Tribunal administratif de Melun

Jugement du 9 février 2024 n° 2308163

09/02/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 3 août 2023, M. C F doit être regardé comme demandant au tribunal :

1°) de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité à la Constitution de la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 relative au choix du nom issu de la filiation ;

2°) d'annuler les décisions de la préfète du Val-de-Marne refusant que soit mentionné sur la carte nationale d'identité dont il a demandé le renouvellement le 2 décembre 2022, puis le

21 mars 2023, le nom d'usage qui était auparavant mentionné sur ses deux précédentes cartes nationales d'identité respectivement délivrées le 18 décembre 1997 et le 22 mai 2007 ;

3°) d'enjoindre à la préfète du Val-de-Marne de rectifier son état civil en rétablissant son nom d'usage avec l'exacte mention " F " dans un délai de deux mois ou de saisir le procureur de la République territorialement compétent pour qu'il fasse procéder à la rectification.

Il soulève les moyens suivants :

- il justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour agir contre les refus qui lui ont été opposés et qui lui font grief ;

- la préfète du Val-de-Marne a méconnu le champ d'application temporelle de la loi du

2 mars 2022, en se fondant sur cette loi pour lui refuser un trait d'union reliant le nom de son père à celui de sa mère, alors qu'il ne résulte ni du texte de la loi, ni de ses travaux préparatoires, que les noms d'usages légalement obtenus avant son entrée en vigueur puissent être modifiés par les nouvelles règles qu'elle pose ;

- en modifiant unilatéralement l'état civil du requérant, l'administration porte une atteinte grave (et irréparable si sa décision n'est pas rapidement annulée) à certains de ses droits fondamentaux, garantis par la Constitution et la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment à son droit de propriété, au respect de sa vie privée et à son droit au respect de sa vie familiale ;

- le tribunal peut, sur le fondement de l'article 99 du code civil, enjoindre à l'administration de rectifier l'état civil du requérant en rétablissant son nom d'usage avec l'exacte mention " F " ou saisir le procureur de la République territorialement compétent pour qu'il fasse procéder à la rectification ;

- la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 relative au choix du nom issu de la filiation, " compte tenu de son imprécision et () manque de clarté concernant sa non rétroactivité et le sort réservé aux particuliers disposant déjà d'un nom d'usage avant son entrée en vigueur, porte atteinte aux principes de sécurité juridique, d'obligation de clarté de la loi et de non rétroactivité " et " comporte une atteinte et un risque d'atteinte à certains droits et libertés fondamentaux des citoyens, garantis par la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, notamment au droit de propriété (articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789), au droit naturel et imprescriptible au respect de sa vie privée (articles 2 et 66 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789), au droit au respect de sa vie familiale (article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales) ".

Les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, que le tribunal était susceptible de relever d'office le moyen tiré de ce que les conclusions accessoires tendant à ce qu'il soit enjoint à la préfète du Val-de-Marne de rectifier l'état civil du requérant en rétablissant son nom d'usage, ou à ce que le procureur de la République territorialement compétent soit saisi pour qu'il fasse procéder à cette rectification, relèvent de la compétence exclusive de l'autorité judiciaire et sont donc portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître, mais que ce moyen était toutefois sans incidence sur les conclusions principales susceptibles d'être regardées comme tendant à l'annulation des décisions de la préfète du Val-de-Marne refusant que soit mentionné sur la carte nationale d'identité dont M. C F a demandé le renouvellement le 2 décembre 2022, puis le 21 mars 2023, le nom d'usage qui était auparavant mentionné sur les cartes nationales d'identité qui lui ont été délivrées respectivement le 18 décembre 1997 et le 22 mai 2007, et composé du nom de sa mère, Maës, suivi du nom de son père, A, tous deux reliés par un trait d'union, et comme relevant, à ce titre, de la compétence de la juridiction administrative (CE, 29 décembre 1997, n°149522).

Vu :

- la Constitution, et notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code civil, et notamment ses articles 311-24-2 et 311-21, ainsi que la décision du Conseil d'Etat du 21 juin 2022, n° 456840 ;

- la loi du 6 fructidor an II ;

- la loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985, et ses travaux préparatoires, en particulier la position défendue par M. B E, garde des sceaux, ministre de la justice, devant le Sénat, en deuxième lecture, à la séance publique du 30 octobre 1985 ;

- la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 ;

- le décret n° 55-1397 du 22 octobre 1955 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. D,

- les conclusions de Mme Leboeuf, rapporteure publique,

- et les observations de M. F.

