Tribunal administratif de Montreuil

Jugement du 6 juin 2024 n° 2112131

06/06/2024

Irrecevabilité

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés le 2 septembre 2021, le 2 mars 2022 et le 6 juillet 2023, la société anonyme (SA) BNP Paribas Real Estate, représentée par Mme A, demande au tribunal :

1°) de prononcer, à titre principal, la restitution de la cotisation de taxe sur les salaires qu'elle a acquittée au titre de l'année 2019 pour un montant de 451 513 euros et, à titre subsidiaire, la restitution de cette même cotisation pour un montant de 402 257 euros ;

2°) de mettre à la charge de l'État la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

­ l'article 4, paragraphe 1, de la directive mère-fille s'oppose à la prise en compte des dividendes éligibles au régime mère-fille au numérateur du rapport d'assujettissement à la taxe sur les salaires, dans la mesure où l'exonération que prévoit la directive prohibe toutes les formes indirectes de taxation et que l'administration fiscale ne peut ainsi rompre le principe de confiance légitime en procédant à une telle taxation des dividendes au titre de la taxe sur les salaires ;

­ l'assujettissement à la taxe sur les salaires des dividendes éligibles au régime mère-fille est de nature à créer une discrimination contraire aux principes constitutionnels de l'égalité devant la loi et devant les charges publiques, selon que ces dividendes proviennent de sociétés établies en France ou en dehors de l'Union européenne et de sociétés établies au sein de l'Union européenne ;

­ cette situation crée en tout état de cause une discrimination par ricochet contraire aux stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales combinées à l'article 1er de son premier protocole additionnel ;

­ à titre subsidiaire, les dividendes ont vocation, dans tous les cas, à continuer à figurer au dénominateur du rapport d'assujettissement à la taxe sur les salaires.

Par un mémoire en défense et des mémoires, enregistrés le 23 décembre 2021, le 11 avril 2022 et le 31 août 2023, ce dernier mémoire n'ayant pas été communiqué, la directrice chargée de la direction des grandes entreprises conclut au rejet de la requête, en soutenant que les moyens qu'elle comporte ne sont pas fondés.

Une ordonnance du 10 juillet 2023 a fixé la clôture d'instruction au 1er septembre 2023.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

­ la Constitution ;

­ la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

­ la directive 2011/96/UE du Conseil du 30 novembre 2011 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents ;

­ l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

­ le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

­ le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

­ le rapport de M. Doyelle, premier conseiller,

­ et les conclusions de M. Iss, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. La SA BNP Paribas Real Estate, qui exerce une activité d'établissement de crédit, a acquitté spontanément au titre de l'année 2019 la taxe sur les salaires sur les rémunérations versées à raison du rapport existant entre le chiffre d'affaires qui n'a pas été passible de la taxe sur la valeur ajoutée et le chiffre d'affaires total. Par une réclamation reçue le 18 décembre 2020, la société a sollicité auprès de la direction des grandes entreprises le dégrèvement partiel de cette taxe au motif que les dividendes éligibles au régime mère-fille qui doivent être exonérés de toute forme d'imposition ne peuvent pas figurer au numérateur du rapport d'assujettissement pour le calcul de la taxe sur les salaires. Sa réclamation contentieuse ayant, sur ce point, été rejetée le 13 juillet 2021, la société requérante demande principalement au tribunal la restitution de la cotisation de taxe sur les salaires qu'elle a acquittée au titre de l'année 2019 pour un montant de 451 513 euros.

