Tribunal administratif de Grenoble

Jugement du 4 juin 2024 n° 2106928

04/06/2024

Irrecevabilité

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 18 octobre 2021, M. C D demande au tribunal :

1°) d'annuler l'arrêté du 17 août 2021 par lequel le président du conseil d'administration du service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie l'a suspendu, à compter du 17 août 2021, de ses fonctions d'adjudant-chef de sapeurs-pompiers professionnels dans l'intérêt du service pour un motif d'ordre public lié à la protection de la santé des personnes ;

2°) d'enjoindre au service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie de procéder à sa réintégration au jour du jugement et de procéder au rappel de sa rémunération pour la période correspondant à la durée de la suspension ;

3°) de mettre à la charge du service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie une somme de 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la requête est recevable ;

- l'arrêté a été signé par une autorité incompétente ;

- des incertitudes scientifiques pèsent sur l'efficience des vaccins anti-covid 19 ; le renouvellement des autorisations de mise sur le marché délivrées aux vaccins anti-covid 19 pose question ;

- la décision attaquée est entachée d'un vice de procédure en ce que les administrations ont l'obligation d'informer préalablement leurs agents des conséquences du non-respect de cette obligation vaccinale ; une mesure de suspension ne peut pas être notifiée à l'agent sans information préalable relative aux différentes possibilités de régulariser sa situation ;

- la mesure de suspension sans rémunération ne se rattache pas à des procédures existantes en droit de la fonction publique ; elle n'aurait pas dû être infligée au regard de l'avis rendu par la section sociale du Conseil d'État le 19 juillet 2021 sur le projet de loi relatif à l'adaptation de nos outils de gestion de la crise sanitaire ;

- le service départemental d'incendie et de secours a décidé de lui infliger une quasi-sanction disciplinaire ; la décision peut constituer une sanction déguisée ; la suspension a été décidée sans qu'il ait commis la moindre faute ; aucune procédure disciplinaire n'a été engagée à son encontre ; il n'a pas bénéficié de la protection due à tout agent dans le cadre d'une procédure disciplinaire ;

- la décision attaquée est disproportionnée par rapport à l'objectif d'intérêt général qu'elle poursuit ;

- l'arrêté méconnaît le principe d'égalité de traitement entre agents publics.

Par un mémoire en défense, enregistré le 21 février 2022, le service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 26 août 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 19 septembre 2022.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;

- la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Vial-Pailler, président,

- les conclusions de M. Argentin, rapporteur public,

- et les observations de Me Rey, représentant le service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie.

Considérant ce qui suit :

1. Par l'arrêté attaqué du 17 août 2021, le président du conseil d'administration du service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie a suspendu de ses fonctions, à compter du 17 août 2021, M. C D, adjudant-chef de sapeurs-pompiers professionnels, dans l'intérêt du service pour un motif d'ordre public lié à la protection de la santé des personnes.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

2. Aux termes de l'article 12 de la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire : " I. - Doivent être vaccinés, sauf contre-indication médicale reconnue, contre la COVID-19 : [] 6° Les sapeurs-pompiers et les marins-pompiers des services d'incendie et de secours [] ". L'article 13 de la même loi dispose quant à lui que : " I. - Les personnes mentionnées au I de l'article 12 établissent : 1° Satisfaire à l'obligation de vaccination en présentant le certificat de statut vaccinal prévu au second alinéa du II du même article 12. Par dérogation au premier alinéa du présent 1°, peut être présenté, pour sa durée de validité, le certificat de rétablissement prévu au second alinéa du II de l'article 12. [] 2° Ne pas être soumises à cette obligation en présentant un certificat médical de contre-indication [] ". Aux termes de l'article 14 de cette loi : " I. - A. - A compter du lendemain de la publication de la présente loi et jusqu'au 14 septembre 2021 inclus, les personnes mentionnées au I de l'article 12 ne peuvent plus exercer leur activité si elles n'ont pas présenté les documents mentionnés au I de l'article 13 ou, à défaut, le justificatif de l'administration des doses de vaccins requises par le décret mentionné au II de l'article 12 ou le résultat, pour sa durée de validité, de l'examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19 prévu par le même décret. B. - A compter du 15 septembre 2021, les personnes mentionnées au I de l'article 12 ne peuvent plus exercer leur activité si elles n'ont pas présenté les documents mentionnés au I de l'article 13 ou, à défaut, le justificatif de l'administration des doses de vaccins requises par le décret mentionné au II de l'article 12. [] III. - Lorsque l'employeur constate qu'un agent public ne peut plus exercer son activité en application du I, il l'informe sans délai des conséquences qu'emporte cette interdiction d'exercer sur son emploi ainsi que des moyens de régulariser sa situation. L'agent public qui fait l'objet d'une interdiction d'exercer peut utiliser, avec l'accord de son employeur, des jours de congés payés. A défaut, il est suspendu de ses fonctions ou de son contrat de travail. / La suspension mentionnée au premier alinéa du présent III, qui s'accompagne de l'interruption du versement de la rémunération, prend fin dès que l'agent public remplit les conditions nécessaires à l'exercice de son activité prévues au I []. La dernière phrase du deuxième alinéa du présent III est d'ordre public ".

