par une décision du 5 juin 2023, la CAPADD a refusé de faire droit à sa demande en raison du décès du donneur sans que celui-ci ait exprimé au préalable son consentement. A l'appui de sa requête en annulation de cette décision, Mme B demande au tribunal de transmettre au Conseil d'Etat, à fin de transmission au Conseil constitutionnel, la question de la conformité au droit au respect à la vie privée et familiale, au principe constitutionnel d'égalité devant la loi et à l'exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant, des dispositions du VIII de l'article 5 de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, présenté dans un mémoire distinct et motivé, statue par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

3. Aux termes des dispositions de l'article L. 2143-6 du code de la santé publique " Une commission d'accès aux données non identifiantes et à l'identité du tiers donneur est placée auprès du ministre chargé de la santé. Elle est chargée : () / 6° De contacter les tiers donneurs qui n'étaient pas soumis aux dispositions du présent chapitre au moment de leur don, lorsqu'elle est saisie de demandes au titre de l'article L. 2143-5, afin de solliciter et de recueillir leur consentement à la communication de leurs données non identifiantes et de leur identité ainsi qu'à la transmission de ces données à l'Agence de la biomédecine. ". Aux termes des dispositions transitoires du VIII de l'article 5 de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique : " () / B.- Les tiers donneurs dont les embryons ou les gamètes sont utilisés jusqu'à la date fixée par le décret prévu au C du VII du présent article peuvent manifester auprès de la commission mentionnée à l'article L. 2143-6 du code de la santé publique leur accord à la transmission aux personnes majeures nées de leur don de leurs données non identifiantes d'ores et déjà détenues par les organismes et établissements mentionnés au troisième alinéa de l'article L. 2142-1 du même code ainsi que leur accord à la communication de leur identité en cas de demande par ces mêmes personnes. / () / D.- Les personnes majeures conçues par assistance médicale à la procréation avec tiers donneur à partir des embryons ou des gamètes utilisés jusqu'à la date fixée par le décret prévu au C du VII du présent article [soit le 31 mars 2025] peuvent se manifester, si elles le souhaitent, auprès de la commission mentionnée à l'article L. 2143-6 du code de la santé publique pour demander l'accès aux données non identifiantes du tiers donneur détenues par les organismes et établissements mentionnés au troisième alinéa de l'article L. 2142-1 du même code et, le cas échéant, à l'identité de ce tiers donneur. / E. La commission mentionnée à l'article L. 2143-6 du code de la santé publique fait droit aux demandes d'accès aux données non identifiantes et à l'identité du tiers donneur qui lui parviennent en application du D du présent VIII si le tiers donneur s'est manifesté conformément au B. / () / G.-Les B et D du présent VIII sont applicables le premier jour du treizième mois suivant la promulgation de la présente loi. ".

4. En premier lieu, d'une part, il ressort des pièces du dossier que la CAPADD, à laquelle Mme B a adressé sa demande sans préciser le cadre juridique dans lequel elle se plaçait, n'a pas mentionné, dans la décision attaquée, les dispositions dont elle faisait application. D'autre part, il est constant que la requérante, qui est née en 2001 et s'est manifestée auprès de la CAPADD le 21 novembre 2022, entre dans le champ d'application du D du VIII de l'article 5 précité. Enfin, les dispositions du E du même paragraphe, selon lesquelles la CAPADD fait droit aux demandes d'accès présentées en application du D lorsque le tiers donneur a manifesté son accord, ont, s'agissant particulièrement des tiers donneurs décédés qui ne peuvent plus ni se faire connaître spontanément ni être contactés, une portée équivalente à celles du 6° de l'article L. 2143-6 précitées. Par suite, contrairement à ce que soutient la ministre du travail, de la santé et des solidarités, les dispositions du VIII de l'article 5 de la loi du 2 août 2021 sont applicables au litige.

5. En deuxième lieu, il est constant que le Conseil constitutionnel, par sa décision QPC n° 2023-1052 du 9 juin 2023, a déclaré conforme à la Constitution la première phrase du 6° de l'article L. 2143-6 du code de la santé publique, sous la réserve que les dispositions contestées ne sauraient avoir pour effet, en cas de refus, de soumettre le tiers donneur à des demandes répétées émanant d'une même personne. Toutefois, il résulte des motifs de cette décision, et notamment de l'analyse de la question prioritaire de constitutionnalité aux paragraphes 2, 3 et 14, que le Conseil constitutionnel n'a examiné que les dispositions permettant à la CAPADD de contacter le tiers donneur en vue de recueillir son consentement à la communication de ses données non identifiantes et de son identité, sans se prononcer sur l'impossibilité, pour cette commission, de faire droit aux demandes d'accès en l'absence d'accord du tiers donneur. Par suite, et en tout état de cause, les dispositions litigieuses ne peuvent être regardées comme ayant déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

6. En troisième lieu, Mme B soutient que, en subordonnant la communication des données, notamment non identifiantes, au consentement exprès d'un tiers donneur, même lorsque ce dernier est décédé, le législateur a porté une atteinte disproportionnée à son droit au respect à la vie privée et familiale et au principe constitutionnel d'égalité devant la loi, garantis par les articles 2 et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ainsi qu'à l'exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant, garanti par l'alinéa 10 du Préambule de la Constitution de 1946. Ces moyens soulèvent une question qui n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

7. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

D E C I D E :

Article 1er : La question de la conformité à la Constitution du VIII de l'article 5 de la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique est transmise au Conseil d'Etat.

Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête de Mme B jusqu'à la réception de la décision du Conseil d'Etat ou, s'il a été saisi, jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à Mme A B et à la ministre du travail, de la santé et des solidarités.

Copie en sera adressée à la commission d'accès des personnes nées d'une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs.

Délibéré après l'audience du 31 mai 2024, à laquelle siégeaient :

Mme Weidenfeld, présidente de section,

M. Delesalle, vice-président de section,

Mme Marzoug, vice-présidente de section,

Mme Lambert, première conseillère,

Mme Deniel, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 juin 2024.

La rapporteure,

F. Lambert

La présidente,

K. WeidenfeldLa greffière,

K. Bak-Piot

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

No 2325233/6

Code publication

C