Conseil constitutionnel

Décision n° 2024-1091/1092/1093 QPC du 28 mai 2024

28/05/2024

Non conformité totale

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 1er mars 2024 par la Cour de cassation (deuxième chambre civile, arrêts nos 272, 274 et 275 du 29 février 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, de trois questions prioritaires de constitutionnalité. Ces questions ont été respectivement posées pour MM. Diabe S., Cheickna F. et Bakary B. par Me Xavier Courteille, avocat au barreau de Paris. Elles ont été enregistrées au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous les nos 2024–1091 QPC, 2024–1092 QPC et 2024–1093 QPC. Elles sont relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du deuxième alinéa de l’article 3 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France.

Au vu des textes suivants :

– la Constitution ;

– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

– le code civil ;

– le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;

– la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique ;

– la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France ;

– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

– les observations présentées pour la société Propolys, partie aux litiges à l’occasion desquels les questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées, par Me Bertrand Loubeyre, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 19 mars 2024 ;

– les observations présentées pour les requérants ainsi que pour le syndicat Confédération nationale des travailleurs – Solidarité ouvrière du nettoyage et autres, parties aux instances à l’occasion desquelles les questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées, par la SARL Thouvenin, Coudray, Grévy, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 20 mars 2024 ;

– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;

– les observations en intervention présentées pour le Conseil national des barreaux par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées les 19 et 20 mars 2024 ;

– les observations en intervention présentées pour l’association Conférence des bâtonniers de France par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 20 mars 2024 ;

– les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Manuela Grévy, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et Me Courteille, pour les requérants et les parties aux instances à l’occasion desquelles les questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées, Me Florence Farabet-Rouvier, avocate au barreau de Paris, pour la société Mistertemp Gestion Industrie, partie aux litiges à l’occasion desquels les questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées, Me Loubeyre, pour la société Propolys, Me Thomas Lyon–Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les deux parties intervenantes, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 22 mai 2024 ;

Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 24 mai 2024 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. Il y a lieu de joindre les trois questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.

2. Le deuxième alinéa de l’article 3 de la loi du 10 juillet 1991 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction résultant de la loi du 7 mars 2016 mentionnée ci-dessus, prévoit :

« Les personnes de nationalité étrangère résidant habituellement et régulièrement en France sont également admises au bénéfice de l’aide juridictionnelle ».

3. Les requérants, rejoints par les parties aux instances à l’occasion desquelles les questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées et par les parties intervenantes, reprochent à ces dispositions de subordonner pour les étrangers le bénéfice de l’aide juridictionnelle à la régularité de leur séjour en France. En excluant par principe les étrangers en situation irrégulière du bénéfice de cette aide, elles institueraient ainsi une différence de traitement injustifiée. Il en résulterait une méconnaissance du principe d’égalité devant la loi.

4. Ils soutiennent également que, en n’assurant pas aux étrangers en situation irrégulière des garanties égales à celles dont bénéficient les autres justiciables pour agir en justice, alors que la loi leur reconnaît des droits, en particulier lorsqu’ils sont salariés, ces dispositions méconnaîtraient le principe d’égalité devant la justice.

5. En outre, selon eux, ces dispositions feraient en particulier obstacle à ce que les étrangers en situation irrégulière puissent être représentés dans les contentieux pour lesquels le ministère d’avocat est obligatoire ou être assistés par un avocat lorsqu’ils sont attraits en justice. Il en résulterait une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif, des droits de la défense ainsi que du droit à un procès équitable.

6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « et régulièrement » figurant au deuxième alinéa de l’article 3 de la loi du 10 juillet 1991.

– Sur le fond :

7. Aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Son article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du droit d’agir en justice et des droits de la défense.

8. Selon l’article 2 de la loi du 10 juillet 1991, les personnes physiques dont les ressources sont insuffisantes pour faire valoir leurs droits en justice peuvent bénéficier d’une aide juridictionnelle.

9. En application de son article 3, sont admises au bénéfice de cette aide les personnes de nationalité française et les ressortissants des États membres de l’Union européenne.

10. Les dispositions contestées de cet article prévoient que, sauf dans certains cas, les autres personnes de nationalité étrangère résidant habituellement en France ne peuvent être admises au bénéfice de l’aide juridictionnelle que si, en outre, elles y résident régulièrement.

11. Ces dispositions instaurent ainsi une différence de traitement entre les étrangers selon qu’ils se trouvent ou non en situation régulière en France.

12. Si le législateur peut prendre des dispositions spécifiques à l’égard des étrangers, en tenant compte notamment de la régularité de leur séjour, c’est à la condition de respecter les droits et libertés garantis par la Constitution reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République et, en particulier, pour se conformer au principe d’égalité devant la justice, d’assurer des garanties égales à tous les justiciables.

13. Il résulte des trois derniers alinéas de l’article 3 que les étrangers ne résidant pas régulièrement en France peuvent bénéficier, par dérogation, de l’aide juridictionnelle lorsqu’ils sont mineurs, qu’ils sont mis en cause ou parties civiles dans une procédure pénale, ou font l’objet de certaines mesures prévues par l’article 515-9 du code civil ou par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ainsi que, à titre exceptionnel, lorsque leur situation apparaît particulièrement digne d’intérêt au regard de l’objet du litige ou des charges prévisibles du procès.

14. Or, en privant dans tous les autres cas les étrangers ne résidant pas régulièrement en France du bénéfice de l’aide juridictionnelle pour faire valoir en justice les droits que la loi leur reconnaît, les dispositions contestées n’assurent pas à ces derniers des garanties égales à celles dont disposent les autres justiciables.