3. En premier lieu, l'arrêté attaqué a été signé par M. A B, directeur départemental des services d'incendie et de secours de la Haute-Savoie, qui disposait d'une délégation de signature à cette fin, consentie par arrêté du 6 juillet 2021, régulièrement publié. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence du signataire de cet acte, qui manque en fait, doit être écarté.

4. En deuxième lieu, il résulte du III de l'article 14 précédemment cité, lequel a fixé une procédure préalable à l'édiction d'une mesure de suspension, que l'employeur, qui constate que l'agent ne peut plus exercer son activité en application du I du même article, l'informe sans délai, avant de prononcer une telle mesure de suspension, des conséquences qu'emporte cette interdiction d'exercer sur son emploi ainsi que des moyens de régulariser sa situation et le cas échéant d'utiliser, avec l'accord de son employeur, des jours de congés payés. Cette information, qui doit intervenir à compter du constat d'impossibilité d'exercer de l'agent, est nécessairement personnelle et préalable à l'édiction de la mesure de suspension.

5. Il ne ressort pas des pièces du dossier que le service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie ait informé personnellement M. D de l'interdiction d'exercer dont il faisait l'objet, ainsi que des conséquences sur sa situation personnelle et des modalités de régulariser sa situation. Toutefois, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie. Or, en l'espèce, il ressort des pièces du dossier que le service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie a informé l'ensemble de ses personnels, par un communiqué interne du 2 août 2021 et une note de service du 11 août 2021, des conséquences qu'emportait cette interdiction d'exercer sur leur emploi ainsi que des moyens de régulariser leur situation et M. D ne conteste pas en avoir eu connaissance par ce biais. Dans ces conditions, ce vice de procédure n'a ni privé l'intéressé d'une garantie, ni exercé d'influence sur la décision de suspension.

6. En troisième lieu, il résulte des dispositions citées au point 2 que toute personne soumise à l'obligation vaccinale qu'elles instituent et refusant de s'y conformer se place dans l'impossibilité de poursuivre son activité professionnelle et est suspendue sans rémunération. Il ressort des énonciations de l'arrêté en litige qu'il a été pris sur le fondement de ces dispositions. La circonstance que le Conseil d'Etat aurait émis des réserves lors de l'examen du projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire, qui ne constitue pas un moyen de droit, est sans incidence sur la légalité de la décision. Dès lors, M. D n'est pas fondé à soutenir que l'arrêté attaqué serait dépourvu de base légale.

7. En quatrième lieu, il ressort des énonciations de la décision en litige qu'elle a été prise sur le fondement des dispositions mentionnées au point 2. Cette mesure de suspension sans rémunération, que l'employeur met en œuvre lorsqu'il constate que l'agent public concerné ne peut plus exercer son activité en application du I de l'article 14 de la loi du 5 août 2021, s'analyse comme une mesure prise dans l'intérêt de la santé publique, destinée à lutter contre la propagation de l'épidémie de Covid-19 dans un objectif de maîtrise de la situation sanitaire, et n'a pas vocation à sanctionner un éventuel manquement ou agissement fautifs commis par cet agent, qui demeure par ailleurs soumis aux dispositions relatives aux droits et obligations conférés aux agents publics, particulièrement à celles de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983. Reposant sur un régime juridique propre, cette mesure de suspension, qui constate le non-respect par l'agent de l'obligation vaccinale imposée par le dispositif légal en vigueur, est limitée à la période au cours de laquelle l'agent s'abstient de se conformer aux obligations qui sont les siennes en applications des dispositions précitées. Dès lors, elle n'a pas le caractère d'une sanction administrative nécessitant que soient mises en œuvre les garanties procédurales attachées à la procédure disciplinaire ou aux droits de la défense et n'a pas davantage la nature d'une mesure prise en considération de la personne justifiant le respect d'une procédure contradictoire préalable. Dans ces conditions, les moyens tirés de ce que cette suspension présenterait le caractère d'une sanction alors qu'il n'a commis aucune faute, qu'aucune procédure disciplinaire n'a été engagée à son encontre et qu'il n'a pas bénéficié des protections dues à tout agent dans le cadre d'une telle procédure, sont inopérants et doivent être écartés.

