Non renvoi
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La société Bayer HealthCare, à l'appui de sa demande tendant à l'annulation de la décision du Comité économique des produits de santé du 26 janvier 2023 mettant à sa charge la somme de 16 915 669 euros au titre de la remise prévue à l'article L. 138-13 du code de la sécurité sociale due pour l'année 2021, a produit des mémoires, enregistrés les 20 juillet et 27 octobre 2023 au greffe du tribunal administratif de Lille, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, par lesquels elle soulève une question prioritaire de constitutionnalité.
Par une ordonnance n° 2302544 du 4 décembre 2023, enregistrée le 6 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le président de la 6ème chambre du tribunal administratif de Lille, avant qu'il soit statué sur la demande de la société Bayer HealthCare, a décidé, par application des dispositions de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 138-10 à L. 138-12 du code de la sécurité sociale.
Dans la question prioritaire de constitutionnalité transmise et dans un mémoire enregistré le 9 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Bayer HealthCare soutient que les articles L. 138-10, L. 138-11 et L. 138-12 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction en vigueur au 31 décembre 2021, applicables au litige, méconnaissent les articles 13, 14, 16 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code de la sécurité sociale, notamment ses articles L. 138-10, L. 138-11 et L. 138-12 ;
- la loi n° 2020-1576 du 14 décembre 2020 ;
- la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Cyril Noël, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 1er février 2024, présentée par la société Bayer HealthCare ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte des dispositions de l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsqu'une juridiction relevant du Conseil d'Etat a transmis à ce dernier, en application de l'article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la Constitution d'une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
2. La société Bayer HealthCare a pour objet le développement et la commercialisation de produits pharmaceutiques. Par la décision du 26 janvier 2023, qu'elle a contestée devant le tribunal administratif de Lille, le Comité économique des produits de santé a mis à sa charge, pour l'exercice 2021, une somme de 16 915 669 euros au titre de la " remise " prévue par l'article L. 138-13 du code de la sécurité sociale, exonératoire de la contribution prévue par les articles L. 138-10 à L. 138-12 du même code et égale en l'espèce à 90 % de son montant. Elle demande à ce que soit transmise au Conseil constitutionnel la question de la conformité des articles L. 138-10, L. 138-11 et L. 138-12 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction applicable à la contribution due au titre de l'année 2021.
Sur les dispositions législatives faisant l'objet de la question prioritaire de constitutionnalité :
3. D'une part, l'article L. 138-10 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction en vigueur du 25 décembre 2021 au 25 décembre 2022, applicable à la contribution due au titre de l'année 2021 en vertu du II de l'article 26 de la loi du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022, prévoit que : " I.- Lorsque le chiffre d'affaires hors taxes réalisé au cours de l'année civile en France métropolitaine, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin au titre des médicaments mentionnés au II du présent article par l'ensemble des entreprises assurant l'exploitation, l'importation parallèle ou la distribution parallèle d'une ou de plusieurs spécialités pharmaceutiques, au sens des articles L. 5124-1, L. 5124-2, L. 5124-13 et L. 5124-13-2 du code de la santé publique, minoré des remises mentionnées aux articles L. 162-16-5-1-1, L. 162-16-5-2, L. 162-17-5, L. 162-18, L. 162-18-1 et L. 162-22-7-1 du présent code et à l'article 62 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022, est supérieur à un montant M, déterminé par la loi afin d'assurer le respect de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie, ces entreprises sont assujetties à une contribution. / II. -Les médicaments pris en compte pour le calcul des chiffres d'affaires mentionnés au I du présent article sont : / 1° Ceux inscrits sur les listes mentionnées aux deux premiers alinéas de l'article L. 162-17 ; / 2° Ceux inscrits sur la liste prévue à l'article L. 162-22-7 ; / 3° Ceux bénéficiant d'une autorisation ou d'un cadre de prescription compassionnelle prévus aux articles L. 5121-12 et L. 5121-12-1 du code de la santé publique et de la prise en charge correspondante ; / 4° Ceux bénéficiant d'une autorisation d'importation délivrée en application du premier alinéa de l'article L. 5124-13 dudit code et pris en charge par l'assurance maladie ; / 5° Ceux bénéficiant du dispositif de prise en charge d'accès direct prévu à l'article 62 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022. "