Sur l'atteinte à la directive mère-fille et à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

2. D'une part, aux termes du 3ème objectif de la directive 2011/96/UE du 30 novembre 2011 susvisée : " L'objectif de la présente directive est d'exonérer de retenue à la source les dividendes et autres bénéfices distribués par des filiales à leur société mère, et d'éliminer la double imposition de ces revenus au niveau de la société mère. " Aux termes de l'article 2 de cette directive : " Aux fins de l'application de la présente directive, on entend par : / a) " société d'un État membre " : toute société : / i) qui revêt une des formes énumérées à l'annexe I, partie A ; () / iii) qui, en outre, est assujettie, sans possibilité d'option et sans en être exonérée, à l'un des impôts énumérés à l'annexe I, partie B, ou à tout autre impôt qui viendrait se substituer à l'un de ces impôts () ". Aux termes de l'article 4 de cette directive : " 1. Lorsqu'une société mère ou son établissement stable perçoit, au titre de l'association entre la société mère et sa filiale, des bénéfices distribués autrement qu'à l'occasion de la liquidation de cette dernière, l'État membre de la société mère et l'État membre de son établissement stable : / a) soit s'abstiennent d'imposer ces bénéfices ; / b) soit les imposent tout en autorisant la société mère et l'établissement stable à déduire du montant de leur impôt la fraction de l'impôt sur les sociétés afférente à ces bénéfices et acquittée par la filiale et toute sous-filiale, à condition qu'à chaque niveau la société et sa sous-filiale relèvent des définitions de l'article 2 et respectent les exigences prévues à l'article 3, dans la limite du montant dû de l'impôt correspondant () ". Aux termes de l'article 5 de cette directive : " Les bénéfices distribués par une filiale à sa société mère sont exonérés de retenue à la source. "

3. D'autre part, aux termes de l'article 231 du code général des impôts : " 1. Les sommes payées à titre de rémunérations aux salariés sont soumises à une taxe au taux de 4,25 %. Les sommes prises en compte sont celles retenues pour la détermination de l'assiette de la contribution prévue à l'article L. 136-1 du code de la sécurité sociale, à l'exception des avantages mentionnés aux I des articles 80 bis et 80 quaterdecies du présent code. () Cette taxe est à la charge des entreprises et organismes qui emploient ces salariés (), qui paient ces rémunérations lorsqu'ils ne sont pas assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée ou ne l'ont pas été sur 90 % au moins de leur chiffre d'affaires au titre de l'année civile précédant celle du paiement desdites rémunérations. L'assiette de la taxe due par ces personnes ou organismes est constituée par une partie des rémunérations versées, déterminée en appliquant à l'ensemble de ces rémunérations le rapport existant, au titre de cette même année, entre le chiffre d'affaires qui n'a pas été passible de la taxe sur la valeur ajoutée et le chiffre d'affaires total. Le chiffre d'affaires qui n'a pas été assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée en totalité ou sur 90 p. 100 au moins de son montant, ainsi que le chiffre d'affaires total mentionné au dénominateur du rapport s'entendent du total des recettes et autres produits, y compris ceux correspondant à des opérations qui n'entrent pas dans le champ d'application de la taxe sur la valeur ajoutée. Le chiffre d'affaires qui n'a pas été passible de la taxe sur la valeur ajoutée mentionné au numérateur du rapport s'entend du total des recettes et autres produits qui n'ont pas ouvert droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée. "