8. Le requérant se prévaut du caractère non adapté, ni nécessaire, ni proportionné de la mesure critiquée, celle-ci ayant été prise par l'autorité territoriale, en dépit d'incertitudes scientifiques et juridiques pesant sur l'efficience des vaccins anti-Covid 19, de la méconnaissance du principe d'égalité de traitement entre agents publics, de l'absence de contrôle de constitutionnalité du dispositif de contrainte imposé aux sapeurs-pompiers.

9. Toutefois, le requérant conteste en réalité le principe même de l'obligation vaccinale posé, pour certaines catégories d'agents publics, par la loi du 5 août 2021. Le moyen que le requérant entend soulever, tiré de l'inconstitutionnalité de cette loi, n'a pas été présenté dans un mémoire distinct, conformément aux dispositions prévues par l'article R. 771-3 du code de justice administrative relatives à la question prioritaire de constitutionnalité. Il est, par suite, irrecevable et ne peut dès lors qu'être écarté. Au surplus, et en tout état de cause, les dispositions de la loi du 5 août 2021 dont le requérant invoque l'inconstitutionnalité ont été déclarés conformes à la constitution par une décision n°2021-824 du 5 août 2021 du conseil constitutionnel.

10. Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit. L'obligation vaccinale et la liste des catégories de personnes qui en relèvent résultent de la loi elle-même et non de la décision en litige et il n'appartient pas au juge administratif, en dehors des cas et conditions prévus par le chapitre II bis du titre II de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, relatif à la question prioritaire de constitutionnalité, d'apprécier la conformité de dispositions législatives aux exigences constitutionnelles.

11. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie coronavirus 19 ou Covid-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d'urgence de santé publique de portée internationale par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) le 30 janvier 2020, puis pandémie le 11 mars 2020. En l'état des connaissances disponibles, la vaccination réduit de 95% le risque d'hospitalisation, réduit de plus de 60% le risque d'infection et les risques de circulation du virus sont également réduits lorsqu'une personne est vaccinée. L'article 12 de la loi du 5 août 2021 a défini le champ de l'obligation de vaccination contre la covid-19 en retenant, notamment, un critère géographique pour y inclure les personnes exerçant leur activité dans un certain nombre d'établissements, notamment les services d'incendie et de secours, ainsi qu'un critère professionnel pour y inclure les professionnels de santé afin, à la fois, de protéger les personnes accueillies par ces établissements qui présentent une vulnérabilité particulière au virus de la covid-19 et d'éviter la propagation du virus par les professionnels de santé dans l'exercice de leur activité qui, par nature, peut les conduire à soigner des personnes vulnérables ou ayant de telles personnes dans leur entourage. Par ailleurs, l'article 13 de la même loi du 5 août 2021 prévoit que l'obligation de vaccination ne s'applique pas aux personnes qui présentent un certificat médical de contre-indication ainsi que, pendant la durée de sa validité, aux personnes disposant d'un certificat de rétablissement. Ainsi, les dispositions des articles 12 et 14 de la loi du 5 août 2021, fondement de la décision attaquée, ont apporté au droit au respect de la vie privée une restriction justifiée par l'objectif d'amélioration de la couverture vaccinale en vue de la protection de la santé publique et proportionnée à ce but. Eu égard à l'objectif de santé publique poursuivi, en prenant la décision contestée en application des articles 12, 13 et 14 de la loi du 5 août 2021, le président du conseil d'administration du service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie n'a pas entaché sa décision d'une erreur manifeste d'appréciation.

12. Le présent jugement, qui rejette les conclusions à fin d'annulation, n'appelle pas de mesures d'exécution. Par suite, les conclusions à fin d'injonction doivent être rejetées.

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 font obstacle à ce qu'il en soit fait application à l'encontre du service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.

D E C I D E :

Article 1 : La requête de M. D est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à M. C D et au service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie.

Délibéré après l'audience du 9 avril 2024, à laquelle siégeaient :

M. Vial-Pailler, président,

Mme Frapolli, première conseillère,

Mme Fourcade, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 4 juin 2024.

Le président-rapporteur,

C. VIAL-PAILLER

L'assesseure la plus ancienne dans l'ordre du tableau,

I. FRAPOLLI

 

Le greffier,

G. MORAND

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N°2106928

Code publication

C