4. D'autre part, l'article L. 138-11 du même code, dans sa rédaction en vigueur du 25 décembre 2021 au 25 décembre 2022, également applicable à la contribution due au titre de l'année 2021 en vertu du II de l'article 26 de la loi du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022, dispose que : " L'assiette de la contribution définie à l'article L. 138-10 est égale au chiffre d'affaires de l'année civile mentionné au I du même article L. 138-10, minoré des remises mentionnées aux articles L. 162-16-5-1-1, L. 162-16-5-2, L. 162-17-5, L. 162-18, L. 162-18-1 et L. 162-22-7-1 du présent code et à l'article 62 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022. / Le Comité économique des produits de santé transmet directement à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale, selon des modalités définies par décret, les montants des remises mentionnées au premier alinéa du présent article pour les entreprises redevables. "
5. Enfin, l'article L. 138-12 du même code, dans sa rédaction en vigueur du 1er janvier 2019 au 25 décembre 2022, fixe les modalités de calcul du montant total de la contribution prévue à l'article L. 138-10, sous la forme d'un barème progressif, d'un taux de 50 à 70 %, par tranches du dépassement du chiffre d'affaires de l'ensemble des entreprises redevables par rapport au montant M déterminé chaque année par le législateur. Cet article prévoit, dans ses deux derniers alinéas : " La contribution due par chaque entreprise redevable est déterminée, au prorata de son chiffre d'affaires calculé selon les modalités définies à l'article L. 138-11. Elle est minorée, le cas échéant, des remises versées au titre de l'article L. 138-13. / Le montant de la contribution due par chaque entreprise redevable ne peut excéder 10 % de son chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France métropolitaine, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin, au cours de l'année civile considérée, au titre des médicaments mentionnés à l'article L. 5111-1 du code de la santé publique ".
6. Ces dispositions instituent une contribution à la charge des entreprises exploitant des spécialités pharmaceutiques qui est due lorsque le chiffre d'affaires réalisé par l'ensemble de ces entreprises au cours de l'année civile au titre de la vente de médicaments remboursés en tout ou partie par l'assurance maladie, minoré des remises conventionnelles versées à l'assurance maladie par ces entreprises, est supérieur à un montant M, déterminé par la loi afin d'assurer le respect de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie, qui est égal 23,99 milliards d'euros pour l'année 2021, en application du II de l'article 35 de la loi du 14 décembre 2020 de financement de la sécurité sociale pour 2021. Dans ce cas, la contribution est obtenue par application d'un taux progressif à la fraction du chiffre d'affaires de l'ensemble des entreprises redevables qui est supérieure au montant M. A contribution est ensuite répartie entre chacune des entreprises au prorata de leur chiffre d'affaires individuel, dans la limite d'un plafond de 10 % du chiffre d'affaires réalisé sur la vente de médicaments, remboursables ou non, par l'entreprise. Par ces dispositions, le législateur a poursuivi le double objectif de contribution des entreprises exploitant des spécialités pharmaceutiques au financement de l'assurance maladie et de modération de la progression des dépenses pharmaceutiques, de façon à satisfaire à l'exigence de valeur constitutionnelle qui s'attache à l'équilibre financier de la sécurité sociale.
Sur les droits et libertés garantis par la Constitution invoqués :
7. D'une part, aux termes de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ". A exigence ne serait pas respectée si l'impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives. En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. A appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.