4. Il résulte, d'une part, des dispositions précitées que la directive 2011/96/UE du 30 novembre 2011 a pour objet d'interdire l'application d'une retenue à la source à la distribution des bénéfices distribués par les sociétés filiales à leur société mère à l'exception des charges se rapportant à cette participation. L'annexe I partie B de cette directive mentionne les sociétés qui acquittent l'impôt sur les sociétés en France pour déterminer le champ d'application de cette directive. Il résulte, d'autre part, des dispositions de l'article 231 du code général des impôts que la base d'imposition de la taxe sur les salaires est distincte de celle de l'impôt sur les sociétés et est uniquement régie par la loi fiscale interne. Dans ces conditions, la taxe sur les salaires, qui n'a pas pour assiette les bénéfices distribués par des filiales à leur société mère, mais qui est prélevée en fonction d'un rapport d'assujettissement applicable aux rémunérations versées par l'employeur à hauteur du chiffre d'affaires qui n'a pas été soumis à la taxe sur la valeur ajoutée sur le chiffre d'affaires total, n'entre pas dans le champ d'application de cette directive, sans qu'il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. Il suit de là que le moyen tiré de ce que l'inclusion dans l'assiette de la taxe sur les salaires des dividendes exonérés en application de la directive 2011/96/UE du 30 novembre 2011 méconnaît les stipulations précitées de cette directive est inopérant. Par suite, le moyen conditionnel tiré de ce qu'en cas de contrariété avec cette directive de l'inclusion dans le calcul de la taxe sur les salaires des dividendes versés par une société établie dans un autre État de l'Union européenne, l'imposition à la taxe sur les salaires des dividendes versées par des filiales établies en France ou hors de l'Union européenne à une société mère française serait contraire aux stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales combinées à l'article 1er de son premier protocole additionnel doit être écarté. De même, contrairement à ce que soutient la société requérante, l'administration n'ayant pas à laisser inappliquées les dispositions de l'article 231 du code général des impôts pour assurer le plein effet de l'exonération communautaire des dividendes susmentionnées, en l'absence de contrariété de ces dispositions nationales avec la directive mère-fille, le moyen tiré de la méconnaissance du principe de confiance légitime doit en tout état de cause être écarté.

Sur l'atteinte aux principes constitutionnels d'égalité devant la loi et devant les charges publiques :

5. Aux termes de l'article R. 771-3 du code de justice administrative : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est soulevé, conformément aux dispositions de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, à peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Ce mémoire, ainsi que, le cas échéant, l'enveloppe qui le contient, portent la mention : "question prioritaire de constitutionnalité". " Aux termes de l'article R. 771-4 du même code : " L'irrecevabilité tirée du défaut de présentation, dans un mémoire distinct et motivé, du moyen visé à l'article précédent peut être opposée sans qu'il soit fait application des articles R. 611-7 et R. 612-1. "

6. Le moyen tiré de ce que l'assujettissement à la taxe sur les salaires des dividendes éligibles au régime mère-fille est de nature à créer une discrimination contraire aux principes constitutionnels de l'égalité devant la loi et devant les charges publiques n'a pas été soulevé dans un mémoire distinct, en méconnaissance des dispositions ci-dessus reproduites de l'article R. 771-3 du code de justice administrative. Ce moyen est par suite irrecevable.

7. En tout état de cause, il résulte de l'instruction que le Conseil constitutionnel a validé la conformité de l'article 231 du code général des impôts par une décision n° 2010-28 QPC du 17 septembre 2010. À cet égard, ainsi qu'il a été dit précédemment, la société requérante ne peut pas utilement soutenir que l'inclusion du montant des dividendes exonérés au rapport d'assujettissement de la taxe sur les salaires porte atteinte à la directive mère-fille et, dès lors, comme elle l'invoque, que la jurisprudence européenne postérieure à la décision du Conseil constitutionnel constituerait, au sens du 2° de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, un changement de circonstance nécessitant de réviser la décision de Conseil constitutionnel.

8. Il résulte de ce qui précède que les conclusions à fin de restitution présentées par la société requérante doivent être rejetées, y compris les conclusions présentées à titre subsidiaire, l'administration n'ayant en tout état de cause pas contesté l'inclusion des dividendes au dénominateur du rapport d'assujettissement pour le calcul de la taxe sur les salaires. L'État n'étant pas la partie perdante à l'instance, les conclusions de la société requérante tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent également être rejetées.

D É C I D E :

Article 1er : La requête de la SA BNP Paribas Real Estate est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à la société anonyme BNP Paribas Real Estate et à la directrice chargée de la direction des grandes entreprises.

Délibéré après l'audience du 16 mai 2024, à laquelle siégeaient :

­ M. Toutain, président,

­ M. Doyelle, premier conseiller,

­ M. David, conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 juin 2024.

Le rapporteur,Le président,G. DoyelleE. Toutain La greffière,C. Yen Pon

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.