15. Dès lors, ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité devant la justice.

16. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.

– Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :

17. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.

18. En l’espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision. Elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de publication de la présente décision.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

 

Article 1er. – Les mots « et régulièrement » figurant au deuxième alinéa de l’article 3 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France, sont contraires à la Constitution.

 

Article 2. – La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 18 de cette décision.

 

Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 mai 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, MM. Alain JUPPÉ, Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.

 

Rendu public le 28 mai 2024.

 

Abstracts

5.2.2.2.2

Droits de la défense

Les dispositions contestées de l'article 3 de la loi du 10 juillet 1991 prévoient que, sauf dans certains cas, les personnes de nationalité étrangère (hors UE) résidant habituellement en France ne peuvent être admises au bénéfice de l’aide juridictionnelle que si, en outre, elles y résident régulièrement. Ces dispositions instaurent ainsi une différence de traitement entre les étrangers selon qu’ils se trouvent ou non en situation régulière en France. Si le législateur peut prendre des dispositions spécifiques à l’égard des étrangers, en tenant compte notamment de la régularité de leur séjour, c’est à la condition de respecter les droits et libertés garantis par la Constitution reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République et, en particulier, pour se conformer au principe d’égalité devant la justice, d’assurer des garanties égales à tous les justiciables. Il résulte des trois derniers alinéas de l’article 3 que les étrangers ne résidant pas régulièrement en France peuvent bénéficier, par dérogation, de l’aide juridictionnelle lorsqu’ils sont mineurs, qu’ils sont mis en cause ou parties civiles dans une procédure pénale, ou font l’objet de certaines mesures prévues par l’article 515-9 du code civil ou par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ainsi que, à titre exceptionnel, lorsque leur situation apparaît particulièrement digne d’intérêt au regard de l’objet du litige ou des charges prévisibles du procès. Or, en privant dans tous les autres cas les étrangers ne résidant pas régulièrement en France du bénéfice de l’aide juridictionnelle pour faire valoir en justice les droits que la loi leur reconnaît, les dispositions contestées n’assurent pas à ces derniers des garanties égales à celles dont disposent les autres justiciables. Dès lors, ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité devant la justice (censure).

2024-1091/1092/1093 QPC, 28 mai 2024, paragr. 7 8 9 10 11 12 13 14 15

5.2.2.2.8

Divers

Les dispositions contestées de l'article 3 de la loi du 10 juillet 1991 prévoient que, sauf dans certains cas, les personnes de nationalité étrangère (hors UE) résidant habituellement en France ne peuvent être admises au bénéfice de l’aide juridictionnelle que si, en outre, elles y résident régulièrement. Ces dispositions instaurent ainsi une différence de traitement entre les étrangers selon qu’ils se trouvent ou non en situation régulière en France. Si le législateur peut prendre des dispositions spécifiques à l’égard des étrangers, en tenant compte notamment de la régularité de leur séjour, c’est à la condition de respecter les droits et libertés garantis par la Constitution reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République et, en particulier, pour se conformer au principe d’égalité devant la justice, d’assurer des garanties égales à tous les justiciables. Il résulte des trois derniers alinéas de l’article 3 que les étrangers ne résidant pas régulièrement en France peuvent bénéficier, par dérogation, de l’aide juridictionnelle lorsqu’ils sont mineurs, qu’ils sont mis en cause ou parties civiles dans une procédure pénale, ou font l’objet de certaines mesures prévues par l’article 515-9 du code civil ou par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ainsi que, à titre exceptionnel, lorsque leur situation apparaît particulièrement digne d’intérêt au regard de l’objet du litige ou des charges prévisibles du procès. Or, en privant dans tous les autres cas les étrangers ne résidant pas régulièrement en France du bénéfice de l’aide juridictionnelle pour faire valoir en justice les droits que la loi leur reconnaît, les dispositions contestées n’assurent pas à ces derniers des garanties égales à celles dont disposent les autres justiciables. Dès lors, ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité devant la justice (censure).

2024-1091/1092/1093 QPC, 28 mai 2024, paragr. 10 11 12 13 14 15

11.6.3

Procédure applicable devant le Conseil constitutionnel

Jonction de trois questions prioritaires de constitutionnalité portant sur les mêmes dispositions (deuxième alinéa de l’article 3 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique).

2024-1091/1092/1093 QPC, 28 mai 2024, paragr. 1

11.6.3.5.1

Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que les dispositions renvoyées.

2024-1091/1092/1093 QPC, 28 mai 2024, paragr. 6

11.8.6.2.2.1

Abrogation à la date de la publication de la décision

Le Conseil constitutionnel déclare contraires à la Constitution les dispositions du deuxième alinéa de l'article 3 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 qui, pour les personnes de nationalité étrangère (hors UE), surbordonnent le bénéfice de l'aide juridictionnelle à la condition de la régularité de leur séjour en France. Il juge que, en l’espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision.

2024-1091/1092/1093 QPC, 28 mai 2024, paragr. 18

11.8.6.2.4.2.1

Pour les instances en cours ou en cours et à venir

Le Conseil constitutionnel déclare contraires à la Constitution les dispositions du deuxième alinéa de l'article 3 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 qui, pour les personnes de nationalité étrangère (hors UE), surbordonnent le bénéfice de l'aide juridictionnelle à la condition de la régularité de leur séjour en France. Il juge que, en l’espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision. Elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de publication de la présente décision.

2024-1091/1092/1093 QPC, 28 mai 2024, paragr. 17 18