Tribunal administratif de Montreuil

Jugement du 13 juin 2024 n° 2218064

13/06/2024

Renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 19 décembre 2022 et 15 mars 2024, le fonds de dotation Apogée, dont le siège social est situé 7 place du 11 novembre 1918 à Bobigny (93), représenté par Me Devers, demande au tribunal :

1°) d'annuler la décision du 19 octobre 2022 par laquelle le préfet de la Seine-Saint-Denis a suspendu son activité pour une durée de six mois ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 février 2023, le préfet de la Seine-Saint-Denis conclut au rejet de la requête du fonds de dotation Apogée.

Par un mémoire distinct, enregistré le 26 mars 2024, le fonds de dotation Apogée demande au tribunal administratif, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête, de sursoir à statuer et transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du VII de l'article 140 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie.

Il soutient que ces dispositions, qui prévoient la possibilité, pour l'autorité administrative, de suspendre l'activité d'un fonds de dotation en cas de " dysfonctionnements grave ", dans leur version applicable du 24 mai 2019 au 25 août 2021, ou de simples " dysfonctionnements " dans la version en vigueur depuis le 26 août 2021, méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines garanti par l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 34 de la Constitution, dans des conditions affectant la liberté d'association et le droit de propriété, faute pour le législateur d'avoir défini avec suffisamment de précision le terme " dysfonctionnements ".

Par une ordonnance du 15 mars 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 9 avril 2024.

Un mémoire, produit par le préfet de la Seine-Saint-Denis et enregistré le 22 mai 2024, postérieurement à la clôture de l'instruction, n'a pas été communiqué.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, notamment son article 140 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Dupuy-Bardot, rapporteure,

- les conclusions de M. Breuille, rapporteur public,

- et les observations de M. B A, directeur de la citoyenneté et de la légalité, représentant le préfet de la Seine-Saint-Denis.

Le fonds de dotation " Apogée " n'était pas représenté.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. "

2. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux. Le second alinéa de l'article 23-2 de la même ordonnance précise que : " En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'Etat (...) ".

3. Aux termes du VII de l'article 140 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, en vigueur jusqu'au 26 août 2021 : " (...) Si l'autorité administrative constate des dysfonctionnements graves affectant la réalisation de l'objet du fonds de dotation, elle peut, après mise en demeure non suivie d'effet, décider, par un acte motivé qui fait l'objet d'une publication au Journal officiel, de suspendre l'activité du fonds pendant une durée de six mois au plus ou, lorsque la mission d'intérêt général n'est plus assurée, de saisir l'autorité judiciaire aux fins de sa dissolution ". Depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, le quatrième alinéa du VII du même article prévoit la possibilité, pour l'autorité administrative, de suspendre l'activité d'un fonds de dotation notamment en cas de " dysfonctionnements affectant la réalisation " de son objet.

4. Le fonds de dotation requérant soutient que les dispositions du VII de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie méconnaissent le principe de légalité des délits résultant de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, faute pour le législateur d'avoir défini avec suffisamment de précision les " dysfonctionnements " susceptibles de conduire l'autorité administrative à suspendre l'activité d'un fonds de dotation. Il soutient également que ces dispositions législatives méconnaissent l'article 34 de la Constitution, en tant qu'elles sont entachées d'incompétence négative du législateur et portent atteinte au droit de propriété et à la liberté d'association.

5. Les dispositions du VII de l'article 140 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie sont applicables au présent litige, qui porte sur la suspension du fonds de dotation " Apogée " que le préfet de la Seine-Saint-Denis a prononcée sur leur fondement. Ces dispositions n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Le moyen tiré de ce que ces dispositions portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment au principe de légalité des délits résultant de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, pose une question qui n'est pas dépourvue de caractère sérieux. Ainsi, il y a lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

D E C I D E :

Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des dispositions du VII de l'article 140 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie est transmise au Conseil d'État.

Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête du fonds de dotation " Apogée " jusqu'à la réception de la décision du Conseil d'État ou, s'il a été saisi, jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié au fonds de dotation " Apogée " et au préfet de la Seine-Saint-Denis.

Délibéré après l'audience du 23 mai 2024, à laquelle siégeaient :

M. Romnicianu, président,

Mme Dupuy-Bardot, première conseillère,

Mme Boucetta, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 13 juin 2024.

La rapporteure,

N. Dupuy-Bardot

Le président,

M. Romnicianu

Le greffier,

Y. El Mamouni

La République mande et ordonne au préfet de la Seine-Saint-Denis en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.