8. D'autre part, aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ".
9. Enfin, aux termes de son article 17 : " La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ".
Sur le caractère sérieux ou nouveau de la question soulevée :
10. En premier lieu, le montant de la contribution due en application des dispositions précitées est, ainsi que le prévoit l'article L. 138-15 du code de la sécurité sociale, déterminé à partir des déclarations des redevables, le cas échéant rectifiées en fonction des différences signalées par le Comité économique des produits de santé au regard des données dont il dispose. Ce montant, qui est notifié à chaque redevable par l'organisme chargé de son recouvrement, peut faire l'objet d'un recours devant le juge compétent. La société requérante fait valoir que la contribution prévue par les dispositions contestées, qui est calculée à partir du chiffre d'affaires global déclaré par l'ensemble des exploitants de spécialités pharmaceutiques minoré des remises conventionnelles qu'elles ont versées à l'assurance maladie, puis répartie entre chaque exploitant, repose en partie, pour chaque redevable, sur des données concernant des tiers susceptibles d'être couvertes par le secret des affaires. Une telle circonstance ne fait pas obstacle à ce que ce montant soit utilement contesté devant la juridiction compétente, laquelle statuera en fonction de l'argumentation et des éléments de preuve présentés devant elle par les parties au litige et, s'il y a lieu, en faisant usage des pouvoirs d'instruction et d'administration de la preuve dont elle peut disposer, en apportant, le cas échéant, les aménagements aux exigences de la contradiction qui peuvent être attachées à la protection du secret des affaires. Dans ces conditions, les dispositions contestées ne peuvent être regardées comme méconnaissant le droit à un recours juridictionnel effectif, les droits de la défense ou le principe du caractère contradictoire de la procédure garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Enfin la société requérante ne peut en tout état de cause pas soutenir que l'impossibilité de déterminer à l'avance le montant de la contribution et le retard avec lequel, en pratique, cette contribution serait établie feraient peser sur les redevables une incertitude contraire à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, à la garantie des droits ou au principe d'égalité devant l'impôt.
11. En second lieu, il ressort des dispositions contestées que les taux de la contribution prévue par les articles L. 138-10 à L. 138-12 du code de la sécurité sociale, s'ils atteignent 50 à 70 %, ne s'appliquent qu'à la tranche du chiffre d'affaires global dépassant le montant M fixé chaque année par le législateur. En outre, en application du dernier alinéa de l'article L. 138-12 du code de la sécurité sociale, le montant de la contribution due pour l'année 2021 ne saurait excéder, pour chaque entreprise assujettie, 10 % du chiffre d'affaires réalisé en France au titre des médicaments vendus. Enfin, en application de l'article L. 138-13 du code de la sécurité sociale, les entreprises redevables de la contribution qui ont conclu avec le Comité économique des produits de santé une convention dans les conditions prévues par cet article peuvent signer avec ce comité un accord prévoyant le versement, sous forme de remise, d'un montant, selon les cas, supérieur ou égal à 95 %, ou entre 80 et 95 %, du montant de la contribution. Il s'ensuit que les dispositions des articles L. 138-10 à L. 138-12 du code de la sécurité sociale, qui n'opèrent aucune privation de propriété, ne peuvent être regardées comme instaurant un impôt revêtant un caractère confiscatoire et de nature à entraîner une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques en méconnaissance de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, alors même que, eu égard au double objectif que s'est assigné le législateur, rappelé au point 6, sont pris en compte, pour le calcul de l'assiette de la contribution, la totalité du prix des médicaments, et non leur seule part remboursable, et, pour le calcul de son plafonnement la totalité de leurs ventes de médicaments, remboursables ou non, sans qu'il ressorte des dispositions contestées, contrairement à ce qui est soutenu, qu'elles retiendraient par ailleurs pour ces calculs un chiffre d'affaires correspondant à des sommes que les redevables n'auraient pas perçues ou dont ils n'auraient pas disposé.
12. Enfin, les dispositions de l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 relatives au droit dont disposent tous les citoyens de " constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée " n'instituent pas un droit ou une liberté qui puisse être invoqué, à l'occasion d'une instance devant une juridiction, à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution.
13. Il s'ensuit que la question de constitutionnalité soulevée par la société Bayer HealthCare ne présente pas de caractère sérieux. Par ailleurs cette question, qui ne porte pas sur des dispositions constitutionnelles n'ayant jamais été interprétées par le Conseil constitutionnel ni ne se fonde sur l'existence d'une nouvelle règle ou d'un nouveau principe de valeur constitutionnelle, ne saurait être regardée comme nouvelle. Il n'y a, par suite, pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité transmise par le tribunal administratif de Lille.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Bayer HealthCare et à la ministre du travail, de la santé et des solidarités.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, au Premier ministre, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, ainsi qu'au tribunal administratif de Lille.
Délibéré à l'issue de la séance du 31 janvier 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, Mme Célia Vérot, M. Jean-Dominique Langlais, M. Alban de Nervaux, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire et M. Cyril Noël, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 9 février 2024.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Cyril Noël
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber
Code publication