Considérant ce qui suit :

1. M. C F, C A à l'état civil, " A " étant son nom de famille (dit " nom patronymique " jusqu'en 2013), a fait le choix, à titre de nom d'usage, de porter le nom " F ", " Maës " étant le nom de famille de sa mère. Ce nom d'usage était mentionné, en tant que tel, sur la carte nationale d'identité qui lui avait été délivrée le

18 décembre 1997, puis le 22 mai 2007. M. F a demandé le renouvellement de sa carte nationale d'identité le 2 décembre 2022, en demandant toujours la mention, à titre de nom d'usage, du nom : " F ". Mais la carte qui lui a été délivrée sur cette demande a supprimé le trait d'union reliant les noms de ses deux parents, pour n'y laisser plus qu'un espace. M. F a fait une nouvelle demande, qu'il présente comme une demande de rectification de sa carte nationale d'identité, afin que son nom d'usage soit mentionné comme auparavant. Par la présente requête, M. C F doit être regardé comme demandant l'annulation des décisions de la préfète du Val-de-Marne refusant que soit mentionné sur la carte nationale d'identité dont il a demandé le renouvellement le 2 décembre 2022, puis le 21 mars 2023, le nom d'usage qui était mentionné sur ses deux précédentes cartes nationales d'identité et composé du nom de sa mère, Maës, suivi du nom de son père, A, tous deux reliés par un trait d'union.

2. En premier lieu, si la loi du 6 fructidor an II énonce, en son article 1er, qu'" Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ", en son article 2, qu'" Il est également défendu d'ajouter aucun surnom à son nom propre ", et en son article 4, qu'" Il est expressément défendu à tous fonctionnaires publics de désigner les citoyens dans les actes autrement que par le nom de famille, les prénoms portés en l'acte de naissance ", ces dispositions générales doivent être combinées avec les dispositions spécifiques de l'article 43 de la loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985 qui énoncent que " Toute personne majeure peut ajouter à son nom, à titre d'usage, le nom de celui de ses parents qui ne lui a pas transmis le sien ". Il résulte de ces dernières dispositions, lues à la lumière des travaux préparatoires de la loi du 23 décembre 1985, que le législateur a entendu garantir à toute personne majeure un droit à l'usage du nom du parent qui ne lui a pas été transmis, comportant notamment le droit d'en obtenir la mention, à titre de nom d'usage, sur sa carte nationale d'identité. L'article 225-1 du code civil, issu de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013, consacre un droit similaire pour chacun des époux, en leur garantissant un droit à l'usage du nom de l'autre époux.

3. En deuxième lieu, les dispositions du 1° de l'article 1er du décret n° 55-1397 du

22 octobre 1955 instituant la carte nationale d'identité, issues du décret n° 99-973 du

25 novembre 1999 et du décret n°2013-1188 du 18 décembre 2013, qui énoncent que la carte nationale d'identité mentionne " le nom de famille " de l'intéressé " et, si celui-ci le demande, le nom dont l'usage est autorisé par la loi ", ont notamment pour objet de mettre en œuvre le droit consacré par les dispositions législatives citées au point précédent.

4. En troisième lieu, il résulte de l'économie des dispositions de l'article 43 de la loi du 23 décembre 1985 et des travaux préparatoires de cette loi, que toute personne majeure a le droit de porter, à titre d'usage, son nom de famille et le nom du parent qui ne lui pas été transmis, dans l'ordre qu'elle choisit, en les reliant ou non par un trait d'union, et d'en obtenir ainsi la mention dans sa carte nationale d'identité.

5. En quatrième lieu, si le nom d'usage à raison de la filiation est désormais régi par l'article 311-24-2 du code civil, issu de l'article 1er de la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 qui a abrogé l'article 43 de la loi du 23 décembre 1985, et que ces nouvelles dispositions renvoient au premier et au dernier alinéas de l'article 311-21 du même code, lesquels doivent être interprétés, notamment pour des raisons spécifiques à la transmission des noms de famille, comme excluant tout trait d'union entre les noms composant un double nom de famille lorsque ce nom est issu du choix exercé par les parents en application de l'article 311-21, ce nouveau régime légal du nom d'usage à raison de la filiation - ainsi aligné, pour les modalités de composition du nom, sur le régime des noms de famille - ne présente, en l'absence de toute disposition législative expresse, aucun caractère rétroactif, et ne saurait par conséquent remettre en cause le droit de porter les noms d'usage légalement portés dès avant le 1er juillet 2022, date d'entrée en vigueur de la loi du

2 mars 2022 telle que l'a fixée son article 5.

6. Compte tenu de l'interprétation des conditions d'entrée en vigueur de l'article 1er de la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 qui a été donnée au point précédent, la question de la conformité à la Constitution de cette loi, motivée par son " imprécision " et " manque de clarté " " concernant sa non rétroactivité et le sort réservé aux particuliers disposant déjà d'un nom d'usage avant son entrée en vigueur ", doit être regardée comme étant dépourvue de caractère sérieux au sens et pour l'application du 3° de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Il n'y a dès lors pas lieu de transmettre cette question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat, sans qu'il soit besoin d'examiner, au regard des exigences constitutionnelles et organiques énoncées par le Conseil constitutionnel au point 5 de sa décision n° 2013-334/335 QPC du 26 juillet 2013, la recevabilité de la question soulevée par

M. F, qui vise l'ensemble de la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 sans spécialement désigner les dispositions législatives qu'il estime applicables au présent litige, et sans qu'il soit non plus besoin d'examiner le point de savoir si une question prioritaire de constitutionnalité soulevée, non dans un mémoire enregistré comme tel, mais dans une pièce jointe à la requête transmise au moyen du service Télérecours, par un " fichier distinct " conformément à l'article R. 414-5 du code de justice administrative, sous l'intitulé " question prioritaire de constitutionnalité ", peut être regardée comme ayant été présentée par un " mémoire distinct " au sens des dispositions de l'article R.* 771-3 du code de justice administrative prises pour l'application de l'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.

7. Enfin, il résulte de l'ensemble des motifs énoncés aux points 2 à 5 qu'en appliquant les nouvelles dispositions de l'article 311-24-2 du code civil à la demande de renouvellement de la carte nationale d'identité qu'a présentée M. F le 2 décembre 2022, puis le

21 mars 2023, pour lui refuser le trait d'union composant le nom d'usage qu'il portait légalement dès avant le 1er juillet 2022, la préfète du Val-de-Marne a méconnu le champ d'application temporelle de ces dispositions issues de la loi du 21 mars 2022. M. F est par suite fondé à demander l'annulation des décisions attaquées.

8. Si M. F a présenté des conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint à la préfète du Val-de-Marne de " rectifier son état civil " en " rétablissant son nom d'usage ", de telles conclusions doivent être regardées, conformément à l'intention manifeste de leur auteur et à l'état du droit applicable, comme tendant à ce qu'il soit enjoint à la préfète du Val-de-Marne d'accepter la mention du nom " F ", à titre de nom d'usage, sur la carte nationale d'identité dont l'intéressé a demandé à nouveau le renouvellement le 21 mars 2023, et de donner les instructions nécessaires afin que cette mention soit effectivement apposée sur la carte nationale d'identité devant lui être délivrée. Il y a lieu, en l'espèce, de faire droit à ces conclusions et d'impartir un délai de quinze jours à la préfète du Val-du-Marne pour se conformer à cette injonction, prononcée sur le fondement de l'article L. 911-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité à la Constitution de la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 soulevée par M. F.

Article 2 : Les décisions de la préfète du Val-de-Marne refusant que soit mentionné sur la carte nationale d'identité dont M. F a demandé le renouvellement le 2 décembre 2022, puis le 21 mars 2023, le nom d'usage qui était auparavant mentionné sur les cartes nationales d'identité qui lui ont été délivrées respectivement le 18 décembre 1997 et le 22 mai 2007 sont annulées.

Article 3 : Il est enjoint à la préfète du Val-de-Marne d'accepter la mention du nom

" F ", à titre de nom d'usage, sur la carte nationale d'identité dont

M. C F a demandé le renouvellement le 21 mars 2023, et de donner, dans un délai de quinze jours, les instructions nécessaires afin que cette mention soit effectivement apposée sur la carte nationale d'identité devant lui être délivrée.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. C F et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée à la préfète du Val-de-Marne.

Délibéré après l'audience du 6 février 2024, à laquelle siégeaient :

M. Xavier Pottier, président,

Mme Andreea Avirvarei, conseillère,

Mme Jeanne Darracq-Ghitalla-Ciock, conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 février 2024.

Le président-rapporteur,

X. D

L'assesseure la plus ancienne,

A. AvirvareiLa greffière,

C. Mahieu

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées de pourvoir à l'exécution du présent jugement

Pour expédition conforme,

La greffière,

Code publication

C